La mise à mort bureaucratique de la peinture

Vient de paraître aux éditions Pierre-Guillaume de Roux le livre 1983-2013, Années noires de la peinture par Aude de Kerros, Marie Sallantin et Pierre-Marie Ziegler. Un florilège de formules chocs qui en, quelques mots, définissent un mal français : la mise à mort bureaucratique de la peinture.

POUR PREUVE, cet aveu d’Alain Seban, directeur du centre Pompidou : « Longtemps on a répugné à défendre les artistes français de crainte d’être accusé de nationalisme. » Depuis cette déclaration, en 2007, quoi de changé ? Les Années noires égrènent les petites phrases assassines qui devraient mettre l'État en face de ses erreurs de gouvernance.

Rappelons que l’Ecole dite de Paris naquit à une époque où il n’y avait pas de ministère de la Culture (1958) ; celui-ci ne s’est mué en ministère de la création dirigée qu’en 1983 : « Ce n’est pas Philippe IV qui a fait Vélasquez, ce n’est pas la IVe République qui a fait Georges Braque, mais c’est la Ve République qui a fait Daniel Buren. » écrit bellement Marie Sallantin. Michel Schneider lui fait écho : « Il n’y a, et il ne doit pas y avoir une politique de l’art. Une politique de la conservation de l’art, oui ; une politique de l’enseignement, bien sûr ; une politique des professions artistiques, évidemment. Mais pas une politique de la création. »

Ajoutons les déclarations d’Olivier Cena : « On a dissuadé les étudiants qui pouvaient s’intéresser à la peinture d’en faire... en tout cas la France est la seule à avoir réagi ainsi après les années soixante. »

“Articide”

Cette rupture des transmissions montre l’ampleur de l’“articide” commis en France. Et P.-M. Ziegler a raison de noter combien fut symbolique l’année 2000, où, pour célébrer le millénaire, trois expositions prestigieuses firent l’impasse sur la peinture.
Et que penser de la remarque du « fluctuant et insaisissable » Philippe Dagen : « Bannir la peinture considérée comme un moyen obsolète de s’exprimer... c’est une spécificité française » ?

Un des mérites du livre est aussi de montrer la roublardise des tenants du système : ils idolâtrent l'art contemporain (l’AC), mais ils leur arrivent de le critiquer. En réalité, ils occupent le terrain et n’en céderont pas un pouce, dussent-ils se désavouer publiquement : l’essentiel est de passer à la caisse !

Il est capital à l’heure où s’amorcent des retournements de veste (voir le virage accompli par Art Press qui découvre enfin l’Art brut) de différencier ceux qui se sont compromis (contre la peinture il y eut aussi… des peintres !), ceux qui louvoient et ceux qui ont loyalement et utilement combattu dans l’ombre, bref, de comprendre à quel point le truisme « l’essentiel est que les idées circulent, peu importe qui les véhicule » est stupide tant il fait le jeu de l’adversaire (ainsi les tenants de l’AC ont changé leurs discours sur l’Art brut… pour en faire une récupération mercantile, un Art brut édulcoré, un brin minimaliste propre à séduire les conceptuels ; cette mésaventure doit servir de leçon).

Les Années noires sont aussi un outil pour comprendre qu'il n'y a rien à espérer d'une cohabitation avec un système prédateur. Avis à tous les acteurs, galeries, revues, critiques, etc. qui jouent encore la prudence : la pusillanimité est une machine à perdre.

La parole aux courageux

Il importait donc aussi de citer les peintres qui ont eu la lucidité de voir et le courage de parler. En particulier ceux réunis autour du site Face à l’Art, tel Franck Longelin : « D’abord, il y a eu le mot d’ordre de la mort de la peinture. Aujourd’hui, on a remplacé ce mot d’ordre par : il y a un retour de la peinture, effectivement, mais une peinture qui ferait l’impasse sur la mémoire, sur le métier, une sorte de peinture froide et déracinée… une peinture contre la peinture… »

Il y a aussi Patrice Giorda qui tacle d’un coup Michel Onfray et Marcel Duchamp, le premier ayant prétendu qu’avec le second « l’art est passé de la beauté au sens … » (sic). « Comment un philosophe peut-il ne pas comprendre, que la beauté c’est la visibilité du sens, l’incarnation du sens, et que sens et beauté ne font qu’un… ? » lui répond le peintre.
  
Plus loin, Boris Lejeune qualifie le fonctionnaire culturel de « gardien du nihilisme » et nos trois auteurs, dans un vrai bonheur d’écriture comme Marie Sallantin, parlent de l’Art officiel comme d’un « néant médaillé » ou du savoureux (mais mortifère) « exil à la maison » d’Aude de Kerros : « Tout se fit par voie administrative, sans que pèse sur quiconque la menace d’un goulag. Les peintres n’ont subi qu’une relégation domestique, l’exil à la maison ». De quoi glaner quelques beaux aphorismes et démentir le slogan « bête comme un peintre »…

On découvre également la chronologie, le bilan, le paysage engendré par cet ostracisme culturel ; avec ces citations référencées, sa galerie de portraits où figure la formation (ou son absence) des protagonistes, Les Années noires dresse un état des lieux, esquisse la carte du territoire dévasté de la Peinture… où survit cependant des oasis résistant aux mirages de l’AC.
 
 

Christine Sourgins
 A découvrir sur son blog : Le Grain de sel de Christine Sourgins

 

Aude de Kerros, Marie Sallantin et Pierre-Marie Ziegler
1983-2013, Années noires de la peinture,
 une mise à mort bureaucratique ?
 Pierre-Guillaume de Roux Editions, 2013
 210 p., 21,85 €

 

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