Pétition irrecevable : le prévisible et l’inattendu

Le Conseil économique, social et environnemental (CESE) vient de rendre sa décision relative à la pétition citoyenne demandant son avis sur le projet de loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe. La décision est très surprenante et suscite un sentiment partagé entre résignation et révolte. Malgré une petite ouverture.

POUR UNE LARGE PART, le contenu de la décision ne surprendra pas les observateurs lucides de la vie politique et juridique de ces derniers mois. Toutefois, la décision du bureau du CESE contient une part d'inattendu qui suscite finalement un sentiment de relative satisfaction. En effet, si la pétition est déclarée irrecevable pour des raisons de fond, le bureau du CESE estime que les évolutions contemporaines de la famille et ses conséquences en matière de politiques publiques justifient une autosaisine de la 3e Assemblée de la République française.

Le prévisible

Il était assez prévisible que le bureau du CESE se prononcerait en faveur de l'irrecevabilité de la saisine par voie de pétition. Au plan juridique, les deux principaux arguments en ce sens étaient d'inégale importance.

D'une part, il était possible de soutenir que la question soulevée n'était pas de nature sociale. C'est, semble-t-il, l'argument avancé avec une particulière mauvaise foi par le gouvernement dans sa note remise au bureau du CESE. En soutenant cela, le gouvernement contredit sa propre prétention à mettre en œuvre une grande réforme sociale inscrite à son programme. Il est vrai que la novlangue post-moderne préfère sociétal à social. L'ouverture du mariage aux personnes de même sexe serait une réforme de civilisation mais ne relèverait pas du domaine social !

Soutenir qu'une réforme d'une telle ampleur prétendant remodeler des institutions aussi importantes socialement que le mariage et la filiation ne constitue pas une question sociale est un pur sophisme. Si la famille, le mariage et la filiation ne relèvent pas du domaine social, rien ne le serait !

Si le droit autorise une grande liberté d'interprétation, une telle conception aurait été de nature à réduire de manière très regrettable la portée de la réforme de 2008-2010 ayant ouvert au peuple la possibilité de saisir le CESE. Heureusement, cet argument n'a trouvé aucun écho dans la décision. Au contraire, elle reconnait implicitement mais nécessairement que la question posée relève bien du champ social. Cette décision confirme rétrospectivement qu'un référendum, supposant une réforme relative à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation, serait conforme à la Constitution contrairement à ce que prétendaient Mme Taubira et quelques autres.

L'irrecevabilité pouvait résulter, ensuite, du particularisme de la pétition populaire. En effet, la saisine par le gouvernement et la saisine par voie de pétition ne recouvrent pas tout à fait les mêmes champs dans les textes régissant le CESE (Article 69 de la Constitution et article 4-1 de l'ordonnance n° 58-1360 issu de la réforme de 2010). La possibilité de solliciter l'avis du CESE sur un projet de loi n'est expressément prévue qu'au profit du gouvernement. C'est cette voie qui a été retenue pour juger la pétition irrecevable :

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« La saisine du CESE pour avis sur un projet de loi relève exclusivement du Premier ministre. Celle-ci ne saurait ainsi être autorisée par voie de pétition citoyenne. »

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Elle constitue une interprétation possible des dispositions de l'ordonnance de 2010 mais une interprétation contestable et pour tout dire assez regrettable. En effet, il n'est nulle part précisé qu'une pétition ne peut porter sur une question faisant l'objet d'un projet de loi. L'article 69 de la constitution prévoit simplement que « [l]e Conseil économique, social et environnemental peut être saisi par voie de pétition dans les conditions fixées par une loi organique ».

Tout au plus pouvait-on avoir un doute sur le fait s'il s'agissait bien d'une question. Dans ce cas, la rédaction de la pétition pouvait être contestée : en demandant l'avis du CESE sur un projet de loi, les pétitionnaires ne l'auraient pas saisi d'une question !

Si la rédaction de la pétition était un peu approximative, une telle interprétation reviendrait à accorder un sens bien étroit au mot question. En réalité, dans l'esprit des parlementaires lors de la réforme de 2010, le contrôle de la recevabilité ne devrait pas porter sur l’opportunité de la question mais rester purement formel. Les travaux préparatoires de la réforme de 2010 sont très clairs sur ce point :

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« Aucune considération d’opportunité sur le fond de la pétition ne devant être prise en compte (Rapport Diard. -  V. également Rapport Vial). »

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Pour certains, admettre que la pétition puisse porter sur un projet de loi conduirait à faire du CESE une troisième assemblée en le mettant sur le même plan que l'Assemblée nationale et le Sénat ; ce qui serait un scandale. Pourtant, le CESE lui-même se désigne comme telle. Sans doute le CESE n'est-il pas un élément constitutif du Parlement mais il est bien une assemblée de la République, la troisième, mentionnée après l'exécutif, le Parlement et l'autorité judiciaire et avant le défenseur des droits. Son intervention dans le processus législatif n'est pas a priori illégitime.

Face à une l'interprétation restrictive retenue par le bureau du CESE, il ne serait pas impossible d'envisager d'utiliser les voies de recours ouvertes par le droit et notamment le recours en excès de pouvoir devant le Conseil d'État. Ce serait envisageable juridiquement mais soulèverait de nouvelles difficultés techniques et manquerait peut-être de portée politique. Ce ne sera sans doute pas nécessaire car l'inattendu vient en partie compenser le prévisible...

L'inattendu

Comme l'avait relevé J.-P. Delevoye lui-même, la réunion de plus de 500 000 signatures est un fait politique évident ! En effet, c’est la première fois qu’une initiative citoyenne rassemble un telle nombre de signatures. Si la saisine est déclarée irrecevable, la question est suffisamment importante pour que le bureau se saisisse de la question malgré tout :

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« Le bureau du CESE estime que les évolutions contemporaines de la famille et ses conséquences en matière de politiques publiques justifient une autosaisine de la part de notre Assemblée. »

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Le procédé paraîtra certainement assez inélégant à beaucoup. Il est dommage que la saisine par voie de pétition soit déclarée irrecevable alors qu'elle traduisait une initiative populaire massive qui aurait pu enfin inaugurer une nouvelle figure de la participation des citoyens à la vie politique de leur pays et contribuer à renforcer la légitimité d'une institution longtemps réduite à jouer les seconds rôles de la République au point de voir son existence régulièrement contestée. Pourquoi ne pas avoir tout simplement admis la recevabilité de la pétition alors que cela était possible juridiquement ? On peut comprendre que les premières analyses de la décision du bureau du CESE y aient vu une forme de mépris au point de provoquer la démission d'un membre de l'assemblée.

Que penser sur le fond de cette autosaisine ? D'abord qu'elle n'aurait certainement pas eu lieu s'il n'y avait pas eu de pétition et si celle-ci n'avait pas été un tel succès. On dit les organisateurs de cette initiative citoyenne déçus mais ils ne doivent pas oublier, sans naïveté, que l'autosaisine est tout de même un fruit de leur action.

Ensuite, les modalités de cette réflexion sont encore à préciser. Nous ne connaissons rien pour l'instant du calendrier d'examen de la question. Il est à craindre que, face à la complexité des questions soulevées, le temps de la réflexion du CESE ne soit guère en phase avec le temps du combat politique.

Enfin, le sujet retenu dans le cadre de l'autosaisine est assez différent de la question visée dans la demande des pétitionnaires. Cela n'a rien de bien surprenant mais laisse craindre que la réponse, lorsqu'elle viendra, soit peu en phase avec l'inquiétude des pétitionnaires. Mais à la réflexion, il était loin d'être acquis que l'intervention de l'assemblée saisie par voie de pétition soit de nature à faire obstacle à l'adoption du projet gouvernemental.

Entre droit et politique, la décision du bureau du CESE laisse un sentiment mitigé. La déception peut poindre chez ceux qui ont mis toute leur énergie dans la collecte des 700 000 signatures mais elle ne doit pas l'emporter. Leur action constitue malgré tout un fait politique marquant qui a tout de même porté du fruit et peut donner courage à certains élus.

Juridiquement, le seul recours efficace devra être porté devant le Conseil constitutionnel.

 

Nicolas Mathey est professeur de droit à l’Université Paris Descartes.

 

En savoir plus :
 L’avis d’irrecevabilité de la pétition communiqué par le bureau du CESE