Manifestation musulmans

La presse a longuement commenté les manifestations « salafistes » qui se sont produites concomitamment en Libye, en Tunisie, en Egypte, en Irak et même au Bangladesh. Pour la plupart, les articles de journaux ou autres reportages TV s’étalaient sous le titre « Vagues d’indignation suite à un pamphlet anti-islam », ou d’autres semblables. Cette approche des événements nous paraît impropre, et ces raisonnements relever, plus encore que de la simplification, du contresens.

En effet, le film « L’innocence des musulmans » n’est pas un « pamphlet anti-islam ». Tout d’abord, personne ne semble avoir vu ce film en entier. Le document de 13 mn qui circule sur internet ne mérite pas le moins du monde le qualificatif de pamphlet, car un pamphlet aurait été bien fabriqué, dans un but précis. Le document en question est tout au plus une farce. Si l’on prend la peine de le visionner, on s’aperçoit avec évidence de son peu de valeur, et du fait qu’on ne l’appelle pamphlet qu’à cause de la réaction qu’il a eue, et non pas par rapport à sa valeur intrinsèque. Sans avoir fait nous-mêmes de recherche, nous sommes certains qu’il existe sur la toile des dizaines, sinon des centaines ou des milliers de documents plus propres à justifier l’indignation des musulmans que ce bout de film miteux et sans intérêt.

Par ailleurs, il n’y a jamais eu de « vagues d’indignation ». Ce que l’on a vu à la TV ne dépasse pas en général le champ des caméras. Si certaines de ces manifestations ont été très violentes, au point d’avoir permis le viol de certaines ambassades américaines et plusieurs morts, elles ne reflètent en aucun cas l’indignation des millions de musulmans du monde, mais tout au plus celle de quelques groupes, ou plutôt, si l’on veut être précis avec les termes, la réaction violente de ces groupes.

Pourquoi est-ce important de relever ces approximations, volontairement choisies, évidemment, pour donner un caractère plus « croustillant » et plus vendeur aux articles ? Parce que si « L’innocence des musulmans » n’est pas un pamphlet, et qu’il n’y a pas eu de « vagues d’indignation », cela veut dire que l’affaire est tout autre. Quelques éléments nous permettent de le comprendre.

Tout d’abord, le fait que le film était sorti environ un an avant les événements. Un an ? Quelle indignation à combustion lente… Ensuite, le fait que les quatre diplomates de Benghazi, premiers sur la liste, ont été attaqués et tués le … 11 Septembre. Tiens, tiens, 11 Septembre, ça ne vous dit rien ? Indignation fort bien ciblée, assurément !  

Arrêtons de croire aux balivernes. En présentant les choses sous cette forme, la presse, et ceux qui se laissent prendre à ses pièges, ne font que donner du poids à une opération politique et médiatique fort bien orchestrée. La démonter et la comprendre, voilà ce qui est important. Que nous enseigne-t-elle ?

Tout d’abord, que si Al Qaida est morte ou moribonde, en tout cas ses fils spirituels sont bien vivants, actifs, organisés, intelligents, et excellents stratèges. Ils n’ont pas mis longtemps pour comprendre que l’ère des attentats suicides était révolue, en tout cas à grande échelle (il y en a eu encore en Irak récemment), et pour trouver d’autres moyens de pression efficaces et fortement médiatisables. A ce titre, il faut bien reconnaître que la démonstration de force de l’opération anniversaire du 11 Septembre, qu’ils auraient pu eux-mêmes intituler « Opération Vague d’indignation suite à un pamphlet anti-islam » était impressionnante de maîtrise. Déclenchement et arrêt sur commande, pas un débordement en-dehors des objectifs prévus. La CIA, grande pratiquante de l’organisation de mouvements « spontanés » contre les dictateurs qui lui faisaient front au siècle dernier, aurait-elle fait mieux ? Les experts ont dû apprécier le professionnalisme de l’affaire.

Ensuite, la grande échelle de l’opération, et les cibles choisies. La plupart des manifestations se sont déroulées dans les pays du pourtour méditerranéen récemment « libérés de l’oppression des dictatures », et partout simultanément. Si elles n’ont pas forcément reçu l’aval des gouvernements en place, le message politique qui est passé à leur intention est on ne peut plus clair : « Nous sommes forts, nous sommes capables de frapper chez vous, et de vous déstabiliser quand nous le voulons. Islamisez-vous, faites-nous de la place, ou il vous en cuira ». A ceci, que peuvent répondre ces régimes tout récents et affaiblis, ne maîtrisant plus ni leur armée, ni leur police, et incapable d’apporter à leurs populations le pain et l’espoir social dont ils manquent ? Contrairement à ce qu’affirment certains journalistes, nous ne pensons pas que suite à ces manifestations, « les islamistes ont pour ennemis des islamistes » [1]. Bien au contraire, les gouvernements au pouvoir savent qu’ils ne peuvent ni s’appuyer sur eux-mêmes, ni sur nous pour s’en débarrasser. Unis malgré tout ensemble par la religion, ils sont complices autant que victimes. Sans nul doute, ils ont compris le message. Derrière les paroles, ils ouvriront un peu plus la porte à ces amis fort encombrants.

Ceci est à rapprocher de la conférence d’Alain Chouet que nous avons diffusée récemment [2]. Il y expliquait que contrairement à ce que nous croyons, ce n’est pas à nous qu’en ont ces forces politiques de déstabilisation radicales, financées essentiellement par l’Arabie Saoudite et le Qatar, mais aux régimes musulmans modérés. Ce sont eux qui sont les premières cibles de la prédation. L’opération « Indignation » va exactement dans ce sens.

Nous avons aussi, sous les yeux, le mode opératoire qui va servir et resservir encore pour déstabiliser ces régimes, et nous déstabiliser plus tard, à partir de nos propres banlieues. A l’évidence, les cibles et les réseaux sont déjà prêts pour la prochaine attaque, et les banques de données des organisateurs sont déjà remplies d’articles, de films ou de caricatures prêts à servir. Ne restent que les dates anniversaires à célébrer, et le calendrier des élections à suivre puisque, nous l’avons bien remarqué, « l’indignation » se manifeste toujours en période électorale… Tout cela est assez facile à choisir.

Ensuite, ce qui est remarquable, c’est notre impréparation et notre cécité. On nous monte une opération publicitaire à grande échelle sur le thème « l’Islam est indigné », et nous tombons droit dans le panneau. Pire encore, après Saddam, Ben Ali, Kadhafi, Moubarak, Bachar El Assad, nous continuons à croire au mythe de la « démocratie inéluctable des peuples arabes », et à démonter avec constance le rempart de laïcité que constituait cette brochette de dictateurs sans pitié certes, mais qui n’étaient nullement nos adversaires, mais bien nos défenseurs, contre un ennemi bien plus dur et plus inquiétants qu’eux [3]. Quand nous aurons installé nous-mêmes durablement à nos portes [4] ces dangers mortels, que dirons-nous ? La presse, qui nous pousse avec constance dans le trou, nous parlera d’autre chose, comme si le passé n’avait pas existé. Nous n’aurons plus alors qu’à soupirer comme Boabdil, le dernier roi de Grenade [5].

Nous n’en sommes pas encore là, mais tout de même, regardons : un climat de défiance internationale et de crise, des Etats affaiblis, des peuples en état de pauvreté matérielle et morale, des organisations terroristes et mafieuses très bien structurées, se faisant passer pour idéologiquement « pures », capables d’entraîner aujourd’hui de petites foules, demain de grandes masses, dans des opérations de manipulation très bien orchestrées et très médiatiques, le but étant de déstabiliser et rapidement d’annexer les pays limitrophes, des démocraties faibles et des opinions naïves prêtes à croire à toutes les balivernes et, demain, à sacrifier en soupirant, après les avoir fait naître, les régimes modérés en question pour avoir la paix, est-ce que ça ne nous rappelle rien ? Le comprendre, savoir nous en défendre, n’est-ce pas cela qui est l’important ? Alors, pourquoi nous parler d’indignation ?

[1] Cf. http://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-orient/manifestations-antiamericaines-les-islamistes-ont-pour-ennemis-des-islamistes_1163192.html

[2] Cf. http://www.libertepolitique.com/L-information/Liberte-politique-TV/Le-contexte-Moyen-oriental-par-Alain-Chouet-2010

[3] Nous avons aujourd’hui deux grands ennemis, qui sont deux idéologies totalitaires, l’une à l’intérieur, l’autre à l’extérieur, du moins en partie. Elles sont aussi dangereuses l’une que l’autre, et elles se font face. La première est l’idéologie libérale. Elle se développe surtout dans les pays riches. Ses adeptes, qui sont de gauche tout autant que de droite, prônent l’idée comme quoi il faut instaurer une société de liberté absolue, sur tous les plans : économique, mais aussi familial, éducatif, sexuel, culturel, moral, médiatique et informatif. Ils savent bien que cette utopie est un leurre, parce que dans un tel système sans arbitres et sans lois (sauf celles qui doivent institutionnaliser le fait qu’il n’y en a pas..), eux seuls, les plus forts, pourront exercer cette liberté. Leur projet est donc d’instrumentaliser la liberté pour assouvir leur pouvoir. L’enjeu est énorme, et, trop souvent, sous prétexte de « tolérance », nous tombons stupidement dans le panneau. L’autre ennemi, en regard, c’est l’idéologie puritaine, aujourd’hui sur base islamique. Elle se développe dans les pays pauvres, et se nourrit de la première. Elle prône le fait que contre la perversité et la « dépravation » adverses, il faut revenir, par la contrainte évidemment, à la pureté religieuse et comportementale. Elle est tout aussi hypocrite évidemment que la précédente (Un détail le montre : En Tunisie, nombre des nouveaux salafistes, dans les campagnes, ne sont autres que les anciens gangsters de droit commun, libérés après la révolution grâce à l’amnistie. Ils se sont fait pousser la barbe, pour se redonner une virginité sociale, et un nouveau statut. Peut-on croire que leurs anciens trafics ont cessé ? Cf  http://www.libertepolitique.com/L-information/Decryptage/Tunisie-Encore-un-effort), car ses adeptes ne sont pas purs. Ce sont plutôt, tout comme les « purs adeptes » de la liberté et de la tolérance, des « sépulcres blanchis »…

[4] Et à l’intérieur, par notre politique d’immigration et d’intégration (de communautarisation, devrions-nous plutôt dire) sans limites ni contrôle

[5] Le 2 Janvier 1492, Boabdil, dernier roi de Grenade, capitule devant les armées espagnoles. Sur le chemin de l’exil, il s’arrête un instant pour regarder sa ville perdue au lieu-dit « Le soupir du Maure ». Comme il manifeste sa tristesse, sa mère le tance durement : « Pleure maintenant comme une femme ce que tu n’as pas su défendre comme un homme ! ». Aurons-nous à subir un jour ce reproche ?