Tunisie

La situation tunisienne reste aujourd’hui encore très imprévisible, même si certains aspects sont malgré tout positifs [1]. Le premier d’entre eux, c’est que la catastrophe annoncée ne s’est pas produite. En effet, si l’on s’en souvient, après la victoire écrasante du parti Ennahda aux élections de la Constituante, le 23 Octobre 2011, tous les observateurs avaient prédit un basculement irrémédiable du régime tunisien dans l’hiver islamiste. Ce basculement ne s’est pas confirmé. Malgré de fortes pressions [2], la société tunisienne tient toujours.

A cela, plusieurs explications :

Tout d’abord, l’économie ne s’est pas dégradée autant qu’on aurait pu le craindre. Si l’on avait pu croire, à l’été 2011, à une grave crise économique, avec en particulier un effondrement dramatique du tourisme, cet effondrement ne se confirme pas à l’été 2012 [3]. Ce pan essentiel de l’économie tunisienne semble s’en sortir. De même, un complément très utile est venu des acheteurs libyens. En effet, pour ce pays en ruines, mais très riche grâce au pétrole, la Tunisie représente un fournisseur indispensable et tout proche pour tous les produits de première nécessité. Cet engouement est tel que les postes frontaliers entre les deux pays se trouvent parfois totalement engorgés par l’afflux des personnes et des marchandises, et que le gouvernement tunisien a dû intervenir pour y mettre bon ordre. Sur le plan économique, même si la situation est compliquée, les tunisiens ne sont donc pas totalement aux abois. Cela ne constitue pas un bon point pour l’équipe gouvernementale, mais malgré tout une petite protection contre la tentation de la fuite en avant.   

Par ailleurs, la société tunisienne tient bon sur ses acquis. Très récemment, suite à une proposition du parti Ennahda d’introduire une novation dans la constitution, les femmes tunisiennes sont descendues massivement dans la rue [4]. Elles ont eu momentanément gain de cause.

De plus, les salafistes et les mafias [5] continuent leur travail de sape dans les écoles et universités, et dans les provinces, sans être le moins du monde inquiétés, et cela est très mal perçu : à l’école du Kram, dans la banlieue de Tunis, un élève, certainement dûment chapitré, a récemment exigé l’arrêt du cours aux heures de prières. Devant le refus de l’enseignante, il a ameuté les radicaux, qui ont exigé sa démission. Le corps enseignant de l’établissement dans son ensemble s’est mis en grève pour la défendre, et a empêché son renvoi. A Sidi Bouzid, le fief de « l’imam salafiste », la population n’en peut plus des exactions quotidiennes (fermeture forcée des boutiques aux heures de prières, interdiction aux commerçants de vendre de la bière, etc…) imposées, en dépit de la loi, par cette engeance.

Un autre point d’inquiétude concerne l’insécurité : en plus du développement des bandes et de la criminalité, religieuse ou non, une autre conséquence de la crise est l’afflux des armes sur le territoire tunisien. En effet, si les libyens viennent tout acheter, ils payent souvent en troc contre des armes et munitions, volées dans les innombrables dépôts de l’armée de Kadhafi. Pour les tunisiens si pacifiques, quel changement !

D’une façon générale, le gouvernement fait donc beaucoup de bêtises, et étale complaisamment son incompétence, sa gabegie et son parti pris électoraliste [6]. Dans ce pays qui découvre la satire politique, les nouvelles marionnettes des « Guignols de l’info » tunisiens s’en donnent à cœur joie ! 

Devant tant d’erreurs, de dysfonctionnements, de promesses non tenues (le chômage ne s’est pas résorbé, loin de là, et les caisses de l’Etat sont vides), d’insécurité plus ou moins volontairement entretenue, on aurait pu penser que la population tunisienne se détournerait rapidement et en masse du gouvernement et d’Ennahda, pour aller vers d’autres partis. Les choses sont  beaucoup moins simples.

Tout d’abord, l’opposition n’est pas si forte. Son leader, Béji Caïd Essebsi [7], très haute figure du bourguibisme depuis la première heure, ancien Premier ministre de la période intermédiaire, a tout de même 86 ans. Même s’il a fait bien mieux que « sauver les meubles », certains lui reprochent tout de même d’avoir « fricoté » un temps avec le régime Ben Ali, en ayant été, entre 1990 et 1991 président de la Chambre des Députés [8]. Après avoir fondé le 16 Juin son propre parti, l’Appel de la Tunisie [9], il tente maintenant de fédérer la myriade de petits partis centristes que l’élection dernière a balayés. C’est loin d’être gagné.

Mais surtout, la difficulté vient de la mentalité des tunisiens, et de leur manque de culture et de pratique politique. Si Béji bénéficie certainement de sa légitimité bourguibienne, que personne ne lui conteste, et de sa gestion courageuse de la crise, pour autant, les tunisiens qui ont voté Ennahda ne sont pas forcément prêts à changer leur idée du jour au lendemain, même si le gouvernement actuel les déçoit [10]. « Rien ne se fait tout de suite, il faut du temps », disent-ils, mi-sages, mi-fatalistes. Ce qui a fait leur solidité et leur patience, pendant et après la révolution, est aussi ce qui les empêche, sans doute, de revoir d’un seul coup leur vote par rapport à celui du 23 Octobre.

Pour d’autres, et malgré 50 ans de pratique du Code de statut personnel bourguibien, la question du libre-arbitre par rapport à l’islam n’est pas encore très claire. Ils n’arrivent pas à différencier la pratique religieuse, personnelle, et les obligations par rapport à la cité, laïques. Pour cette raison, ils seront influencés par le « confessionnalisme » d’Ennahda, même s’ils n’en sont pas membres, ou s’ils sont déçus par son action politique [11].

Par ailleurs, nous l’avons souvent souligné, une vraie inconnue concerne le texte de la Constitution qui sera présenté aux tunisiens au printemps prochain. Contiendra-t-il des dispositions religieuses dangereuses ou contraignantes, comme l’affaire récente concernant la femme, ou bien la proposition antérieure d’un « Conseil supérieur de l’émission des fatwas » [12], propositions toutes deux rejetées, mais qui auraient de fait vidé la démocratie de son sens ? Le risque restera entier jusqu’au bout.

Enfin, il ne faut pas l’oublier, Ennahda reste une formidable machine électorale, très riche, puissamment organisée, très implantée dans les territoires et les banlieues pauvres. Incompétents au service du pays, ils restent d’excellents professionnels pour gagner et garder le pouvoir.

Pour toutes ces raisons, il sera très difficile de se faire une idée précise du vote décisif du printemps prochain. Les tunisiens sont capables d’être franchement mécontents, mais changeront-ils pour autant leur vote ? Le parti au pouvoir restera-t-il largement majoritaire, ou sera-t-il puissamment désavoué ? Tout est possible. La partie sera  sans doute très serrée. Or, c’est bien le destin du pays qui se jouera, pour plusieurs décennies, avec, en plus, son influence, symbolique et réelle, sur les autres pays alentour et, par ricochet, sur le nôtre.

On dit parfois, en plaisanterie, que la réussite est la seule chose qui différencie un tour de force et un tour de cochon. Tour de force ? Tour de cochon ? Quel genre de tour les tunisiens vont-ils se jouer ? Au printemps, l’Histoire retiendra son souffle. 

 

Photo : Wikimedia Commons / Agamitsudo

 

[1] L’auteur rentre de vacances dans le pays

[2] Cf articles précédents, en particulier  http://www.libertepolitique.com/L-information/La-Parole-a/Le-blog-de-Francois-Martin/Tunisie-le-navire-prend-l-eau-mais-ne-coule-pas-encore

[3] A cette époque, les hôtels de la zone touristique d’Hammamet/Nabeul/Monastir étaient gravement vides. Ce n’est plus le cas cette année. Si la fréquentation des hôtels n’est pas redevenue celle des « grandes » années antérieures à la révolution, elle a cependant retrouvé un niveau acceptable, les chaînes ayant multiplié les offres attractives, et compensé la baisse des touristes européens de l’ouest par de nouveaux arrivants, en particulier russes

[4] L’idée d’Ennahda était d’introduire, dans l’article 27 de la nouvelle constitution, une disposition disant que la femme est « complémentaire » de l’homme, et non plus « égale », terme qui figurait dans l’ancien Code de Statut Personnel promulgué par Bourguiba il y a 56 ans. Cf http://www.rfi.fr/afrique/20120813-tunisie-une-marche-femmes-defendre-leurs-droits et http://www.youtube.com/watch?v=Ivrwk4hwZ-I. Ça n’a pas marché…

[5] Eh oui, ce sont les mêmes ! Nombre de ces extrémistes salafistes sont d’anciens prisonniers de droit commun, libérés à l’occasion de l’amnistie post-révolutionnaire. Ils se sont fait seulement pousser la barbe, afin de se donner une nouvelle virginité sociale, et ont repris de plus belle leurs trafics. Derrière le masque du puritain incorruptible se cache la plupart du temps le vénal, avide de pouvoir et d’argent. Rien de nouveau depuis l’Evangile.…

[6] A tel point que l’ancien Ministre des Finances Houcine Dimassi a démissionné le 27 Juillet, un mois après le limogeage du Directeur de la Banque Centrale, et la démission du Ministre de la Réforme administrative. En cause, d’une part les dépenses sociales somptuaires du gouvernement pour « acheter » ses électeurs, d’autre part, un projet de loi prévoyant une indemnisation exorbitante pour les prisonniers politiques de l’ancien régime Ben Ali (donc les nouveaux maîtres, membres du gouvernement et des partis au pouvoir…). Or Houcine Dimassi n’est pas n’importe qui : c’est l’économiste de l’UGTT, le très puissant et omniprésent syndicat. Cette démission est évidemment un geste politique très fort, qui laisse à penser que le syndicat lâche la coalition gouvernementale. Cette dernière affaire, en particulier, fait terriblement jaser. Dans un autre pays, la crise politique aurait été majeure. Cf    http://www.zonebourse.com/actualite-bourse/Demission-du-ministre-tunisien-des-Finances--14436245/

[7] Cf http://fr.wikipedia.org/wiki/B%C3%A9ji_Ca%C3%AFd_Essebsi

[8] Béji s’en explique dans son excellent livre sur Bourguiba “Bourguiba. Le bon grain et l’ivraie » (Sud Editions, 2009). Tout d’abord, Béji ne cautionne pas le régime, il tente de le transformer pour le rendre plus démocratique, ensuite il n’y reste pas longtemps. Ces arguments sont parfaitement recevables.

[9] Cf  http://www.kapitalis.com/fokus/62-national/10437-caid-essebsi-veut-rassembler-tous-les-tunisiens-les-nahdhaouis-compris.html et http://www.kapitalis.com/politik/72-partis/10709-tunisie-le-parti-de-caid-essebsi-enfin-autorise.html

[10] Pour les électeurs mûrs et « clientélistes » que nous sommes, pour qui la moindre bêtise gouvernementale est sujette à critique, déception, et peut-être changement, c’est une chose difficile à comprendre. « Si tu me donnes ça, je vote pour toi. Si tu me déplais, ou si un autre me promet plus, je change ». Sur le plan de la pratique politique, nous sommes devenus peu à peu « libéraux », ou « libre-échangistes », favorisant en regard le même type de comportement chez nos politiques. D’autres comportements existent chez d’autres peuples, moins mûrs politiquement, mais plus stables et fidèles. Plus engagés, pourrait-on dire.

[11] Cf par exemple http://www.kapitalis.com/afkar/68-tribune/10221-tunisie-comment-battre-ennahdha-dans-les-prochaines-elections.html

[12] Cf http://www.libertepolitique.com/L-information/La-Parole-a/Le-blog-de-Francois-Martin/Tunisie-le-navire-prend-l-eau-mais-ne-coule-pas-encore, NDBP N°9