Penser une alternative politique au modèle actuel suppose de sortir du productivisme et de se dégager de la tyrannie du "toujours plus"

L’évangile invite les chrétiens à renoncer à l’accumulation sans fin de la richesse et aux mirages de la puissance (la concupiscence des yeux dans saint Jean). Le Christ nous a donné l’exemple d’un Dieu pauvre et dépouillé et nous sommes invités à le suivre dans cette voie de renoncement. Cet appel à rompre avec la logique du monde pour entrer dans une logique évangélique qui concerne chacun de nous en son for intérieur est-elle transposable dans l’ordre politique ? C’est le pari que font les membres du groupe des indignés chrétiens.  Certains jugeront leurs propositions utopiques d’autres prophétiques. Quoiqu’il en soit,  la radicalité de leur approche, en dehors de tout parti pris idéologique, se fonde sur l’évangile et va dans le sens l’enseignement du Magistère.

Penser une alternative politique au modèle actuel suppose de sortir du productivisme et de se dégager de la tyrannie du "toujours plus" car c'est cette obsession qui nourrit les graves déséquilibres dont nous souffrons aujourd'hui. L'objection de croissance n'est pas une position politique de principe, comme l'est la démocratie par exemple. Elle est la réponse sans concession mais prudentielle que nous apportons eut égard au constat que la croissance économique, comme point de convergence de tous les projets politiques actuels, est devenue aujourd'hui le premier problème de l'humanité. Avec l'émergence d'un monde unifié par les échanges économiques, ce problème rassemble dans une même impasse tous les peuples de notre terre, riches et pauvres. Nous laissons à tous les mouvements de contestation, à tous les économistes, les intellectuels, les philosophes et les sociologues dont les idées radicales et alternatives nourrissent de plus en plus largement l'opinion publique nous expliquer pourquoi la croissance nous affamera. Nous n'aurions rien à ajouter ici qui n'ait déjà été dit par d’autres, et qu’on entend de plus en plus.

Mais nous chrétiens posons la question suivante: qu’est devenue la première responsabilité morale d'une génération humaine parvenue à un tel sommet de puissance et de maîtrise technique? Est-elle de poursuivre ce chemin, au prétexte hypocrite qu'il existe encore des pauvres privés des biens les plus nécessaires? La réponse que nous apportons est spécifiquement chrétienne dans la mesure où nous l'enracinons dans le témoignage d'abaissement que Dieu nous a rendu par l'incarnation de son Fils, mais elle tend naturellement à épouser celle apportée depuis tant d'années par beaucoup de mouvements de contestation sociale ou de promotion d'une écologie intégrale et humaniste [1]. Notre propos ici est d'expliquer pourquoi nous devons, comme chrétiens, nous aussi substituer l'objection à l'obsession de croissance. La triple kénose de Dieu, telle que l'a exprimée St Paul [2], nous servira de nouveau dans cette seconde partie pour (mettre un lien hypertexte vers la 1ère partie) montrer comment une théologie de l'abaissement peut trouver son expression politique au XXIème siècle. Chacune des trois kénoses sera l'occasion de développer un point saillant de ce qui pourrait constituer une politique détachée de la tyrannie de la croissance économique au profit d'une autre croissance, conforme à la dignité des hommes.

Servir nos frères: le temps retrouvé

En s'incarnant dans son Fils, Dieu a rejoint l'Histoire.  Le temps est devenu bénédiction. Le rythme de nos existences reflète notre disponibilité aux autres et à Dieu. Ainsi, un temps détourné de sa finalité nous éloigne du projet divin qui veut communier à notre temps  personnel en nous faisant sentir sa présence heure après heure. Or le temps est la première victime d'un économisme boursouflé qui a asservi chacune de nos heures à l'impératif de la rentabilité. La concentration de toutes les énergies individuelles et sociales sur le travail productif nous paralyse. Les plus généreux d'entre nous, les plus disponibles, les plus soucieux de servir leur communauté sont ligotés au même titre que toute cette génération à une conception intensive du temps qui en rend l'usage paradoxalement impossible. Pour cette raison, un projet politique détourné de l'impératif de croissance détacherait le temps de l'étroite conception techniciste qu'en a gardé notre époque pour en refaire un lieu de rencontre et de service.

 Un premier abaissement pourrait trouver son expression politique dans le choix volontaire d'un temps retrouvé. L'enrichissement collectif auquel notre pays est parvenu et les gigantesques gains de productivité dont le progrès technique nous fait profiter devraient logiquement déboucher sur un nouveau partage social du temps. Or c'est le contraire qui se passe. "En France, on ne travaille pas assez" est le slogan qui traduit le mieux cet asservissement du temps. Or détourner le temps de nos préoccupations productives ne signifie pas qu'il faille l'orienter uniquement vers les loisirs. Pour nous chrétiens, moins travailler et réduire collectivement et légalement la durée du travail peut devenir l'expression publique du souci de nous tourner vers nos frères pour leur donner généreusement ce temps retrouvé. Associations, familles, partis politiques, syndicats, paroisses, collectivités locales, tous les corps intermédiaires, pour rester vivants, doivent s'appuyer sur le temps disponible de ceux qui travaillent moins. Or le double salaire devenu norme, le travail le dimanche, la flexibilité imposée, les outils de communication des cadres qui détournent leur temps personnel au profit de leur activité professionnelle, le travail concomitant d'équipes internationales dispersées à travers le monde… : toutes ces formes d'esclavage moderne sont autant d'appels à un renoncement personnel en faveur d'un temps réorienté vers le service des autres et la relation désintéressée, en nous débarrassant de cette impression culpabilisante qui nous fait aujourd'hui voir ce temps donné comme un temps volé.

Déposer les armes

Les graves événements politiques, sociaux ou climatiques (Fukushima étant le plus emblématique d'entre eux) dont nous sommes témoins ne retentissent-ils pas comme un avertissement? Pour répondre plus directement à la question posée en introduction, nous pensons que la responsabilité morale d'une génération parvenue au faîte de la puissance technique est de consentir enfin à déposer les armes. Epuisés psychiquement [3] par un modèle stérilisant, les Français ne trouveront-ils pas dans le sacrifice consenti le moyen de féconder de nouveau leur vie collective?

Que faut-il sacrifier? Notre réseau autoroutier et notre TGV aux réseaux desquels on pourrait substituer un maillage serré de voies régionales constitué de trains simples mais fiables ; sacrifier nos industries automobiles, appelées de toute façon à déserter notre sol ; notre filière nucléaire, au profit d'un projet impératif de réduction de la consommation énergétique lequel passerait nécessairement par le développement de technologies saines, robustes et locales ; sacrifier l'actuelle filière agricole, succès d'exportation mais désastre sanitaire et écologique, pour lui substituer une agriculture de proximité, résolument biologique et employant nécessairement beaucoup plus que les actuels 2 ou 3% de la population française ; sacrifier les grandes chaînes de distribution qui ont défiguré nos banlieues, asséché l'emploi dans les petites villes et les villages et anémié la vie collective au profit d'une politique de reconquête des centres-villes par un tissu dense de commerces individuels ; sacrifier la brochette des champions internationaux du CAC40 au profit d'une économie d'entreprises de petites et moyennes tailles centrées sur les besoins de régions économiques homogènes et à taille humaine ; etc. Bref, sacrifions notre rang international de puissance économique, sacrifions toutes ces fiertés, toutes ces "pépites" qui sont autant d'entraves qui nous retiennent attachées au vieux monde. Consentir à l'humiliation internationale, déserter le champ de la compétition internationale, tourner le dos à la Chine et à l'eldorado brésilien non pas pour nous satisfaire d'un quant-à-soi rassurant, non pas pour nourrir les fantasmes du repli identitaire, ni pour fuir les défis que l'époque nous oppose. Bien au contraire ! Il s'agit de sacrifier le superflu, ces attributs de puissance aux yeux du monde sur lesquels nous avons bâti une prospérité illusoire, pour pouvoir assumer l'essentiel. Il s'agit de sacrifier ce qui nous empêche de redevenir un peuple vivant et libre, sûr de ses choix, confiant dans l'idée qu'un destin pour huit ou dix milliard d'êtres humains sur une seule terre est possible si nous consentons au renoncement, jusqu'au sacrifice. C'est là une politique beaucoup plus réaliste que la perspective angoissante d'une guerre économique sans issue, et dont tout laisse présager qu'elle conduira à des conflits armés.

Cet abaissement international est précisément ce à quoi nous exhorte l’Eglise en matière de défense armée, par exemple. Alors que les grandes puissances misent sur le maintien de la dissuasion nucléaire pour garantir la paix, l’Eglise – précisément pour les raisons que nous indiquons – dit et répète que le maintien de la dissuasion nucléaire est une entrave à la paix entre les peuples. Pour le comprendre, il faut faire ce cheminement de renoncement à la puissance au nom de la paix et dans l’espérance.

Une parole libre

Il nous reste désormais et pour finir à témoigner. Cet abaissement individuel et collectif n'a de sens que s'il est le signe d'autre chose. Témoigner de quoi?

Et si la France rappelait que la dignité du politique réside dans sa capacité à rassembler un peuple autour de la défense des plus faibles, dans et par-delà ses frontières? Que la légitimité du politique tient d'abord à son engagement sans équivoque en faveur de la justice? Que la justice ne vaut que si elle se traduit par une "option préférentielle pour les pauvres"? Que le véritable enjeu de la vie sociale tient dans sa capacité à manifester un idéal de fraternité? C'est là la vocation du politique, singulièrement à notre époque alors que l'unité du genre humain n'a jamais paru aussi évidente, et la nécessité de  vivre en frères aussi pressante.

Si la France cessait de bêler l'hymne à la compétitivité, que se passerait-il? Les cyniques riraient, jusqu'à ce que le vent d'espérance qu'un tel témoignage soulèverait menace leur pouvoir [4]. En tournant le dos à la loi d'airain du commerce international, la France se redonnerait les moyens d'une parole libre et anti-conformiste, la France redeviendrait lumière. La politique étrangère de la France doit ouvrir les relations entre les peuples à d'autres perspectives que celles offertes par le libre-échange. Le gouvernement d'un peuple détaché retrouvera sa liberté de parole, dont le prive aujourd'hui l'assujettissement de notre diplomatie aux intérêts des grands groupes industriels, dont elle est devenue le faux-nez.

Qui aujourd'hui est encore en mesure d'expliquer qu'il existe un  bien commun universel, par-delà les intérêts contingents des puissances? Les instances internationales créées après la guerre ont perdu la légitimité à s'exprimer au nom de tous, car elles sont très vite devenues le porte-voix des puissants. Aussi seuls des pays faisant le choix désintéressé du renoncement et du sacrifice pourront réformer ces instances et leur redonner les moyens d'une action universelle [5].

Nous chrétiens, singulièrement en France où nous sommes héritiers d'une tradition historique bimillénaire, savons que l'histoire n'est pas faite que d'affrontements sordides et de calculs politiques. Le chemin que nous proposons semble fou tant il s'éloigne des certitudes contemporaines. Mais la grâce de l'Histoire [6] se manifeste quand on la sollicite.

Conclusion:

Nous avons voulu dans cet article esquisser un projet politique qui donnerait un contenu  à l'objection de croissance, comme réponse à notre temps. Tout est à faire, tant les idées manquent encore pour traduire à l'échelle d'un pays comme la France un projet de cette nature. Notre intention était triple: d'abord enraciner cette réflexion dans une approche théologique – la triple kénose du Dieu fait homme – afin de désamorcer les conflits entre chrétiens sur le parti-pris idéologique supposé de l'objection de croissance ; ensuite montrer que l'objection de croissance peut constituer le terrain fascinant et passionnant d'une refondation du corps social autour d'un idéal politique nouveau ; enfin que l'objection de croissance, en nous invitant à  un apaisement des relations entre les peuples, peut être regardée comme une voie possible sur le chemin vers la Paix à laquelle tout chrétien doit dédier sa vie.

 

François-Xavier Huard pour les Chrétiens indignés (www.chretiensindignonsnous.org)

 

Retrouvez tous les articles de la présidentielle sur l'Economie dans notre dossier :

 

[1] Une écologie humaine et intégrale qui suppose une anthropologie centrée sur l'acceptation de la limite et la reconnaissance du don comme sources d'une croissance authentique en humanité.

[2] Philippiens 2, 6-8

[3] Sur l'état psychique des Français, nous renvoyons aux rapports de ces dernières années du médiateur de la République Jean-Paul Delevoye.

[4] Qui, fin 2010, aurait parié que la Tunisie, l'Egypte, le Yémen, le Bahrain, la Syrie auraient osé affronter la répression et choisi le sacrifice pour que prenne fin la tyrannie de régimes jugés inexpugnables?

[5] Ce à quoi tous les Papes depuis Paul VI nous appellent, et jusque récemment sous la forme de la Note récente du Conseil Pontifical Justice et Paix sur le besoin urgent ressenti d'une autorité publique à compétence universelle.

[6] Pour reprendre le titre d'un ouvrage de Philippe Grasset, publié sous forme de feuilleton sur le site d'analyse géopolit