L'ancien président tchèque Václav Havel, icône de la dissidence anticommuniste, est mort à 75 ans des suites d'une longue maladie. Écrivain et dramaturge, il a joué un rôle décisif dans la libération de l’Europe du joug totalitaire.

Aujourd’hui, les hommages pleuvent. Son courage, sa clairvoyance, son indomptable amour de la liberté font l’unanimité.

Parvenu bien malgré lui au sommet des responsabilités politiques, le prince-dramaturge n’était pas dupe des éloges du monde dit « libre » à la résistance anticommuniste. Il reste son héritage essentiel : c’est la culture qui élève la politique, la culture ouverte à la vérité.

Comme chef d’État, ses prises de position opérationnelles ont pu prêter à débat. Il se voulait fédéraliste européen (favorable au projet de constitution, il était toutefois intransigeant sur la souveraineté culturelle des nations), et soutint activement la guerre américaine en Irak. Mais a-t-on pris la mesure du sens de sa résistance à l’immoralité politique ?

Dans une société relativiste, où l’empire de la politique post-moderne, ainsi qu’il disait, enferme les lois de la morale dans les intérêts particuliers ou dans les rapports de force, Havel plaidait pour une métaphysique de la politique, où les lois de l’être commandaient au bonheur des peuples avant celles de l’avoir. Qui aujourd’hui, parmi les princes qui nous gouvernent, enracinent leurs engagements dans une ontologie de l’action et dans le respect de la vérité ? En Pologne, durant les mêmes années de plomb, un autre dramaturge devenu chef d’État, disait : « Avant tout, ne pas mentir. »

Cette communion dans l’amour inconditionnel de la vérité, c’est la leçon politique du dissident Havel, et du résistant Wojtyla. La deuxième leçon, utile à toute entreprise de résistance et de reconstruction non idéologique, c’est l’humilité. Non pas comme une vertu de modestie psychologique, ou d’habileté tactique, mais comme l’attitude rationnelle de l’homme libre qui accepte le réel pour ce qu’il est. Là est la véritable liberté de l’homme qui ne cède jamais, et qui renverse les montagnes.

« En attendant Godot »

Reçu en 1992 à l’Institut de France comme associé étranger de l’Académie des sciences morales et politiques (comme un certain Joseph Ratzinger, cet autre intellectuel devenu chef d’État…), Václav Havel avait dévoilé sa philosophie de l’engagement politique et du service du bien commun, quand le sens de l’histoire semblait se figer pour mille ans sur l’avenir de son pays. Comment reconquérir la liberté ? Comment attendre sans désespérer ? Comment ne pas se perdre dans l’idéalisme romantique, l’activisme vain ou au contraire le repli sur soi, et l’exil intérieur ?

« Encerclés, enserrés, colonisés de l'intérieur par le système totalitaire, les individus perdirent tout espoir de trouver une issue, la volonté d'agir et même le sentiment de pouvoir agir. » Bref, disait-il, faute d’espérance, nous attendions Godot. « Mais Godot — celui qui est attendu — ne vient jamais, simplement parce qu'il n'existe pas. Il n'est qu'un substitut d'espérance. Produit de notre impuissance, il n'est pas un espoir mais une illusion. Un bout de chiffon servant à rapiécer une âme déchirée, mais un chiffon lui-même percé de trous. »

L’alternative, pour celui qui croit au Ciel et ce lui qui n’y croit pas, c’est « l'attente en tant que patience » et la foi dans la vérité :

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« Une attente animée par la croyance que résister en disant la vérité est une question de principe, tout simplement parce qu'on doit le faire, sans calculer si demain ou jamais, cet engagement donnera ses fruits ou sera vain. Une attente forte de cette conviction qu'il ne faut pas se soucier de savoir si, un jour, la vérité rebelle sera valorisée, si elle triomphera, ou si, au contraire, comme tant de fois déjà, elle sera étouffée. Redire la vérité a un sens en soi, ne serait-ce que celui d'une brèche dans le règne du mensonge généralisé.

Et aussi, mais en deuxième lieu seulement, une attente inspirée par la conviction que la graine semée prendra ainsi racine et germera un jour. Nul ne sait quand. Un jour. Pour d'autres générations peut-être. Cette attitude que, pour simplifier, nous appellerons dissidence supposait et cultivait la patience. Elle nous a appris à être patients. Elle nous a appris à attendre ; l'attente en tant que patience. »

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C’était là son secret : « Attendre la germination de la graine qui, par principe, est bonne, c'est autre chose qu'“attendre Godot”. Attendre Godot signifie attendre la floraison d'un lys que nous n'avons jamais planté. »

Un combat intérieur

Havel n’était pas naïf, ni un surhomme : vivre dans l’espace communiste, était avant tout un combat intérieur. « Nous étions tous, dans une certaine mesure, tantôt de ceux qui attendaient Godot, tantôt des dissidents, les uns optant davantage et plus souvent pour la première solution, les autres pour la deuxième. »

Quand le régime tomba, sa tentation à lui demeura :

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« Je me tourmentais à l'idée que les transformations avançaient beaucoup trop lentement, que mon pays n'avait toujours pas une nouvelle constitution démocratique, que les Tchèques et les Slovaques n'arrivaient toujours pas à s'entendre sur leur co-existence dans un même État, que nous ne nous rapprochions pas assez rapidement du monde démocratique occidental et de ses structures, que nous n'étions pas capables d'assumer sagement le passé, que nous éliminions trop lentement les restes de l'ancien régime et de toute sa désolation morale. »

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Désespérément, Havel souhaitait réussir, être « efficace » : « J'avais du mal à me résigner à l'idée que la politique était un processus sans fin, comme l'Histoire, processus qui ne nous permet jamais de dire : quelque chose est fini, achevé, terminé. » Le politique voulait imprimer sa marque, maîtriser l’histoire, réussir, atteindre des objectifs :

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« Je succombais à cette forme d'impatience, ô combien destructrice, de la civilisation technocratique moderne, imbue de sa rationalité, persuadée à tort que le monde n'est qu'une grille de mots croisés, où il n'y aurait qu'une seule solution correcte — soi-disant objective — au problème ; une solution dont je suis seul à décider de l'échéance. Sans m'en rendre compte, je succombais, de facto, à la certitude perverse d'être le maître absolu de la réalité, maître qui aurait pour seule vocation de parfaire cette réalité selon une formule toute faite. Et comme il revenait à moi seul d'en choisir le moment, il n'y avait aucune raison de ne pas le faire tout de suite. »

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Le philosophe en lui l’admit : le temps ne respecte pas ce qu’on fait sans lui, il n’appartient pas au sage. « Le Monde et l'Être n'obéissent pas aveuglément aux injonctions d'un technocrate ou d'un technicien de la politique, ils ne sont pas là pour réaliser leurs prévisions. Ils se rebellent contre le temps de ces derniers de la même manière qu'ils n'acceptent pas son explication réductrice. »

L’homme politique post-moderne doit apprendre à attendre, dans le meilleur et dans le plus profond sens du mot. Il ne s'agit plus d'attendre Godot :

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« Cette attente doit traduire un certain respect pour le mouvement intrinsèque et le déroulement de l'Être, pour la nature des choses, leur existence et leur dynamique autonomes qui résistent à toute manipulation violentes ; cette attente doit s'appuyer sur la volonté de donner à tout phénomène la liberté de révéler son propre fondement, sa vraie substance. […] Au lieu de se fonder sur l'orgueil il doit se nourrir de l'humilité. »

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Le service politique, c’est l’effacement, le respect du réel et de la liberté. « Se distinguant ainsi d'une machine, le monde se refuse au contrôle absolu. De même qu'on ne peut le reconstruire de fond en comble à partir d'un quelconque concept technique. Les utopistes qui pensent ainsi finissent par provoquer d'horribles souffrances. »

Comme il est tentant d’attendre Godot, le Godot réponse à tout ! « L'exemple type d'un Godot imaginaire, celui qui finit par arriver, donc un faux, le Godot qui prétendait nous sauver mais qui n'a fait que détruire et décimer, ce fut le communisme. » Mais le Godot d’aujourd’hui, il rôde toujours, c’est le Godot de l’idéologie :

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« Je constatai ainsi avec effroi que mon impatience à l'égard du rétablissement de la démocratie avait quelque chose de communiste. Ou plus généralement, quelque chose de rationaliste, l'unité des Lumières. J'avais voulu faire avancer l'histoire de la même manière qu'un enfant tire sur une plante pour la faire pousser plus vite. »

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C’est la grande leçon de sagesse politique de Havel, une leçon pour tous les hommes de bonne volonté qui veulent reconstruire la politique sans reconstruire d’abord la société, c’est-à-dire changer les hommes. La leçon vaut pour les gouvernants, et ceux qui, parfois contre eux,  luttent pour une société plus juste :

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« Je crois qu'il faut apprendre à attendre comme on apprend à créer. Il faut semer patiemment les graines, arroser avec assiduité la terre où elles sont semées et accorder aux plantes le temps qui leur est propre. On ne peut duper une plante, pas plus qu'on ne peut duper l'Histoire. Mais on peut l'arroser. Patiemment, tous les jours. Avec compréhension, avec humilité, certes, mais aussi avec amour. »

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Pour en savoir plus :

  • « En attendant Godot », discours d’installation de M. Václav Havel comme associé étranger à l’Académie des sciences morales et politiques, séance du mardi 27 octobre 1992.

 

Photo : © Martin Kozak / Wikimedia Commons