Et si le feuilleton du traité de Lisbonne n'était pas terminé ? Il reste en effet quelques détails . Le président tchèque n'a pas encore signé le traité. Le président polonais non plus. Quelques recours sont en route, essentiellement en Allemagne. Cela, tout le monde le sait. Restent les Irlandais.

Pour emporter l'adhésion de Dublin, il faut un nouveau référendum. Encore quelques mois à attendre. Certes, il semble que les partisans du non aient perdu du terrain et les Vingt-Six ont fait des promesses à l'Irlande, pour amadouer les électeurs. Tout cela était virtuel , mais le Conseil européen du 19 juin est passé à la vitesse supérieure et a accordé aux Irlandais le protocole qu'ils exigeaient.

Le Premier ministre Brian Cowen pense ainsi faire passer le oui. Il a obtenu le maintien de la neutralité militaire, le refus d'une harmonisation fiscale supplémentaire (on sait que les impôts très réduits ont été à la base de la prospérité irlandaise) et surtout, ce qui est essentiel sur le plan éthique, le refus de voir imposer par l'Europe l'autorisation de l'avortement : manifestement, hélas, bien des pays d'Europe sont prêts à abandonner toute référence morale. Heureusement, les Irlandais résistent.

Mais voilà qui pose quelques problèmes. Certes, c'est une immense victoire irlandaise. Mais certains peuples vont se demander s'ils n'auraient pas dû eux aussi traîner les pieds pour obtenir quelques décisions en leur faveur. N'avons-nous pas tous accepté le nouveau traité un peu vite, sans poser de conditions, surtout en matière familiale et éthique ?

Ensuite, se pose la question du statut légal de ce protocole. Aucun problème pour certains : ils affirment que tout cela n'était pas dans le traité de Lisbonne et donc ne le modifie pas ; pas d'accord pour d'autres, d'une part parce que le traité est illisible et que chacun peut l'interpréter à sa façon, donc la boîte de Pandore peut être ouverte (mariage gay par exemple), d'autre part parce qu'on n'imagine pas les Vingt-Sept négocier six mois pour concéder des choses... qui n'étaient pas menacées. La rhétorique bruxelloise est en marche : ce n'est pas une modification juridique, mais un accord politique, prouvant qu'on avait simplement écouté les électeurs irlandais. Bref : personne n'y comprend rien.

Mieux encore : ces garanties, données verbalement en décembre 2008, ont pris cette semaine au sommet une forme juridique. Comment la faire adopter ? Le Conseil a dû s'engager par écrit à l'annexer sous forme d'un protocole... au prochain traité européen, celui qui consacrera l'entrée dans l'Union... de la Croatie ou de l'Islande ! Car l'annexer immédiatement au traité de Lisbonne permettrait à certains de redemander de reprendre à zéro le processus, puisque le texte est sinon modifié, au minimum complété. Donc on va ratifier un traité (Lisbonne) n'intégrant pas ce qu'on s'est engagé à intégrer après que le traité ait été définitivement ratifié sous sa forme incomplète. Du travail en perspective pour les juristes.

Nouveau traité ?
Et Klaus ? Lui a un raisonnement très simple : il a écrit à son premier ministre par intérim en disant que les garanties apportées par le sommet européen à l'Irlande ont valeur de traité institutionnel nouveau et qu'il faut les faire voter par le parlement tchèque, puisqu'on a voté un texte qui n'était pas le bon, ou du moins pas complet.

Les Vingt-Sept ont contesté l'analyse de Klaus, mais évidemment c'est une prise de position du Conseil strictement politique et non juridique. Mieux encore : David Cameron, leader conservateur anglais, qui vient d‘emporter un triomphe aux européennes et devrait battre aux législatives les travaillistes de Gordon Brown, trouve l‘analyse de Klaus excellente et propose dès son arrivée au pouvoir un referendum remettant en cause la ratification du traité par le Royaume-Uni. Du coup les Vingt-Sept ont failli renoncer au fameux protocole irlandais, puis l'ont adopté pour éteindre en premier l'incendie irlandais. Si possible avant l'arrivée des conservateurs anglais au pouvoir. Car sans le vote irlandais, pas de traité, pas de président européen stable, pas d'abandon du droit de veto, etc.

Oui, mais si les Irlandais s'inclinent, voilà l'incendie qui peut repartir à Londres, tant que les incendies tchèque et polonais n'ont pas été éteints, c'est-à-dire tant que les présidents n'ont pas signé : il suffit de tenir jusqu'à la date des élections anglaises.

Passons sur les détails amusants qui restent et donnent un peu de piquant : les élections de juin se sont faites suivant le traité... de Nice ; si, miracle ! le traité de Lisbonne était adopté, le nombre de députés changerait (la France par exemple en gagnerait deux) : qui va les élire et comment ? Certains proposent alors de ne pas appliquer cette partie-là du traité avant les prochaines élections européennes : on adopte donc un traité qui ne sera pas appliqué.

De plus, le nombre de commissaires change aussi : la nouvelle Commission sera-t-elle en place sous le régime de Nice, ce qui semble impossible (comment éliminer en route des commissaires) ou faudra-il attendre l'hypothétique système de Lisbonne ? On va sans doute élire le président de la Commission rapidement, sous le traité de Nice, et la Commission globalement plus tard, sous celui de Lisbonne.

Qui a dit que l'Europe de Bruxelles était là pour nous simplifier la vie ? Et certains veulent aller plus loin encore dans l'Europe politique ! C'était la confusion ; c'est devenu Grand-Guignol. Y a-t-il un citoyen européen qui comprenne où on en est ? Et un juriste sérieux qui puisse approuver cette palinodie ! En tous cas, ce n'est pas cela que j'appelle un état de droit . C‘est de la haute voltige, et sans filet.

*Jean-Yves Naudet est président de l'Association des économistes catholiques (AEC).

 

 

 

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