Charles Péguy est l’un des rares auteurs dont se revendiquent des hommes politiques de tous les bords. Républicain convaincu et catholique assumé, l’esprit du temps n’a pas d’emprise sur lui. Il le décrypte, le déconstruit et le dénonce avec esprit et avec zèle. Dans cet extrait des Cahiers de la quinzaine paru en 1906, soit peu après une série de lois anticléricales interdisant, entre autre, les « associations cultuelles » de se livrer à des activités sociales, culturelles, éducatives ou commerciales, Péguy n’hésite pas à faire jour sur les manœuvres du parti intellectuel visant à éradiquer la foi catholique par une « domination philosophique, religieuse et métaphysique ».
LA FRANCE traverse une période difficile, et ceux qui gouvernent le pays croient devoir combler le vide spirituel et moral accablant qui frappe la société pour éviter son délitement. La marche du 11 janvier fut un moyen efficace d'étaler sur les ondes leur état d'esprit, leur philosophie, voire leur métaphysique.
Celle-ci est très simple : le fondamentalisme — quel qu’il soit — est intrinsèquement dangereux, la liberté d’expression, comme l’égalité, est sacrée et la laïcité est le fondement de la vie en société. Ces poncifs désolants auront vite donné leur puissance avant d’être remplacé par une nouvelle communication politique. Mais les mots ont un sens, et lorsqu’ils sont déplacés ou lorsque leur sens est dévoyé, il faut dénoncer leur utilisation par ceux qui méprisent la liberté religieuse, après de surcroît s’être assis sur la liberté de conscience.
Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale, avoue son projet spirituel quand il dit : « Regardez le temps qu'il a fallu pour faire accepter à la religion catholique le fait qu'il y a une religion suprême pour chacun d'entre nous : c'est la religion de la République. » Pour Rama Yade, « la République doit redevenir un messianisme, avec ce que le messianisme a de transgressif, de collectif, de discipliné, d’exigeant, de moral. » Simultanément, Najat Vallaud-Belkacem annonce un vaste plan de diffusion des « valeurs de la République » et d’enseignement de la laïcité, avec des formations dédiées de fonctionnaires de l’Éducation nationale.
Avec ses mots caractéristiques, Charles Péguy nous fait comprendre que derrière les discours politiques officiels du pouvoir de l’État, s’expriment des projets de nature parfois métaphysique et religieuse, car l’athéisme laïque autoritaire est une métaphysique. Il est frappant de voir, à travers les mots de Claude Bartolone, qu’aujourd’hui comme alors, le parti intellectuel persiste dans son œuvre de purification religieuse, prétendant avoir « éteint dans le ciel, des lumières qu’on ne rallumera plus ».
Axel Rokvam, 31 janvier 2015.
IL NE DEVAIT PLUS Y AVOIR NI PHILOSOPHIE, NI METAPHYSIQUE, NI RELIGION D'ETAT
Il avait été mille fois entendu, promis, juré, mis sur les programmes, ce qui n’est rien, mis sur les affiches, dans les journaux, dans les brochures, dans les revues, dans les livres, dans les déclarations et dans les pactes les plus solennels, qu’aussitôt que le parti intellectuel serait parvenu au gouvernement de la République, à la domination de l’État, son premier soin serait d’assurer la neutralité, philosophique, religieuse, métaphysique, du gouvernement et de la domination de l’État de cette République. Il ne devait plus y avoir ni philosophie d’État, ni métaphysique d’État. De même qu’après le triomphe du dreyfusisme il ne devait plus y avoir de raison d’État. […] La « domination du parti intellectuel » Pour la première fois depuis que Renan a jeté, a posé les tout premiers tracés des statuts de la domination du parti intellectuel un ministre de la République, un secrétaire d’État, parlant officiellement et formellement en son nom et au nom du gouvernement à la tribune de la Chambre, aux applaudissements d’une immense majorité, dans le silence mal averti de toute la minorité, applaudissements ratifiés et silence souligné par un affichage voté lui-même à une énorme majorité, pour la première fois un membre du gouvernement est monté à la tribune et a déclaré, officiellement et en titre, a proclamé, solennellement, non seulement que le parti intellectuel se proposait d’asseoir sur le monde une domination philosophique, religieuse, métaphysique, mais même qu’il y avait réussi pleinement. Cette déclaration, officielle, cette solennelle proclamation est d’autant plus intéressante, si elle n’était pas d’autant plus imprévue, que M. Viviani n’était point proprement, originairement, un intellectuel, on peut considérer cette annonciation comme la manifestation, comme le manifeste d’un ralliement, d’autant plus significative. M. Viviani a vraiment porté la parole pour le parti intellectuel, s’est vraiment fait le porte-parole du parti intellectuel. Cela n’a pas suffit, a dit le nouveau ministre, selon le journal officiel, Tous ensemble, par nos pères, par nos aînés, par nous-mêmes, nous nous sommes attachés dans le passé à une œuvre d’anticléricalisme, à une œuvre d’irréligion. Nous avons arraché les consciences humaines à la croyance. Lorsqu’un misérable, fatigué du poids du jour, ployait les genoux, nous l’avons relevé, nous lui avons dit que derrière les nuages il n’y avait que des chimères. Ensemble, et d’un geste magnifique, nous avons éteint, dans le ciel, des lumières qu’on ne rallumera plus ! […] « L’athéisme est une philosophie, une métaphysique, une religion » Faut-il rappeler ici, une fois de plus, faut-il rappeler encore une fois dans ce pays, et nos Français ne se rappelleront-ils jamais eux-mêmes, jamais tout seuls que les négations métaphysiques sont des opérations métaphysiques au même titre que les affirmations métaphysiques, souvent plus précaires. […] Pour parler le langage de l’école, faut-il donc rappeler que l’athéisme est une philosophie, une métaphysique, qu’il peut être une religion, une superstition même, et qu’il peut devenir ce qu’il y a de plus misérable au monde, un système, ou plutôt, et pour parler exactement, qu’il est ou qu’il peut être plusieurs ou beaucoup de tout cela, au même titre et ni plus ni moins que tant de théismes et tant de déismes , tant de monothéismes et tant de polythéismes, et de mythologies, et de panthéismes, qu’il est une mythologie, lui aussi, comme les autres, et, comme les autres, un langage, et que tant qu’à faire et puisqu'il en faut, il y en a eu de plus intelligents. |
Charles Péguy, Les cahiers de la quinzaine, VIII, v, 2/12/1906
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