"Comme l'a très bien dit Platon, nous n'existons pas seulement pour nous-mêmes, notre patrie réclame sa part de notre être, nos amis ont droit à la leur et, les Stoïciens l'ont compris, si tous les produits de la terre existent en vue de l'homme, c'est pour les hommes que naissent les hommes, de sorte que nous devons, nous conformant à la nature, servir l'intérêt commun, nous rendre les uns aux autres des services mutuels, donner et recevoir, employer nos talents, nos facultés, toutes nos ressources, à resserrer le lien social. (…)
Il y a deux sortes d'injustice, celle qui consiste à commettre soi-même une action injuste, et celle qui consiste à ne pas s'opposer, quand on le peut, à l'injustice commise par d'autres. Qui, mû par la colère ou quelque autre passion, s'attaque à autrui, c'est comme s'il portait la main sur la société humaine ; qui reste passif en présence de l'injustice et n'y fait pas obstacle, le pouvant, se rend coupable de la même faute que s'il abandonnait ses parents, ses amis ou sa patrie.
(…)
Les raisons pour lesquelles, manquant à une règle morale, on néglige de s'opposer à l'injustice sont diverses. On ne veut pas se faire des ennemis, on craint la peine ou la dépense, ou encore c'est la négligence, la paresse, l'apathie, la préoccupation exclusive qu'on a de ses études ou de ses affaires, qui empêchent qu'on ne défende ceux qu'on devrait défendre et qui font qu'on les laisse dans l'abandon. Il faut donc craindre de mériter le reproche adressé par Platon aux philosophes : ils s'appliquent à la recherche de la vérité et, parce qu'ils méprisent et tiennent pour un pur néant les avantages que la plupart des hommes poursuivent avec ardeur et se disputent âprement, ils croient être justes. Ils le sont en ce sens qu'ils s'abstiennent de cette sorte d'injustice qui consiste à nuire aux autres, mais ils tombent dans l'autre sorte puisque, dans leur ardeur d'étudier, ils abandonnent ceux qu'ils devraient protéger. C'est pourquoi Platon pense qu'ils ne consentiront pas à s'occuper de la chose publique s'ils n'y sont pas obligés. Il serait plus conforme à la justice qu'ils le fissent volontairement : la bonne action elle-même, pour mériter le nom de juste, doit être accomplie volontairement. Il y a des gens qui, soit par souci de leur propre avoir, soit par malveillance pour les hommes, déclarent qu'ils s'occupent de leurs affaires et semblent ne faire de tort à personne ; ils sont exempts de l'une des deux sortes d'injustice mais non de l'autre. Ils se retranchent en effet de la vie sociale, n'y collaborent pas, ne mettent à son service ni leur activité, ni aucune de leurs facultés.
Après avoir ainsi montré par quelles causes s'expliquent les deux formes de l'injustice par nous distinguées, nous pourrons aisément, ayant au préalable défini la justice, discerner dans chaque cas particulier en quoi la moralité consiste, pourvu que l'égoïsme ne nous aveugle pas. C'est lui en effet qui fait que nous prenons difficilement souci de l'intérêt d'autrui, même quand nous croyons comme le Chrémès de Térence que « rien d'humain ne nous est étranger ». Nous percevons et ressentons ce qui peut nous arriver à nous-mêmes d'heureux ou de malheureux plus fortement que ce qui arrive aux autres : cela, nous le voyons comme un événement lointain et nous ne jugeons pas de même quand c'est nous qui sommes en cause et quand ce sont nos semblables. On a donc raison de prescrire l'abstention toutes les fois qu'on peut se demander si l'acte dont on a l'idée est juste ou injuste : quand il est juste, cela se voit du premier coup d'œil ; s'il y a doute, c'est qu'on se proposait un acte injuste.
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Un grand et vaillant cœur se connaît surtout à deux caractères : l'un est le mépris des choses extérieures, la persuasion qu'à part une vie droite et belle, rien n'est pour l'homme digne d'être admiré ou souhaité, que rien ne mérite son effort, et aussi qu'il ne doit se laisser dominer ni par un autre homme, ni par un trouble quelconque de l'âme, et rester toujours supérieur à la fortune. L'autre caractère est de s'attacher, comme je l'ai indiqué plus haut, à des entreprises grandes et utiles autant que possible et aussi très rudes, pleines de fatigues, où l'on risque sa vie et tous les biens nécessaires à la vie. De ces deux caractères le second a l'éclat, la grandeur visible et je dirai aussi l'utilité pour autrui, mais la cause de cette grandeur, sa raison déterminante est le premier : c'est lui qui donne aux âmes leur excellence et fait qu'elles s'élèvent au-dessus de l'humanité.
Ceux qui cherchent le repos, ressemblent à cet égard à ceux qui sont avides de pouvoir, mais les uns croient trouver l'indépendance dans une situation qui leur procure d'amples ressources, tandis que les autres se contentent d'une petite fortune qui soit bien à eux. Ni l'une ni l'autre méthode n'est du tout méprisable, mais la vie tranquille et à l'écart est plus facile, plus sûre, elle pèse d'un poids moindre sur les autres et ne les menace pas des mêmes dangers.
En revanche celle des hommes qui se dévouent à la chose publique et aux grandes affaires a pour le genre humain plus de fruit, elle est plus large et permet même de s'illustrer. C'est pourquoi, aux hommes d'un génie supérieur, qui se sont adonnés à l'étude, et à ceux aussi que retient leur faible santé ou quelque cause plus grave, on pardonnera peut-être de ne s'occuper point des affaires de l'Etat, tout comme ils abandonnent eux-mêmes à d'autres le souci et l'honneur de les diriger. Mais à défaut de telles raisons, quand on prétend mépriser les magistratures et les postes de commandement qui, d'ordinaire, excitent l'admiration, non seulement il n'y a rien là qui mérite louange, mais je pense qu'il faut blâmer cette attitude.
Quand on en a les moyens, on doit s'occuper des affaires publiques et ne pas hésiter à se donner le mal nécessaire pour parvenir à quelque magistrature, sans quoi ni la cité ne peut être bien gouvernée, ni la grandeur d'âme manifestée. Et aux hommes qui s'appliquent aux affaires publiques tout autant qu'aux philosophes, je suis même tenté de dire davantage, la noblesse morale est nécessaire, de même que ce mépris des choses humaines dont j'ai parlé, et aussi l'assurance tranquille, si, comme il convient, ils doivent ne pas se soucier de l'avenir qui les attend et vivre en plein accord avec eux-mêmes. Cela est plus facile aux philosophes : ils offrent moins de prise aux coups du sort et sont moins dépendants des circonstances et, si quelque malheur leur arrive, ils ne tombent pas d'une chute aussi lourde. Ce n'est donc pas sans raison que les hommes qui administrent la chose publique éprouvent des émotions plus fortes que ceux qui vivent dans une retraite paisible et que le succès de leurs efforts leur donne plus de souci ; par cela même la grandeur d'âme leur est plus nécessaire et aussi la force de ne pas s'abandonner au chagrin.
Mais on ne doit entreprendre aucune affaire à la légère, il faut avoir grand soin de s'assurer non seulement qu'elle est moralement louable mais qu'on est capable de la mener à bien et, dans cet examen même, il faut se garder et de se décourager trop vite par crainte de l'effort et d'avoir en soi-même, par ambition, une confiance excessive. Quoi qu'on veuille faire il faut au préalable s'y préparer avec soin."
Cicéron, Des Devoirs, Traduction Charles Appuhn, Paris, Garnier, 1933
Notre commentaire
Quelle leçon plus simple ? L’homme qui ne pense qu’à lui piétine la morale et la vertu.
Tenir ce discours implique d’avoir en tête une hiérarchie des biens en ce monde. S’il est louable de mener ses affaires, il est encore meilleur se donner au service d’autrui. « La méthode des hommes qui se dévouent à la chose publique et aux grandes affaires a pour le genre humain plus de fruit. » C’est bien de le savoir, c’est encore mieux de le rappeler et de se l’entendre dire. L’engagement est une vocation dont le terreau s’entretient, comme tout.
Aujourd’hui, combien de jeunes gens voit-on, plutôt brillants en général, qui s’engouffrent dans la voie d’un avenir professionnel plus que prometteur… mais pour eux seuls ? Les moyens y sont, il n’y a rien à redire. Sérieux, exigence, constance dans l’effort et dans le travail, souci de sa future famille. Mais tant de qualités au service d’un seul, c’est presque du gâchis.
Cicéron nous rappelle une vérité élémentaire qu’il nous arrange bien d’oublier : quand on a des qualités, il faut s’en servir. Plus on en a, plus il nous est demandé, pour soi, mais aussi et surtout pour les autres. Ce n’est rien d’autre que la parabole des talents.
Non bien sûr, ils ne commettront pas de crimes, tous ces citoyens gâtés par la vie ! Sauf peut-être celui de non-assistance à une société en danger ?
Ceux qui refusent de s’engager ont apparemment tout pour eux : ils sont sûrs de ne pas faire de tort aux autres, puisqu’ils ne s’occupent que d’eux-mêmes, et on pourra même louer leur humilité, puisqu’ils refusent des postes qui seraient avant des gages d’ambition personnelle. Celui qui veut faire de la politique ne pense après tout qu’à sa carrière, c’est un égoïste et un arriviste, c’est bien connu. Et celui qui se retire des affaires pour soigner son confort privé, donc ? Il ne faut pas se tromper de moulin dans la bataille : il y a une bonne ambition, et il y a une mauvaise humilité, qui est surtout dégoût du tracas. Cicéron nous invite avec bienveillance à nous méfier de trop de pureté d’intention…
Par ailleurs, la mauvaise compréhension du souci de l’excellence à laquelle pousse un excès de démocratisme n’incite pas ceux que l’on appelle rapidement les élites à s’engager. On fustige chez eux une arrogance, une supériorité, parfois à bon droit, d’ailleurs. Mais on saurait mieux les intégrer si l’on n’oubliait pas l’adage qui veut que l’on doit donner à la mesure de ce que l’on a reçu : être arrivé à un certain niveau d’études, avoir une culture étendue et l’équilibre d’une solide éducation, exercer des responsabilités, éducatives, économiques, donne des devoirs envers la cité, impose de s’intéresser à l’autre et d’œuvrer pour la société toute entière. La douceur et l’humanité avec laquelle l’orateur nous le rappelle rend si évident cet esprit de service : y renoncer, c’est comme abandonner ses parents, son ami.