Repères philosophiques sur la vie politique

L’activité politique représente la troisième expérience humaine fondamentale, après celle du travail ou activité artistique, puis celle de l’amitié ou activité éthique dont tout homme (au sens générique du mot) a l’expérience. Ces trois grandes expériences fondent le réalisme pratique de la vie humaine. Elles reposent toutes sur l’ordre naturel, cet ordre de nature précédant toute pensée, car il faut exister pour penser, et le monde n’est pas créé par l’homme.

Chacun naît d'un père et d'une mère, eux-mêmes issus de parents, donc dans une famille. Puis il vivra en société. Il ira à l'école où il apprendra dans une communauté éducative. Ensuite, il partira travailler dans une entreprise ou une organisation, communauté de travail. Parfois, il sera contraint de recevoir des soins hospitaliers. De même, il pourra faire partie d'associations à but caritatif, culturel ou politique. L'homme vit donc naturellement en société. Elle agit sur lui, comme lui-même agit sur elle.

 

1. L'organisation de toute communauté

Dans l'expérience du travail, l'homme transforme une matière en vue de réaliser un bien utile ou une œuvre d'art, matière concrète ou matière grise, quand le travail est humain, qu’il n’est pas dominé par la machine, l’homme devenant son assistant et non l’inverse. Dans l'amitié spirituelle, il vit une expérience éthique finalisée par l'ami qui est aimé pour lui-même ou elle-même, donc pour sa personne profonde, la dimension existentielle de sa personne. La dimension politique implique un passage quantitatif de deux à trois personnes et plus. Ce saut quantitatif signifie que dans l'amitié deux personnes s'aiment d'un amour qui fonde leur relation, tandis que dans toute communauté humaine, ce n'est plus l'amour qui est premier, mais c'est la coopération entre les membres d'une communauté. À la différence de l'école, du travail, de l’association, en un mot de toute communauté intermédiaire, de même au sommet pour le pays, seule la famille est fondée par nature sur l'amour entre ses membres.

Dans toute communauté humaine, à l'exception de la famille où les relations entre les personnes s'exercent pour l'essentiel dans la complémentarité, l'organisation veut qu'au moins un des membres commande et que les autres obéisse. La coopération prend donc plusieurs modalités : celui qui commande, celui qui obéit et celui qui utilise ce qu'on appelle « le bien commun ». Nous reviendrons sur le bien commun. Dès qu'il y a trois personnes, il est nécessaire que l'un d'entre eux ait l'autorité, sinon ce sera l'anarchie, cette autorité reposant sur la capacité intellectuelle et sur la confiance réciproque entre tous les membres. Ne pas confondre l’autorité et le pouvoir. Le pouvoir est de l'ordre du moyen et l'autorité de l'ordre de la fin, de la finalité. Toute autorité exige un pouvoir, quand cette autorité implique une responsabilité pratique, concernant le for externe et non le for interne. Pour le for interne, l’autorité devient morale directement liée à la finalité et au sens de la vie, le pouvoir ne s’exerçant que sur le for interne. Par exemple, en enseignant la philosophie, l'autorité réside dans son rapport à la vérité, sans pouvoir. S'il y avait un pouvoir, il serait un manquement grave à la finalité poursuivie et, par conséquent, à la personne.

Une relation fonde ces trois modalités complémentaires les unes des autres que sont l’autorité, le pouvoir et la responsabilité. Il s'agit de la justice, dont l'Éthique à Nicomaque définit le sommet, la perfection : « Si les citoyens pratiquaient entre eux l’amitié, ils n’auraient nullement besoin de la justice. Et la justice, à son point de perfection, paraît tenir de la nature de l’amitié. La justice ainsi entendue est une vertu complète, non en soi, mais par rapport à autrui. Aussi, souvent, la justice semble-t-elle la plus importante des vertus et plus admirable même que l’étoile du soir et que celle du matin. La nature veut, en effet, que l’obligation d’être juste croisse avec l’amitié, puisque justice et amitié ont des caractères communs et une égale extension. » Dans cet extrait, on observe le rôle de l'amitié qui parfait les relations humaines, en exerçant cette vertu de justice et en mesurant l’étendue de son inhérence.

En effet, la justice prend elle-même trois modalités : la justice commutative qui régit les rapports « horizontaux » entre les personnes, la justice distributive qui régit les rapports « verticaux » du haut vers le bas, de nature hiérarchique entre les personnes, et la justice légale régit les rapports « verticaux » du bas vers le haut, donc des membres à l'égard de la communauté tout entière. Dans la famille par exemple, la justice commutative concerne les rapports entre les frères et sœurs, les enfants entre eux, entre les époux aussi, la justice distributive entre les parents et les enfants, et la justice légale entre les enfants et leurs parents, quand les enfants sont sous l'autorité des parents, donc mineurs et à la charge de leurs parents.

 

2. La finalité de la communauté politique

La communauté politique est finalisée par la réalisation d'une œuvre commune. Citant Jacqueline de Romilly (1913-2010) qui fut membre de l'Académie française et grande spécialiste de la civilisation grecque, on peut se référer à son ouvrage Actualité de la démocratie athénienne : « C’est un fait que les philosophes de cette Athènes du Ve siècle ou du IVe siècle, traitaient de politique autant que de morale. Platon écrit La République ; Aristote, La Politique. Ils cherchent les vertus, l’idéal qui fait vivre les gens, les erreurs, les injustices qui surgissent. […] Certains déplorent que la question du sens et du but soit aujourd’hui perdue de vue. Je dirais peut-être que la complexité de la vie actuelle, l’ampleur de nos pays, les progrès de toutes les sciences économiques ont fait se développer un aspect purement politico-économique, matérialiste, qui a fait passer au second plan l’aspect moral. » (p. 43)

La finalité de l’activité politique vise le bien-vivre de ses membres en vue de permettre à la communauté d’atteindre sa finalité. De fait, la finalité est diverse selon le type de communauté, pour la famille en premier lieu, socle de la vie sociale, de la nation, son sommet, et des diverses communautés intermédiaires. L'exercice de la finalité nécessite préalablement la coopération entre les personnes. Cette coopération repose sur la concorde, l’unité dans l’harmonie en vue de la finalité et le bien-vivre entre elles. Heureux de collaborer les uns avec les autres, profitant de leurs compétences mutuelles et s'efforçant de les mettre en pratique en vue de la meilleure réalisation possible, les membres sont alors en concordia parfaite, telle que la désire toute communauté humaine. La coopération réclame que celui qui est plus développé du côté de l’intelligence et qui possède une certaine vision, un sens de la finalité plus aigu, s'associe à celui qui est plus porté à l'efficacité immédiate, et cela sans rivalité dans le respect et la compréhension mutuels. En ce sens, il est nécessaire de rester attentif envers un membre qui resterait par son comportement à l'extérieur d'une communauté, donc qui ne coopérerait pas convenablement au bien commun, pourrait la saper, voire même la détruire.

De plus, ce qu'il ne faut pas oublier, c'est que le bonheur de l'homme est avant tout personnel et non collectif, la communauté concourant non pas à réaliser, mais à favoriser la réalisation, à mettre en place les conditions de réalisation, pour permettre à chacun de s’y consacrer par le meilleur de lui-même dans le développement et l'épanouissement de sa personnalité. Le bonheur de l'homme est toujours personnel, même si une communauté qu'elle soit familiale ou autre puisse y contribuer. Même dans l'amitié, le bonheur reste personnel, car l'être de l'un n'est pas l'être de l'autre, ce qui ne retire en rien le don de l'un envers l'autre pour son bien, d'où pour son bonheur.

 

3. Les formes de gouvernements

Dans La Politique, Aristote propose le fonctionnement d'une communauté politique. Pour le stagirite, l’organisation excellente est régie par trois formes de gouvernements s’exerçant en s'interpénétrant : le gouvernement d'un seul, le gouvernement d'un petit nombre et le gouvernement d'un grand nombre. Le gouvernement d'un seul tient de la royauté, celui d'un petit nombre tient de l'aristocratie et celui du grand nombre relève de la démocratie. Quand ces gouvernements dévient de leurs finalités respectives, ils risquent d'engendrer leurs contraires. La corruption de la royauté aboutit à la tyrannie, celle de l'aristocratie à l'oligarchie et celle de la démocratie à l'anarchie. La pire des corruptions semblent bien être la tyrannie, puisqu'elle repose sur l'absence de justice, fondement des relations entre les personnes, donc fondement de toute communauté humaine.

Le meilleur gouvernement est celui qui préserve les droits fondamentaux de la personne humaine. N'est-ce pas aujourd'hui tout particulièrement une question majeure tant de la part des hommes politiques que des électeurs ? En ce qui concerne la recherche du meilleur gouvernement, Aristote pense qu'il s'agisse d'un mixte entre ces trois formes : une part au sommet où un seul maintient l'unité, une part intermédiaire où un petit nombre gouverne et reçoit la part où le grand nombre, formé aux affaires publiques, participe à la vie quotidienne.

Dans les années 1990, lors du discours d'ouverture des frontières des pays de l'Est, après la chute du mur de Berlin, l’un des intervenant politique, s’appuyant sur les droits de l’homme, s’est écrié : « Le respect des droits fondamentaux de la personne humaine est le commencement de tout ordre social et c’est la condition de la paix dans le monde, de la paix des consciences, de la paix des familles, de la paix des nations. Là où l’on ne respecte pas les droits humains à la vérité, à la liberté, à la justice, là il n’y a pas et il n’y aura pas de paix. Il faut d’abord garantir aux hommes les droits fondamentaux avant de vouloir rassembler les forces pour édifier la paix. »

Mais, à l'inverse, dans l'histoire de la littérature, l'abus de pouvoir et la corruption des régimes politiques n'était-elle pas déjà clamée avec habileté dans Le Prince de Machiavel ? Machiavel, inspirant des hommes politiques, écrit : « des choses pour lesquelles les hommes, surtout les princes, sont loués ou blâmés : qui veut faire entièrement profession d'homme de bien, il ne peut éviter sa perte parmi tant de gens qui ne sont pas gens de bien. Aussi est-il nécessaire au prince qui se veut conserver d'apprendre à pouvoir n'être pas bon et d'en user ou n'user pas selon la nécessité. »

Machiavel précise au sujet « de la cruauté et de la clémence et s'il vaut mieux être aimé ou craint : vaut-il mieux être aimé que craint, ou l'inverse ? Je réponds qu'il faudrait être et l'un et l'autre ; mais comme il est bien difficile de les marier ensemble, il est beaucoup plus sûr de se faire craindre qu'aimer. Car il est une chose qu'on peut dire de tous les hommes : qu'ils sont ingrats, changeants, dissimulés, ennemis du danger, avides de gain ; les hommes hésitent moins à nuire à un homme qui se fait aimer qu'à un autre qui se fait craindre ; mais la crainte se maintient par une peur de châtiment qui ne te quitte jamais. […] Le prince prudent et bien avisé doit se fonder sur ce qui dépend de lui, et non sur ce qui dépend des autres. » Puis il termine : « comment les princes doivent tenir leur parole ?: Il n'est pas nécessaire à un prince d'avoir toutes les qualités, mais de paraître les avoir. Il faut qu'il ait l'entendement prêt à tourner selon que les vents de fortune et variations des choses lui commandent, et ne pas s'éloigner du bien, s'il peut, mais savoir entrer au mal, s'il le faut. »

Laissons le soin à Jacqueline de Romilly de lui répondre dans Actualité de la démocratie athénienne, en ordonnant la vie politique à sa finalité : « En démocratie, on demande à chacun d’intervenir ou au moins de voter en connaissance de cause. Ce régime suppose que tous ceux qui y participent aient reçu une formation suffisante pour comprendre certains enjeux politiques et électoraux, pour bien juger et ne pas se laisser entraîner par la propagande et le manque d’esprit critique. […] Dans l’ensemble, toutes les guerres, toutes les cruautés, toutes les manifestations d’arbitraire et toutes les violences sont prêtées à ce que l’on appelait alors le tyran, c’est-à-dire le dictateur, l’homme qui avait un pouvoir absolu. Car cet homme, pour continuer à régner, a besoin de détruire toute opposition. […] Aujourd’hui, nous réalisons des progrès fabuleux, mais nous avons perdu la force intérieure pour savoir à quelle fin les utiliser. » (p. 49, 118, 153)

 

4. Bien commun et finalité

L'œuvre commune réalisée par toute communauté humaine, qu'elle soit familiale, éducative, économique, politique au sens large du mot vise un bien commun capable de finaliser la présence ou l'engagement de chacun dans la communauté. C'est pourquoi le bien commun est à la fois ce que chacun réalise pour la communauté et ce qui lui permet en retour de bien-vivre dans le respect de l'autre, d'où dans la justice réciproque, afin que le bien commun puisse se réaliser. Toute coopération ne peut exister et durer que si elle est tournée vers le bien commun de ceux qui constituent la communauté, qui en ont conscience et le reconnaissent comme tel, car dès qu'elle ne profite plus à tous les membres, mais seulement à quelques-uns ou pire à un seul, les autres sont lésés, la coopération disparaît et, avec elle, la communauté. C'est ce qui apparaît souvent en politique, mais aussi dans le monde de l'entreprise et dans la famille où la dimension de la personne peut disparaître. Qui dit communauté, dit enracinement dans la qualité ; qui dit groupe humain ou collectivité, dit enracinement dans la quantité. Cette distinction s’opère de la même manière entre la personne et l’individu, entre le bien et l’intérêt. Une communauté, une personne, un bien sont finalisés, tandis qu’une collectivité, un individu, un intérêt ne le sont pas, la finalité étant absorbée par le moyen, le conditionnement.

D’autre part, toute communauté doit nécessairement reposer sur certaines règles pour garantir une harmonie entre les personnes. D’où la question de la loi : quelle est la place de la loi dans une société ? Peut-on dire que la loi, la règle ou le règlement finalise une organisation ? La loi est ce qui permet aux membres d'une communauté de se choisir et à la communauté d’exister comme telle. De même que le choix est ce qui est premier dans l'amitié, car l'amitié ne peut exister qu'après le choix des amis, la communauté ne peut exister que lorsque la loi est établie, car c'est elle qui fait que la communauté existe en tant que communauté et non seulement en tant que groupe humain. Il semble donc que la règle ou la loi établisse le passage du point de vue quantitatif au point de vue qualitatif, quand elle repose sur un bien commun, donc sur un bien qui respecte le bien personnel de chacun.

Un groupe humain a besoin de règles pour fonctionner. Couramment, on pense que la loi finalise une société ou une communauté, ce qui est faux. Elle ne finalise pas, ne détermine pas une communauté, mais elle détermine le bien d'une communauté, ce qui n'est pas la même chose. Elle est première dans l'ordre de l'exister. Une communauté sans loi ni règle de vie n’existe pas pas comme telle. D'où, le risque d'amalgame entre loi et fin, entre loi et bien commun, en remplaçant le bien commun par la loi. Toute loi doit être ordonnée à un bien commun et non l’inverse qui ne respecte plus la personne. La loi est première, tandis que le bien commun est tourné vers la fin. Ce n'est pas la loi en tant que loi qui fait le bonheur des citoyens. Elle contribue au bonheur par l'intermédiaire du bien commun qu'elle met en évidence. Sinon le risque est d'entraîner une communauté à ériger des lois injustes, quand elles ne sont pas ordonnées au bien commun, donc au bonheur des citoyens.

Faisons une analogie avec l'amitié, l'analogie permettant de préciser quelque chose dans l'analyse par des comparaisons dans des domaines différents, mais apparentés. Celui qui a autorité détient la responsabilité de l'unité à l'intérieur de la communauté réclamant une solidarité entre les membres. La solidarité est à la communauté, ce que le secret est à l'amitié, car tous deux manifestent l'unité entre les personnes, donc l’appartenance à une communauté. En effet, la solidarité implique une communion, synonyme de secret partagé, qui rassemble les membres entre eux.

C'est dans l'exercice de l'autorité que se détermine la réalisation du bien commun, car le but de l'action de celui qui l'exerce est de faire en sorte que la convergence de l’action commune concourt à atteindre le bien de tous. On saisit là ce que représente l'autorité. Précisons la finalité poursuivie par une communauté. Quand la philosophie grecque dit que ce bien réside dans la concorde entre les citoyens, qu'entend-elle par « concorde » ? C'est la bonne entente, l'harmonie entre les membres d'une communauté politique. D'où concorde et bien commun se chevauchent, l'un permettant à l'autre d'exister. Si le bien commun est le fruit de la coopération entre les membres, la diversité des communautés s'accompagnera d'une diversité de biens communs. Quels sont-ils ?

 

Le bien commun dans la famille

Revenant à la grande tradition hellénique fondatrice de la philosophie occidentale, celle-ci a transmis que le premier bien commun, premier au plan génétique, le plus naturel et foncier est celui de la famille, née aux origines de l’humanité. De l'homme et de la femme naît une amitié fondée sur un choix libre et réciproque, dans toute société démocratique. Quand l'union des corps engendre la procréation, fruit d’un amour libre, l'enfant devient le troisième membre, à la fois membre et bien commun de la famille, fondant ainsi une communauté humaine. Le fondement de la famille présupposant la justice, il réside toutefois au-delà, dans et par l'amour. Ce bien commun se réalise dans l'accompagnement de la croissance de l'enfant en vue de devenir lui-même une personne humaine autonome, libre, responsable de sa vie et capable de découvrir sa propre finalité humaine, pour ensuite la transmettre à la génération suivante.

L'éducation de l'enfant réclame le concours des diverses communautés externes, dérivées de la famille, sur tous les plans de son développement. Cela présuppose donc que la communauté politique reconnaisse la prééminence de la famille en tant que communauté fondatrice de la société naturelle. À un autre niveau, les communautés intermédiaires collaborant directement ou indirectement dans la vie de l'enfant, que ce soit au plan éducatif, du travail, de la santé ou de la culture, doivent aussi respecter cette primauté. Cicéron affirmait dans le De legibus, « la nature ou l'essence même du droit ne peut dériver que de la nature de l'homme », ainsi que dans le De republica, « il existe une loi de vérité, c’est la droite raison, conforme à la nature, répandue dans tous les êtres, permanente, éternelle, qui nous appelle impérieusement à remplir notre fonction. »

Il est important de souligner que le bien commun de la famille dans l'enfant prend fin quand il devient adulte et qu'il assume sa vie. Il n'y a donc plus de bien commun au sens fort dans la famille, mais un bien naturel à deux niveaux : le respect des parents auteurs de la vie biologique, et la concorde dans la famille entre parents et frères et sœurs impliquant une justice principalement commutative. Il n'y a donc plus de bien commun, mais un bien personnel quand les membres de la famille se choisissent entre eux dans l'amitié.

 

Le bien commun dans le travail

Autant la finalité du travail diffère de celle de l'amitié, autant leurs biens communs diffèrent de la même manière, car il y a toujours, pourrait-on dire, un lien de cause à effet entre eux. Ainsi, le bien d'une communauté de travail réside dans une production de richesses toujours plus grande au profit de ses membres. Avec le développement accéléré des sciences et des techniques, apparaît une transformation de ce bien, le bien commun d'une entreprise industrielle ou commerciale s'écartant de celui de l'entreprise artisanale, par le fait de la production de masse liée à la présence déterminante de la machine, à la prééminence du pouvoir financier et à la domination de la puissance économique sur la vie politique.

Dans l'organisation moderne du travail, la machine vient s'introduire entre celui qui dirige et celui qui exécute, aux effets non seulement quantitatifs, mais déterminant le niveau qualitatif. De là évidemment, le bien commun d'une organisation moderne de travail diffère radicalement de l'organisation de type traditionnel, l'homme étant pour une grande part remplacé par la machine et soumis à une intense productivité. Il ne s'agit pas ici de défendre les anciens contre les modernes, mais de porter un jugement sur le travail lui-même, la structure du travail humain, puis sur le bien commun.

Il faut ajouter à cela au plan financier, outre le capital, l'investissement, puisque le parc de machines peut être la propriété d'une personne étrangère à la communauté de travail. L'étude du bien commun devient alors plus complexe. De même, à côté des aspects techniques et financiers, l'intervention des organisations syndicales aux côtés des salariés et de certains partis politiques interfère pour une part de l'extérieur, ce qui entraîne un nouvel appauvrissement du bien commun, jusqu'à peut-être sa disparition.

 

Le bien commun dans la vie politique

Au sommet de la hiérarchie des diverses communautés, le pays ou la nation doit promouvoir d’une façon excellente le bien commun. Car, comme au fondement de la société pour la famille, la vie politique porte la plus grande responsabilité humaine envers le bien commun, car plus il est élevé, plus il est important. Cependant, autant un bien personnel, qu’il soit dans le travail ou l’amitié, engage une finalité personnelle, autant un bien commun n’engage pas de finalité commune, car une finalité demeure toujours personnelle. Une finalité ne peut jamais être commune ou collective, car elle s’adresse à la personne dans sa réalité existentielle. D’ailleurs le bien commun n’existerait pas, si des personnes n’appartenaient pas à une communauté, par nature formée d’individualités. C’est donc le bien personnel, tourné vers les diverses finalités étudiées, qui donne sens au bien commun.

Le premier bien de toute personne réside au niveau existentiel, d’où le respect de la vie de la conception à la mort naturelle. Il ne s’agit pas de la naissance, mais de la conception, puisque la conception naturelle est ordonnée à celle d’une personne humaine, corps et esprit. C’est donc la finalité naturelle ordonnée à la finalité spirituelle qui  engagent le respect de la vie dès la conception, bien avant la naissance, puisque la finalité reste constamment présente dès la conception constatée.

Le bien commun de la communauté politique qu’est la concorde entre les citoyens, conséquence du bien commun dans la démocratie, l'aristocratie et la royauté, disparaît dans le cas de leurs contraires que sont l'anarchie, l'oligarchie et la tyrannie. Mais qu'en est-il quand souffle le vent des libertés tel que, dans la démocratie, les citoyens risquent de considérer la liberté comme un absolu ? Si nous revenons à la première expérience humaine, la liberté peut porter préjudice au réalisme du travail, quand elle ne prend pas sa source dans le respect de la nature, de la justice et la recherche de la vérité, en détournant l'homme travailleur de son bien personnel. L'homme peut oublier alors ce réalisme nécessaire à son équilibre. Le primat de la liberté devient rivale du travail, de l'amour du travail et par conséquent de l'œuvre, fruit du travail humain, ce qui engendre une perte du sens du travail au plan individuel en premier lieu, puis dans la succession des expériences suivantes aux conséquences les détournant de leurs fins, donc ne leur permettant pas d'atteindre leurs biens respectifs. Car, dans l’ordre génétique, ce qui dégrade une activité première a des conséquences sur les activités suivantes.

Sur un autre plan, dans une société où la communication devient maîtresse, où la relation est progressivement devenue une fin en soi au détriment du réalisme substantiel, ce glissement progressif du travail proprement dit vers  l'intermédiation engendre une dégradation du travail et, au-delà, un enchaînement de dégradations successives sur l’homme et sur la société. La perte du réalisme pratique au plan individuel conduit à ce que la dimension collective – qui n'est plus alors communautaire – entraîne des effets pervers au plan éthique.

La relation n'étant pas une fin en soi, mais un moyen, pont entre deux réalités, en termes philosophiques n'étant pas « substance », mais « accident », la primauté de la dimension politique s'assure alors un pouvoir déterminant, relativisant la dimension éthique au détriment du bien de l'homme, parce que le bien d’un homme est avant tout et toujours un bien personnel et non un bien commun. Cela vaut pour toutes les communautés, y compris principalement pour la famille et pour la société au niveau de l'État et de son gouvernement. En un mot, la relation n’est pas une fin en soi, mais ordonnée à une fin réelle.

Par son travail, l'homme participe au bien de la société. En payant des impôts, il contribue au bien économique. Si le bien commun économique s'arroge un droit qu'il n'a pas en déterminant le bien commun politique, il réduit le bien individuel à son seul aspect quantitatif et non plus à son aspect qualitatif en vue de permettre à l'homme d'atteindre son bonheur. L'homme ne devient alors que le maillon d'une chaîne de production collective. Le bien commun disparaît sous l’effet du pouvoir économique, par la substitution du qualitatif au quantitatif. Alors, l'économie devient la finalité et, au lieu d'être un bien par le travail, elle détermine cette activité, s'arrogeant un pouvoir coercitif sur le bien commun, donc sur l'homme lui-même.

À ce moment-là, la dimension humaine disparaît. La politique menée par l'idéologie réduit l'homme à n'être plus qu'un jouet, un moyen de pouvoir de la masse sur l'individu. L'homme peut tomber dans un nouveau type d'esclavage, car concevant, fabriquant des robot prenant de plus en plus sa place, il risque lui-même de devenir robot. D’où alors vient la nécessité du « supplément d'âme » dont parlait Bergson.

Quel responsable politique mesure encore aujourd'hui l’importance de la finalité humaine ? Il s'enferme si souvent dans le conditionnement déterminé par le pouvoir de l'argent en s’arrogeant des devoirs inhérents à la justice. L’idéologie coiffe la philosophie politique. L'entreprenariat devient synonyme de profit, « maximal profit », m’avait dit un chef d’entreprise, président d’une union patronale locale. La dimension économique relève du moyen et non de la fin. La ‘richesse humaine’ du grand nombre disparaît au profit de la ‘richesse financière’ du petit nombre, entraînant une nouvelle tyrannie, celle dont l'Occident est passé maître tout en combattant à juste titre certains tyrans de la planète et défendant une écologie qu’elle ne respecte pas.

Telle est la question à laquelle est confrontée la société occidentale face à la pensée fondatrice de la démocratie, demos cratos, le pouvoir du peuple. Le pouvoir du peuple existe-t-il encore ? « La démocratie exige en effet une certaine éducation de l'esprit, la capacité de chacun à se former un jugement. [...] La question de l’éducation est donc liée au problème de la démocratie, mais elle est devenue plus urgente encore dans nos grandes démocraties modernes. » Et rappelons-le : « Aujourd'hui, nous réalisons des progrès fabuleux, mais nous avons perdu la force intérieure pour savoir à quelle fin les utiliser. L'homme doit employer tous les moyens dont il dispose pour le bien », peut-on conclure en citant Jacqueline de Romilly dans son Actualité de la démocratie athénienne (p. 49, 153).

 Jean d'Alançon