Le journalisme se complaît aujourd’hui dans un mythe de l’objectivité et de la neutralité, pour éviter les sujets qui fâchent et ne courir aucun risque, tout en encourageant plateformes parallèles et blogs informels permettant d’isoler et de sanctuariser la prise de risque idéologique. Est-il encore possible d’avoir un journalisme qui exprime un point de vue, bien écrit et argumenté ?
Retrouvez l'intégralité de l'article de Anne-Sophie Chazaud dans le dernier numéro de la revue en cliquant ici
Jamais l’information n’aura été au cœur d’enjeux et de bouleversements aussi profonds que ceux qui la traversent, l’interrogent, la remettent en cause et en question, et la métamorphosent puissamment depuis quelques années.
Les raisons de cette gigantesque tectonique sont multiples, parfois d’ailleurs en apparente contradiction les unes avec les autres mais s’entrechoquent en réalité pour produire une déstabilisation d’ensemble dont tous les acteurs concernés ont conscience à un niveau ou à un autre : les journalistes bien sûr et professionnels des médias, les investisseurs et financeurs qui font vivre ces médias (ou s’en servent), les citoyens (lecteurs, auditeurs, téléspectateurs, internautes…), les politiques, les communicants, les experts, les spécialistes des sciences de l’information, philosophes, historiens etc… Bref, personne n’échappe aux effets manifestes de cette lame de fond dans laquelle le paysage antérieur s’est dissout ou tente désespérément de survivre sous la perfusion de l’ancien monde (entendons par là principalement certains médias qui ne doivent plus guère leur salut qu’au subventionnement public dont ils bénéficient).
Les raisons de ce maelström sont multifactorielles. La mutation des technologies numériques est bien entendu l’un des facteurs les plus importants, laquelle est venue percuter en profondeur un système qui avait trouvé son équilibre sur la base de la civilisation de l’écrit imprimé et de ses formes de diffusion, de légitimation et de contrôle et à laquelle la période de transition médiatique télévisuelle s’était relativement adaptée en en dupliquant les schémas de fonctionnement (en termes de relations au pouvoir et au savoir). Contrairement à ce qu’on a souvent dit, l’arrivée de la télévision n’a pas modifié de manière structurelle le rapport au savoir et au pouvoir dans l’élaboration et la diffusion de l’information, elle l’a « simplement » déplacé du texte vers l’image (ce qui sémiologiquement, certes, n’était pas neutre). Le numérique a quant à lui au contraire littéralement pulvérisé ces anciens schémas, conférant au circuit de l’information une nouvelle spatialité et une nouvelle temporalité, mais aussi un nouveau mode d’existence dans lequel se pose de façon renouvelée la question de la réalité, de la vérité, de la légitimité/légitimation des contenus avec la démultiplication des sources, des points de vue et des acteurs, et l’immense liberté désormais acquise par chacun pour à la fois produire de l’information (selon un statut renouvelé) mais aussi aller vers celle qui lui semble la plus pertinente selon ses propres critères de sélection et non en fonction de déterminations imposées (en particulier sur le plan idéologique).
Dans ce contexte, les médias dits d’ « opinion » se sont développés de façon paradoxale : en expansion partout, omniprésents dans la construction du débat public parfois jusqu’à le sursaturer, ils servent également de repoussoir plus ou moins discret à un journalisme qui se revendiquerait de la neutralité et d’une déontologie plus stricte, une sorte de purisme fantasmé. En réalité, les frontières s’avèrent beaucoup plus poreuses et floues qu’il n’y paraît de prime abord entre ces deux registres.
Notons tout d’abord que la neutralité journalistique est à la fois une chimère et un mensonge. Sans même remonter jusqu’à la fameuse et magnifique image de « la plume portée dans la plaie » d’Albert Londres, on sait bien que la vérité des faits certes se constate, s’investigue, se vérifie, mais aussi se construit en fonction d’un point de vue. Il n’est pas de réel brut : il existe toujours un point de vue, celui d’une caméra ou celui d’une narration, celui, dans tous les cas, d’un récit. La déontologie journalistique impose la rigueur de la méthode et l’honnêteté de celle-ci ; elle n’impose en aucun cas au journaliste d’être un robot-présentateur ou une éponge absorbant et recrachant le réel tel quel sans, précisément, l’in-former, c’est-à-dire le mettre en forme. Et cette mise en forme induit une vision qui ne sera pas celle induite par une autre structuration, effectuée selon d’autres angles. Et c’est de la multiplication de ces angles d’approche que la vérité émerge : elle ne tombe pas du ciel, révélée au journaliste dans sa pureté ontologique et parfaite. L’information est une construction. De ce point de vue, l’opinion joue nécessairement un rôle dans les choix qui seront effectués afin de présenter l’information : hiérarchisation, direction prise par l’investigation, narratif, choix sémantiques etc. Pour autant, l’on ne prétend pas qu’il n’y a pas de faits ou que le réel ne serait constitué que de faits alternatifs et relatifs : mais c’est bien la confrontation des angles qui permet de faire émerger une vérité que le sens commun pourra tenir pour fiable. Notons que cette confrontation indispensable à l’élaboration de la vérité des faits implique donc nécessairement le pluralisme et la pluralité initiale desdits points de vue, ne serait-ce que sous un angle exclusivement méthodologique. Or, ce pluralisme d’opinions est un des éléments qui a beaucoup fait défaut à la presse dite mainstream, réputée proche du pouvoir politique ou en tout cas veule face à lui, d’où la méfiance fort répandue qu’elle inspire auprès de parts croissantes du public et le recours désormais renforcé, -par des canaux alternatifs rendus possibles grâce aux nouvelles technologies-, à des médias clairement positionnés selon un certain angle (comme c’est par exemple le cas de la présente revue au titre précisément évocateur Liberté politique) : le but est d’apporter des analyses concurrentes et variées, en dehors des robinets d’eau tiède propagandistes/officiels qui s’écoulent abondamment des principaux médias grand public pour ne rien dire du service audiovisuel public qui semble avoir, de ce point de vue, totalement oublié ce fondement majeur de sa mission.
Outre la proximité d’avec les sphères du pouvoir politique, l’hyperconcentration des principaux médias au cours des dernières décennies aux mains d’une poignée d’oligarques de l’industrie et de la finance (ayant par exemple entraîné en quelques années la quasi-disparition de la vraie presse régionale réduite à peau de chagrin) n’a pas non plus été favorable au déploiement véritablement libre du débat d’idées. Des dispositions récentes telles que l’application en droit français de la directive européenne visant à protéger le secret des affaires sont par ailleurs considérées à juste titre comme un frein au journalisme d’investigation sur des sujets trop sensibles touchant notamment les fonctionnements et intérêts de certains grands groupes, avec par exemple le déploiement de mesures dites « bâillons » qui viennent, de fait, rendre les enquêtes de terrain extrêmement risquées et complexes.
Dans ce contexte, la nécessité du recours à l’expression d’opinions « divergentes » (d’avec les points de vue défendus par le pouvoir politique, d’avec la pensée dominante politiquement correcte, d’avec les intérêts des grands groupes économiques ayant fait main basse sur la presse, etc.) s’est donc fait sentir plus fortement et a trouvé pour se mettre en œuvre des biais nouveaux qui sont autant de contournements de formes plus ou moins discrètes de censures.
Tout d’abord, comme nous l’avons dit, les technologies du numérique ont permis la mise en place de médias clairement orientés selon un angle d’opinion choisi, revendiqué comme tel, souvent en format pure player et permettant une grande réactivité ainsi qu’un contact facile et direct avec le public recherché (et demandeur). L’appartenance ou la participation à ces médias (sous forme de chroniques, de vidéos, de débats etc.) correspond le plus souvent à une forme d’engagement idéologique et d’adhésion à la ligne éditoriale dudit média. Le succès et la demande de lieux d’expression dé-corsetés, plus libres, s’est par ailleurs tellement fait sentir que la presse généraliste a elle aussi trouvé des formules pour intégrer en son sein des temps et des espaces dédiés à l’expression d’opinions relativement peu contraintes : les pages « débats » des quotidiens, magazines et sites de la presse traditionnelle sont désormais légions et incontournables (songeons par exemple au FigaroVox, à l’Agora de Marianne (et notamment la rubrique « Tribunes libres »… : est-ce à dire que les autres seraient davantage « contraintes » ?), de Libération, aux pages blogs de Mediapart, aux pages Débats du Monde etc., mais aussi aux tables rondes et plateaux de débats des chaînes d’information télévisée comme CNews, BFMTV, LCI etc. qui occupent exactement la même fonction, assortie d’une dose non négligeable d’infotainment et d’adhésion aux schémas incontournables de la Société du Spectacle. Ces lieux d’expression sont particulièrement intéressants à observer car ils fonctionnent selon une double logique d’énonciation et une double posture d’attente de la part de leurs hébergeurs : en faisant intervenir des experts extérieurs à la rédaction, les médias apportent ainsi une caution légitimante aux contenus qu’ils diffusent (on sollicitera ainsi un spécialiste de telle question internationale, un universitaire, un philosophe, un juriste etc., au gré des sujets traités en fonction de l’actualité). Voici pour la caution scientifique. Dans le même temps, on sollicitera et permettra que s’expriment dans ces colonnes non rédigées par des membres de la rédaction, des personnalités dotés d’une certaine impertinence et surtout d’une liberté de ton qui leur vient de leur statut « extérieur » », de leur éventuelle qualité de plume ou de leur esprit frondeur. À la fois l’expertise, donc, mais aussi la parole non contrainte voire délibérément impertinente, ne répondant à aucune injonction si ce n’est celle de contrebalancer dans un esprit de synthèse de bon aloi la rigueur de l’expertocratie.
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