Le philosophe revient sur l’évolution des partis protestataires — Front national et Front de Gauche — après les élections départementales : quand les partis de gouvernement ne sortent pas de leurs contradictions, une alliance entre les forces extérieures à l’oligarchie au pouvoir est-elle souhaitable et possible ?
UN AMI M’ECRIT : « J’ai lu votre article sur le Front national et le Front de Gauche. Je pensais y trouver la suggestion d'une alliance [du FN] avec le Front de Gauche, condition de l'éventuelle accession du FN au pouvoir. Mais finalement le mathématicien que vous êtes prévoit une montée inexorable du vote FN à mesure que la classe moyenne se prolétarise. Si la démonstration mathématique est imparable, la possibilité de bascule du vote de masses désireuses d'exprimer leur mécontentement vers un extrême ou l'autre ne peut-elle pas l'être tout autant ? »
Cette excellente interrogation mérite une réponse étoffée, sans hâte. D’abord, trois questions pour préparer la réponse.
1/ Comment se forme une majorité ?
Selon une analyse classique, il y a toujours trois grandes forces politiques : les libéraux, les travaillistes-solidaristes et les conservateurs. Il en est ainsi à cause de la structure de la justice, elle aussi ternaire (voir à ce sujet le début d'un autre article). Comment donc se forme une majorité ? Toujours par l’alliance entre des représentants de ces trois grandes forces.
2/ Comment se forme la majorité en France ?
Depuis vingt ans, les majorités, en France, sont TOUJOURS libérales. C’est ce qu’il convient absolument de comprendre et c’est ce que nos journaux, Le Monde et Le Figaro, s’ingénient à nous empêcher de comprendre.
Nos libéraux n’ont guère l’air de l’être, car ils sont menés par une oligarchie trans-partis de hauts-fonctionnaires, de tradition plutôt jacobine et social-démocrate, mais qui par pragmatisme ou servilité, applique docilement la politique de Washington relayée par Bruxelles.
Ils ne sont peut-être pas libéraux de cœur, mais ils sont libéraux de fait. Ils vivent d’ailleurs dans la même contradiction que les grands seigneurs féodaux de la fin du XVIIIe qui se piquaient de libéralisme. Ils se maintiennent continuellement au pouvoir, à travers toutes les alternances, soit grâce à l’alliance des libéraux de droite avec une partie des conservateurs, soit grâce à l’alliance des libéraux de gauche avec une partie des travaillistes.
Dans ces deux alliances, les libéraux sont toujours le partenaire dominant, les conservateurs ou les travaillistes sont toujours un partenaire d’appoint.
L’essentiel de la politique est idéologiquement libérale (malgré la gestion d’un État centralisateur jacobin). À la marge, ou le plus possible avant les élections, seront faites quelques concessions aux conservateurs (rarement) ou aux travaillistes (assez souvent). C’est ainsi que la France conjugue les problèmes d’une politique idéologiquement libérale avec ceux d’une politique archaïquement jacobine et social-démocratique. C’est cette politique ruineuse qui conduit la France dans une impasse.
3/ Comment peut changer la majorité en France ?
Il est donc évident que ceux que nous appelons les libéraux ne peuvent perdre la majorité que d’une seule façon : si les conservateurs et les travaillistes trouvent moyen de se regrouper contre les libéraux ; ces derniers tenteront alors une grande coalition libérale « gauche-droite », mais qui ne suffira pas, à mesure que les conditions socio-économiques seront trop dégradées et que les libéraux auront trop tenté d’imposer dogmatiquement l’ordre culturel libertaire.
Le concept de Nation est le point commun entre des conservateurs qui en ont assez de se faire flouer par leurs alliés libéraux de droite, et des travaillistes conséquents qui en ont assez de trahir le peuple en se mettant à la remorque des libéraux de gauche.
L’exemple de la Grèce montre que, dans une situation socioéconomique très dégradée, l’union nationale devient possible et de fait est réalisée.
L’alliance peut se réaliser quand :
1/ les conservateurs comprennent que leurs chances de réorienter le bloc conservateur-libéral sont strictement nulles ;
2/ les travaillistes comprennent que leurs chances de réorienter le bloc « socialiste » (en fait libéral de gauche) sont tout aussi nulles ;
3/ les deux groupes sont capables de passer un deal en se faisant, dans l’intérêt commun et pour le bien de la Nation, des concessions suffisantes.
C’est aujourd’hui le cas de la coalition au pouvoir en Grèce, où un parti dit d’extrême gauche représentant les classes populaires s’est allié à un parti conservateur sur la base d’un programme simple :
a/ fin d’une politique d’austérité dont l’objet est de sauvegarder les intérêts libéraux (y mettre fin est au cœur des objectifs de Siriza),
b/ aucune hostilité envers l’Église orthodoxe et
c/ ministère de la Défense confié au parti conservateur. Cette alliance nationale a devant elle des défis considérables et parfois désespérés, l’ordre économique et financier risquant de s’écrouler. Mais elle a conscience que la Grèce a le devoir de survivre avant tout en tant que nation et démocratie.
Nous avons maintenant les moyens de répondre à la question de mon ami, qui en fait est double.
Ce qui précède signifie-t-il, annonce-t-il, suggère-t-il une alliance Front de Gauche/FN ?
La réponse est très probablement non. Ces deux formations se détestent entre elles et c’est la grande chance des libéraux. En plus, elles n’ont pas le personnel qui leur permettrait de gérer l’État et la société. Mais, si la situation socio-économique continue à se dégrader, comme on peut le prévoir, ou dans la bourrasque d’une grande crise financière, la pression en faveur de l’alliance conservatrice-populaire sera énorme et les partis devront s’adapter ou disparaître.
Et surtout, les partis devront eux-mêmes se transformer pour inclure des nouveaux membres, capables de gérer l’État à la place des énarques. C’est là l’enjeu principal des années qui viennent. Comme ces nouveaux doivent être, et sans doute seront, pour une bonne part des entrepreneurs, il n'y a rien de paradoxal à dire que la fin du libéralisme sera le début d'un renouveau de l'économie libre sérieuse, celle où la finance (monnaie, crédit, assurance) est au service du développement humain. Les trois dimensions de la justice seront ainsi réarticulées.
Par ailleurs, étant données les épreuves terribles qui s’approchent, redisons bien qu'il est très possible que ces dimensions de la justice, dont nous venons de parler, soient un jour incarnées par des partis inconnus ou inexistants aujourd’hui, avec un personnel composé de nouveaux entrants dans le monde politique.
C’est ce qui se passe dans de nombreux pays d’Europe du Sud touchés par la crise. Il faut donc élargir notre compréhension de l’espace politique à des start-ups politiques, qui ne sont rien aujourd’hui, mais peuvent représenter tout demain.
Les masses prolétarisées ne pourraient-elles délaisser le FN et rebasculer un jour vers le Front de Gauche ?
Comme on vient de le suggérer, il se peut très bien que l’extrême gauche de demain soit un parti intégralement nouveau, né sur les graves problèmes que connaîtra probablement notre pays dans les années à venir. Il en va de même pour le futur parti conservateur.
Une fois que l’on prend en compte ce renouvellement potentiel, je pense qu’il est moins pertinent de s’arrêter à l’opposition actuelle entre ces deux partis (FN/FG). Une alliance entre un parti populaire dit d’extrême gauche, c’est-à-dire (demain !) non libéral et non idéologique, avec un parti national et conservateur n’est en aucun cas impossible. Il n’y a rien d’incompatible entre les diverses dimensions de la justice, quand elles sont interprétées hors fanatisme idéologique.
La liaison des populaires et des conservateurs est donc l’alliance naturelle pour les citoyens voulant conserver les droits démocratiques, et donc la souveraineté nationale, et étant aussi conscients que la pauvreté et le chômage exigent une politique prenant en compte les intérêts économiques du peuple et non plus les grands projets internationalistes des élites anglo-saxonnes.
Un point clé à noter, est que la politique libérale est fondamentalement oligarchique, comme le montre son origine dans l’Empire britannique au début, puis dans l’Empire américain, aux traditions bien plus inégalitaires que celles des pays d’Europe continentale. En cela, la politique libérale (les intérêts de l’élite financière) s’oppose à la démocratie (intérêts du peuple, du travail et des entreprises). Le principe de souveraineté populaire (ou nationale, car c’est la même chose, vue de l’extérieur), sans lequel il ne peut exister de démocratie, forme clairement la base d’une alliance entre partis populaires et parti nationaux-conservateurs.
Naturellement, si l’on s’en tient au FN et au Front de gauche actuels, nous sommes très loin d’une telle alliance. En effet, le Front de Gauche semble moins représenter une politique populaire que les passions idéologiques d’une partie spécifique de la population, la classe moyenne et supérieure des fonctionnaires. Quant au Front national, la lecture attentive de son programme semble montrer qu’il cherche plutôt à recruter les cadres du jacobinisme actuel, pour mener une politique centralisatrice, sans renouvellement réel de l’élite – ce qui est pourtant le point clé de toute réforme en France.
Mais pour un pays, les années de souffrance comptent double, et les classes politiques qui ont échoué peuvent perdre très vite leurs « parts de marché » électorales, comme on peut le voir avec l’effacement ultra-rapide des partis socialistes notamment en Espagne et en Grèce. Et inversement avec la montée fulgurante de partis nouveaux, réussissant à exprimer les besoins d’un renouvellement authentique.
Henri Hude est philosophe, ancien élève de l’ENS, directeur du Pôle Éthique des Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Sur ce sujet, lire l'Ethique des décideurs (Économica, 2004).
www.henrihude.fr
Article précédent :
Après les élections (I) : l’égarement philosophique des partis de gouvernement
À suivre :
Regards dans le brouillard vers l’avenir
La venue au pouvoir du FN peut-elle être une perspective réaliste, à plus courte échéance ?
La montée du péril islamiste peut aussi changer la donne.
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