Stratégie à haut risque de la reconquête turque du bassin méditerranéen

Source [Revue Conflits] Dans un projet assumé, le président Erdogan poursuit l’inféodation de la Méditerranée et de ses confins [1]. Il cherche à rétablir la Turquie dans la pleine puissance d’une Sublime Porte idéalisée, vengée de la double humiliation des défaites de 1918-1923 et d’une trop longue attente aux portes d’une Union européenne porteuse de valeurs opposées à celles de l’islam politique.

Ce projet s’appuie sur une stratégie aussi globale que décomplexée. Elle vise à affirmer la puissance turque en muselant les oppositions internes et externes, conquérant des ressources naturelles vitales, surtout, en démantelant l’ordre établi des traités imposés. Elle constitue un manifeste du modèle employé par les États-puissances, avec des héritages stratégiques différents et des succès divers. Pas après pas, ils avancent vers leur but, démantelant le fragile édifice du droit international comme les enceintes d’un multilatéralisme moribond, dans un parallèle manifeste avec la crise des années 1930.

 

1/ Une stratégie globale

 

Héritière de l’axe tracé par les gouvernements nationalistes vers le monde turcophone laissé vacant par l’implosion de l’URSS, cette stratégie s’élargit désormais à l’ex-empire. Elle est globale bien que le potentiel économique lui fasse désormais défaut.

Elle suit au premier chef une voie diplomatique étroitement liée à son pendant militaire, l’un précédant ou accompagnant l’autre, voire servant à masquer l’effet final recherché. Cette diplomatique use des ressorts usuels, économiques (avec des limites manifestes), militaires, culturels ; elle use aussi du véhicule religieux pour relayer ses messages voire peser sur les décisions des pays tiers.

Capacitaire et opérationnel, le volet militaire comble des manques [2], teste les réactions de la communauté internationale en démontrant le potentiel de manœuvre turc et incidemment, permet à la Turquie de s’assurer de ressources primaires, de nouveaux territoires comme d’une certaine autonomie vis-à-vis de l’OTAN. Mobilisant la puissance militaire terrestre et navale turque, il intègre de nouvelles facettes similaires à celles employées par la Russie de Poutine pour conjuguer :

  • des actions discrètes, aux limites du droit et du spectre militaire, comme l’envoi d’armes et d’instructeurs au Gouvernement d’Accord national libyen, les opérations déléguées à la SMP SADAT (aux liens étroits avec les services secrets turcs) ou le recours à des supplétifs arabes pour « normaliser » les confins kurdes [3] ou renforcer de proches alliés, comme au Nagorny – Karabakh ;
  • des démonstrations de puissance, à l’instar de l’escorte du navire de sondage sismique « Oruç Reis » [4] ou encore interceptions répétées d’avions grecs aux limites de l’espace aérien de ce pays, ou encore les mouvements de troupes et de colonnes blindées exécutées vers le fleuve Maritza [5] marquant la frontière avec la Grèce ;
  • et des actions de force, comme les opérations « Rameau d’olivier » puis « Source de paix » aux confins kurdes et syriens.

Cette stratégie est assurément sécuritaire. La Turquie est certes confrontée depuis des décennies à différentes menaces intérieures, notamment celle du PKK, mais ce prétexte permet à Erdogan de museler l’opposition et de resserrer le contrôle des populations. De même, le putsch avorté de 2016 a conforté la mainmise gouvernementale sur l’appareil d’État tout en éliminant les courants gülenistes. Toutes choses égales par ailleurs, le NSDAP n’avait pas procédé autrement de 1933 à 1935, discréditant ses alliés politiques et renforçant son contrôle des appareils policiers et militaires.

Enfin, cette stratégie est déclamatoire. Erdogan n’avance pas masqué, mais tient un discours clair, audible, articulé [6]. Sa communication comme ses opérations d’influence utilisent les canaux d’usage tout comme ceux offerts par la diaspora turque et la Fraternité musulmane. Cette stratégie joue sur tout le registre de la séduction à la menace, passant par l’imprécation, le chantage, et la négociation pour :

  • captiver l’auditoire turc, dans et en dehors des frontières,
  • manipuler et diviser les interlocuteurs internationaux [7], soient-ils soutiens ou opposants, potentiels ou avérés,
  • frapper d’anathème les boucs émissaires, d’abord l’ennemi héréditaire grec, ensuite l’Union européenne, enfin d’une façon de plus en plus nette, le monde occidental et ses influences néfastes.

 

2/ Face à une opposition inexistante

 

Dans son application, cette stratégie ne se heurte à aucune opposition sérieuse ce qui laisse une pleine liberté d’action à Erdogan pour quelque temps encore.

À moins d’exploiter le ressort du conflit périphérique interminable, les Kurdes sont militairement trop faibles, politiquement trop divisés et diplomatiquement trop isolés (voire inexistants) pour constituer un quelconque obstacle.

Confrontée à ses démons intérieurs, l’Égypte ne dispose pas d’un appareil militaire suffisamment solide pour contrebalancer les puissantes armées turques ; il en va de même pour le binôme saoudo-émirien fixé par ses divergences, le péril perse et la dissidence chiite.

Le monde occidental est lui fragilisé par le désengagement américain du théâtre euro-méditerranéen résultant d’une réorientation stratégique vers le Pacifique amplifié par l’isolationnisme de D. Trump et les présidentielles. Hormis des admonestations, les Etats-Unis interviendront d’autant moins fortement qu’obnubilés par le renouveau de la puissance russe et le combat contre les djihadistes dans les confins syro-irakiens, ils ne sauraient se passer de l’alliance turque. Ceci se retrouve à l’OTAN, focalisée sur la menace aux frontières. L’Alliance apparaît donc tributaire de la Turquie à la fois, contributeur militaire majeur [8] et point d’appui indispensable pour contenir la Russie (voire l’Iran) et neutraliser le péril djihadiste. Elle offre au mieux une agora où gérer le différend gréco-turc.

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[1] Olivier Mazerolle, « Turquie : la guerre pour un empire », éditorial de « la matinale », LCI, 04/10/2020.

[2] Comme les systèmes de défense sol-air russe S400. Indépendants des fournisseurs notamment nord-américains de l’OTAN, non-intégrables au réseau de défense intégré, ces systèmes modernes et performants contrebalancent le surclassement des forces aériennes turques tout en offrant une première capacité « anti-access – area denial (A2AD) », donc de dissuasion et de sanctuarisation.

[3]  Avec un retournement ethnique, la Turquie d’Erdogan recours à des procédés identiques à ceux de l’empire agonisant. Ainsi, les bachi-bouzouks, irréguliers Kurdes levés par le sultan, jouèrent-ils un rôle de premier plan dans la répression menée en Arménie en 1915.

[4] Cette campagne fait écho aux grands travaux lancés par les gouvernements nationalistes au tournant des années 1990, visant à contrôler les eaux du Tigre et de l’Euphrate. Ils avaient alors créé de vives tensions, notamment avec l’Irak.

[5] Aussi dénommé Meriç ou Evros.

[6] « [Les Européens] vont comprendre que la Turquie est assez forte politiquement, économiquement et militairement pour déchirer les cartes et documents immoraux ! » R.T. Erdogan, allocution télévisée du 04/09/2020, cité par AFP et France info le 05/09/2020.

[7] « [je prie les] institutions européennes et les États membres de rester équitables, impartiaux et objectifs et à agir de façon responsable face aux problématiques régionales, en particulier en Méditerranée orientale », R.T. Erdogan, entretien avec Charles Michel le 04/09/2020, cité par le Parisien(AFP) le 07/09/2020. On pourra aussi se référer à « Méditerranée : Erdogan pour un dialogue avec une approche constructive » in le Figaro (AFP), 16/09/2020 (citant une visioconférence de médiation avec la chancelière A. Merkel).

[8] Les forces terrestres turques forment le deuxième contingent derrière les USA, soit quatre corps OTAN.