Le reproche surgit régulièrement : vous faites des manifs sur les sujets de société comme le mariage ou la protection de la vie, l’avortement, l’euthanasie… mais pas du tout sur les sujets sociaux ou économiques, pourtant tout aussi importants – et sur lesquels insiste la doctrine sociale de l’Église. L’objection est sérieuse et mérite examen.
Rappelons déjà qu’il y a des différences considérables entre ces domaines. La base légale d’abord : dans un cas, on manifeste contre des lois bien précises, qui comportent une disposition inadmissible ; dans l’autre, on conteste le dosage ou la pertinence de mesures qui ne sont pas manifestement immorales en soi.
Les enjeux ensuite : dans un cas, il s’agit d’affaires de vie ou de mort directe, au moins d’un principe de base de la société ; dans l’autre, c’est une affaire de degré mais il n’y a pas de désaccord franc sur les principes.
Le processus politique enfin : dans le cas des questions de société, les partisans des lois projetées manifestent peu car le processus politique est en leur faveur. En revanche les opposants sont en position minoritaire, face à une idéologie dominante. Ce n’est pas le cas en matière sociale.
Désaccord ou émotion ?
Dans quels cas d’ailleurs pourrait-on manifester pour ou contre des lois sociales ou économiques, sauf pour défendre des intérêts précis ? Dans la plupart des cas visés, la décision ne se pose pas clairement en termes de principes, avec une réponse en oui ou non. Le SMIC, le déficit budgétaire, les retraites, la séparation des banques etc., où est la limite exacte ? Il y a certes des cas dramatiques comme celui des SDF, et le besoin d’agir est alors indiscutable ; mais quelle est la loi qui donne une réponse ? On manifesterait évidemment contre une loi prévoyant leur euthanasie, ou même les classant comme citoyens de seconde zone. Mais ce n’est pas le cas. Il s’agit de leur éviter la misère et de les aider par un hébergement ou une prise en charge, etc. Cela ne se traite normalement pas par des manifestations.
On ne fait pas de manifestation non plus sur des sujets comme l’insécurité. Car là aussi la définition des moyens est une question complexe, et bien souvent la limite exacte entre les mesures utiles et les autres n’est pas claire. Mais tout le monde est d’accord sur l’idée. De même en un sens, pour la plupart des sujets écologiques. Prenons le cas de l’écotaxe : sur le plan des principes elle se défend, on peut en revanche douter de sa pertinence, on peut aussi remettre en cause ses modalités. Mais comment traiter cela par une manifestation ? Dans tous ces cas, tout au plus peut-on avoir une manifestation coup de colère, par exemple face à un meurtre ou un viol sordide. Ce peut avoir un sens émotionnellement et politiquement : mais il ne s’agit alors pas de débattre de principes.
Légitime défense, mais sans principe
On peut objecter que d’autres ont moins de délicatesse. Ainsi les Bonnets rouges sur l’écotaxe justement, les manifestations étudiantes contre le CPE du temps de Villepin, celles des taxis contre les voitures avec chauffeur, la contestation de la construction d’un aéroport à Notre-Dame-des-Landes, etc. Mais dans tous ces cas, la manifestation ne procède pas d’une analyse de principe, du genre évoqué par la doctrine sociale de l’Église, et par la loi naturelle. Des personnes plus ou moins directement visées par une mesure la considèrent mauvaise, ou mal dosée, et ils manifestent pour le dire. Ce peut être légitime, mais pas par principe. Ni la doctrine sociale de l'Église, ni la loi naturelle ne nous disent quelle est la bonne réponse en la matière.
Quant à l’idée de manifester sur une idée générale, la lutte contre le réchauffement climatique ou la transition énergétique, cela n’aurait pas beaucoup de sens car ces objectifs en soi légitimes sont trop vagues.
Il semble en résumé qu’une manifestation doive avoir un but précis, lié à une décision concrète. Ce qui ouvre deux champs possibles : dans un cas, la décision met en jeu un principe — et alors une manifestation peut être en ligne avec une démarche de principe, type « doctrine sociale ». Ou alors on conteste un dosage ou un mixte de mesures. Mais ce deuxième cas relève d’un choix prudentiel, qui ne s’arbitre pas par un quelconque jeu de principes.
Pourquoi manifester ?
Plus profondément, pourquoi recourir à des manifestations ? Pourquoi ne pas s’en remettre au débat public, dans les médias ou sur l’Internet, ou à la procédure politique, électorale et parlementaire ? La première voie permet un vrai débat de fond, au moins en principe, ce qui n’est évidemment pas le cas d’une manifestation, dont les mots d’ordre ne peuvent être que très simples. Et la deuxième a pour soi la légitimité politique, débouchant sur des décisions effectives.
Si donc il y a manifestation, c’est qu’on pense que ces procédures ne marchent pas. Ce qui vise comme on l’a vu deux cas : un principe a été méconnu, ou une décision n’a pas fait droit à des intérêts ou positions particuliers. Seul le premier cas nous intéresse ici ; on voit alors que ce qui justifie une manifestation, c’est que ce à quoi quelqu’un croit n’est pas pris en compte par le système. C’est évidemment vrai actuellement pour le chrétien en matière de mœurs, car ses idées sont chassées du débat public par le délire du politiquement correct dominant. Mais pas en matière sociale, ou écologique, car ses préoccupations sont admises dans le débat, public ou politique – même si l’effet n’en est souvent pas convaincant.
Le théâtre d’une opposition
Ceci dit, même dans ce cas où le moyen se justifie, il ne faut pas être naïf sur le rôle des manifestations, et leurs risques. Elles sont une partie du jeu politique démocratique. Or on sait que sa réalité est très éloignée de la théorie, qui le présente comme un débat libre, suivi d’un vote. Outre les dimensions affectives et sociologiques, la dialectique des camps en présence est essentielle : il s’agit d’une rivalité entre des groupes organisés pour obtenir le pouvoir ou influer sur une décision. Les manifestations font partie de ce jeu collectif : il s’agit d’un geste théâtral par lequel on appuie une thèse ou une demande, sous la forme d’une occupation physique en groupe d’un espace commun visible au cœur de la cité.
D’une certaine façon c’est la forme sublimée d’un combat, dont l’objectif est le contrôle du terrain.
De ce point de vue, ce qu’on appelle démocratie participative n’offre pas plus de garantie de qualité que la démocratie procédurale. Il n’y a pas de garantie de rationalité dans une manifestation : c’est un moyen de s’affirmer et de peser dans un débat. Ce qui donne d’ailleurs une importance considérable à la lecture qui en est faite, notamment médiatique ; d’où actuellement les efforts du régime en place pour donner dès que possible son interprétation, négative, des manifestations sur le mariage ou la vie. Mais cela n’invalide évidemment pas non plus la démarche.
L’affirmation doit être faite énergiquement. Même si (comme je le développe dans un autre article) cela ne saurait déboucher à ce stade sur la contestation du régime, et doit rester limité à l’affirmation claire et pacifique des principes défendus.
Réclamer ou affirmer
En conclusion il y a donc bien à distinguer deux types de manifestation. Manifester dans le cadre des idées reçues du système, c’est utiliser ce moyen, qui est en fait une démonstration de force, pour soutenir des positions défendues par ailleurs par d’autres moyens : c’est la logique des innombrables manifestations sectorielles qu’on a évoquées. Souvent pas très justifiées, en tout cas limitées, elles ne nous intéressent pas ici.
En revanche, manifester sur une position de principe est l’arme de qui n’a pas d’expression naturelle pour rappeler ces positions, ce qui conduit à revenir aux bases même du jeu politique, à l’expression d’une présence résolue qui ne se reconnaît pas dans les procédures installées, et proclame son attachement à des principes. Il n’est alors pas surprenant que cette expression s’impose là où la divergence avec le système politiquement dominant porte sur des questions essentielles, ce qui est à l’évidence aujourd’hui le cas en matière de mœurs, de famille et de respect de la vie.
Il est donc pleinement justifié de poursuivre ce combat sans état d’âme.
Pierre de Lauzun est essayiste. Historien des idées, économiste, il a publié notamment : L’Avenir de la démocratie (F.-X. de Guibert). Dernier ouvrage paru : Finances, un regard chrétien (Embrasure, 2012).
Dernier article publié sur Libertepolitique.com : Contre un régime immoral : la révolte ? La désobéissance ? (7 février 2014)
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Pourquoi manifester ? Voici une question qu'on ferait bien de se poser plus souvent... maintenant que le pli est pris ! Il ne suffit pas de faire nombre pour être légitime à descendre dans la rue...