"Aujourd'hui vous est né un Sauveur, qui est le Christ Seigneur... Vous trouverez un nouveau-né enveloppé de langes, et couché dans une crèche." C'est ainsi qu'un ange annonça à des bergers, en une nuit d'hiver, la venue de Dieu sur Terre.

Il y avait dans ce message de quoi profondément troubler ces juifs, humbles gardiens de troupeau. Car Dieu, nul ne l'a jamais vu : Dieu, "on ne peut le voir face à face sans mourir", voilà bien la certitude que Moïse avait laissée en testament à son peuple. Et l'expérience était annuellement renouvelée dans le Temple de Jérusalem, lorsque le grand-prêtre, pénétrait, seul, dans le Saint des Saints, derrière le voile, au lieu le plus mystérieux de l'édifice. Là, il se tenait dans la Présence de Dieu, mais point face à face. Aussi proche de Dieu qu'il fût, il ne le voyait pas.

La spécificité de l'expérience religieuse d'Israël dans toute l'histoire religieuse de l'humanité est marquée par l'interdiction de se forger des idoles, c'est-à-dire l'interdiction de quelque représentation de la divinité que ce soit : car l'homme ne parvient, par ses propres forces, à se représenter Dieu qu'en projetant ses propres idées, pauvres et défaillantes. Et aussi vénérables soient-elles, ces tentatives pour connaître Dieu ne conduisent jamais qu'à des représentations, des mensonges, des prisons conceptuelles, imaginaires et spirituelles, qui ne tardent pas à montrer leur sombre pouvoir aliénant. L'homme captif de ses idoles en vient à tout leur sacrifier, de ses biens à sa vie, réduisant à néant ses plus nobles aspirations spirituelles.

Qui est Dieu pour vous ?

On le constate aujourd'hui dans notre monde occidental déchristianisé : "– Qui est Dieu pour vous ?" Une sorte de gaz, de flux d'énergie, de grand Tout, de Lumière vaguement fluorescente pour ceux qui se disent "en quête de spiritualité" ; et pour les plus conservateurs parmi les idolâtres de leur propre raison, un grand horloger, un vieux barbu, un Tout-Autre, un Absolu, une hypothèse, une croyance, une opinion, un fantasme habilement sublimé, une consolation psychologique, un patch pour naïfs en manque de naïveté...

Toutes ces représentations auraient passé chez le moins sage des bergers de Bethléem pour rien d'autre que des billevesées païennes. Peut-être étaient-ils pauvres et peu instruits ces bergers, mais au moins n'avaient-ils pas une idée de Dieu aussi médiocre que celles dont se repaissent nos contemporains. À Bethléem, on prenait Dieu au sérieux. Suffisamment, en tout cas, pour se déplacer lorsqu'un ange vous y invitait. Pour voir.

Et qu'y avait-il à voir ? "– Votre Sauveur, qui est le Christ Seigneur." L'ange y va doucement, il connaît ses gaillards, certes habitués des laiteuses voûtes célestes, mais les pieds solidement accrochés sur terre. Il ne s'essaye pas à parler du Verbe Incréé, de la Parole du Père éternel, de Dieu Incarné. Il ne se risque pas à s'entendre rétorquer : "– Nul ne peut voir Dieu face à face sans mourir ; vous ne lisez donc pas la Torah au Ciel ?" Non, l'ange est prudent : il parle du Christ, du Sauveur, du Messie, celui annoncé par les prophètes, celui chanté par les psaumes, celui promis à Jacob. Bref, celui que les bergers attendent, comme tout Israël. L'ange se contente d'annoncer aux hommes l'arrivée de celui qu'ils attendent. Là réside la supériorité des bergers sur nos contemporains : délivrés des prétentions de comprendre Dieu, ils espéraient librement Dieu qui vient se mêler à leur histoire. Ils recevaient Dieu tel que Dieu se donne.

A la manière de

Voici à nouveau une spécificité religieuse d'Israël : la Révélation biblique est toute entière une histoire, une histoire entre Dieu et un peuple, une histoire d'alliance, avec un commencement, timide, mais aussi ses bons moments et ses querelles, fréquents, les uns comme les autres. Et, comme toute histoire réussie, celle-ci à une fin, une fin annoncée et préparée par tout ce qui la précède. Si Israël était dispensé de se forger des idoles à son image, c'est parce qu'il n'en avait pas besoin : Dieu faisait partie de son histoire, Dieu guidait son histoire vers une rencontre définitive, une alliance achevée où il s'unirait à l'homme pour que l'homme s'unisse à Dieu.

C'est ainsi que d'humbles bergers se retrouvèrent dans une grotte à adorer celui qu'ils attendaient. Leur espérance les avait conduits à un acte de foi tout neuf, inimaginable, même pour un juif : adorer un enfant. Il n'y avait là nulle représentation de Dieu, nulle idole taillée dans le bois ou forgée dans le bronze, nulle divinisation d'un personnage politique. Devant leurs yeux, aucun voile, aucune projection imaginative, mais un enfant connu face à face, un don reçu tel quel, sans fard et sans projecteurs. Dans la grotte de Bethléem eut lieu une vraie rencontre de Dieu avec les hommes. Dieu s'était fait petit enfant pour rencontrer l'homme. L'homme s'était fait simple comme un enfant pour rencontrer son Dieu. Face à face.

Berger parmi les bergers adorant à la crèche Jésus enfant, le pape Benoît XVI remarquait ce Noël que "sa manière d'être Dieu provoque notre manière d'être homme". La manière d'être de Dieu se manifeste d'abord dans son refus d'une adoration mensongère de la part de l'homme, dans sa patience durant des millénaires pour préparer un peuple à le recevoir, mais aussi, et surtout, dans l'humilité bouleversante de l'Incarnation, lorsque Dieu s'est offert à devenir notre familier. C'est en cela qu'il provoque notre manière d'être homme : aucune rencontre véritable avec Dieu n'est possible pour celui qui ne désire pas cette familiarité.

À l'homme sans foi et sans espérance, à l'homme qui ne se laisse pas vaincre par l'humilité d'une présence divine dans notre chair, à l'homme épris de sa grandeur – quelle grandeur, mon Dieu ! – plus que de celle de son créateur, à l'homme persuadé de tenir entre ses mains sa destinée, la crèche est plus lointaine encore que toutes les idoles et tous les mythes de tous les temps. Dieu fait homme dans la crèche provoque notre manière d'être homme en ce que celui qui est étranger à la crèche est étranger à lui-même. Si Dieu s'est fait homme, c'est pour rencontrer des hommes, non des captifs de leurs idoles. Il n'y a de rencontre de Dieu avec l'homme que dans la familiarité avec le Christ, Fils de Dieu fait homme.

Le 31 décembre 2005.

Le fr. Emmanuel Perrier est dominicain au couvent Saint-Thomas d'Aquin de Toulouse.

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