Début octobre, le projet de loi Pacte (projet de loi relatif à la croissance et la transformation des entreprises), qui comprend un volet relatif à l’objet social de l’entreprise, a été approuvé en première lecture à l’Assemblée nationale, avant son passage au Sénat en janvier 2019.
Ce thème, venu au grand jour il y a quelques mois à l’occasion de la publication du rapport Notat-Sénard (« L’entreprise, objet d’intérêt collectif », voir lien PDF), dépasse largement le seul débat législatif. Il s’enracine dans une réflexion de fond, qui pose la question de la finalité de l’entreprise, et qui y répond autrement que par des considérations seulement financières.
Dans un pays comme la France, toute modification du code civil est un événement. Le projet de loi Pacte, qui comprend, parmi ses cent quarante articles, la modification des articles 1833 et 1835 du code civil portant sur l’objet social de l’entreprise et sur ses statuts, n’échappera pas à la règle. Mais pour que cet événement fasse vraiment date, deux écueils doivent à notre sens être évités.
Le premier écueil est celui de la judiciarisation. De quoi s’agit-il ? En ajoutant un alinéa à l’article 1833, qui prévoit dorénavant que la gestion d’une entreprise se fait en prenant en considération « les enjeux sociaux et environnementaux de son activité », le risque existe de transformer la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) en arme juridique qui pourra être brandie contre tous les dirigeants d’entreprise qui seront accusés de ne pas en faire assez sur ce terrain. Comment déterminer qui en fait assez ?
Inquiétude des chefs d’entreprise
D’où leur inquiétude face à cette réécriture du code civil, d’autant plus légitime que la formulation adoptée est très large compte tenu de la nature même de la RSE. Dès lors, l’effet obtenu par cette modification législative sur les dirigeants pourrait simplement être de les inciter à se prémunir contre les risques judiciaires de non-respect de ces exigences. S’ouvrirait alors l’ère de la RSE à coups de menaces de procès… Ce qui, on en conviendra, ne tire personne vers le haut.
Le deuxième danger est celui du « vernis communicationnel », si l’on nous passe l’expression. L’article 1835 du code civil est en effet appelé à être modifié par l’ajout de la possibilité, pour les statuts de la société, de préciser « la raison d’être dont elle souhaite se doter dans la réalisation de son activité ». L’écueil est ici clairement repérable, et déjà à l’œuvre : il revient à réduire la RSE à des éléments de langage pour la communication interne et externe.
Dans ce cas, l’effet de la modification législative sera simplement de faire entrer dans les statuts de la société des phrases jusque-là réservées aux supports publicitaires. Débuterait alors une autre ère pour la RSE, celle de la phraséologie communicationnelle, mais désormais à valeur juridique… Comment conjurer ces deux risques ? La voie à suivre n’est ni l’impasse d’une RSE des procès et des juridictions, ni celle d’une RSE de la communication. C’est la voie, plus réaliste, de la recherche en commun du sens concret de l’entreprise concernée.
Une communauté de talents et de moyens
Les entreprises doivent sortir gagnantes de l’incitation du législateur à retrouver leur raison d’être, et donc l’intelligence du travail qui s’y déploie. Que la financiarisation de l’entreprise, qui assigne comme seul objectif à la gestion de celle-ci la maximisation du résultat pour l’actionnaire, soit à l’origine d’une perte globale de sens du travail, ne fait mystère pour personne.
Ce n’est pas parce que l’activité de l’entreprise produit des bénéfices que ces derniers suffisent à fournir le sens du travail qui s’y réalise : la finalité d’une entreprise de services informatiques n’est pas de dégager du profit, mais d’assurer une offre de services informatiques, contribuant ainsi au bien de la société. Et donc au bien commun, qui est la finalité des finalités. Ce qui ne veut pas du tout dire qu’il ne soit pas important et même indispensable, pour elle, de dégager du profit !
La notion de raison d’être est ainsi ce qui permettrait au sens de renaître dans un univers entrepreneurial où il est en voie de disparation. Il n’est pas si courant que nous ayons la possibilité de répondre à ce type de question. Une entreprise, c’est une communauté humaine rassemblant des talents et des moyens pour offrir un produit ou un service de qualité à la société, et contribuer par là au développement des personnes humaines.
Il est donc essentiel que les parties prenantes ainsi concernées dégagent le mieux possible sous la responsabilité des structures de décision de l’entreprise quel est ce service, dans quelles conditions elles auront à cœur de l’assurer, et quels engagements permanents elles prennent à cet égard envers elles-mêmes et envers la société. Entreprises, ne laissez pas passer cette occasion historique.
Signataire : Comité Pro Persona, « Pour une finance au service de l’économie et une économie au service de la personne humaine » (Cyril Brun, consultant en ressources humaines, Sylvain Chareton, directeur de l’Université catholique de l’Ouest de Laval, Don Pascal-André Dumont, économe général de la Communauté Saint-Martin, Don Jean-Rémi Lanavère, directeur adjoint de l’Ecole supérieur de philosophie et de théologie de la Communauté Saint-Martin, Pierre de Lauzun, ancien délégué de l’Association française des marchés financiers). Collectif
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