Source [La revue des Deux Mondes] Professeur de renommée internationale, spécialiste des auteurs du Grand Siècle et du XIXe siècle, ce chercheur et académicien avait dénoncé les menaces pesant, selon lui, sur la culture par la dissolution de l’élitisme. Il est mort le 24 juin, à l’âge de 88 ans.
D'un meilleur usage de l'histoire de France. Interview de Marc Fumaroli.
REVUE DES DEUX MONDES - Pensez-vous que la société française persiste à se réfléchir dans le modèle révolutionnaire ? Est-elle condamnée à se représenter son destin au travers de ce modèle ?
MARC FUMAROLI - Ce n'est plus du tout l'idéologie révolutionnaire qui fascine rétrospectivement aujourd'hui ce que l'on peut appeler la « conscience nationale » en état de manque, mais l'autorité centrale, puissante, enthousiasmante que la Révolution a créée, rassemblant toutes les jeunes énergies d'un peuple nombreux et doué pour repousser une invasion et se faire craindre de toute l'Europe. En ce sens, le modèle jacobin recoupe, toujours dans une « conscience nationale » aux abois, outre le modèle impérial napoléonien, s'imposant à l'Europe par ses arts comme par ses armes, le modèle monarchique de Louis XIV. Le gouvernement du grand roi avait permis à un royaume des guerres civiles de retrouver en 1661 une puissante unité, libérant aussi bien ses énergies spirituelles (sciences, religion, lettres et arts) que ses capacités militaires : quatre ou cinq guerres, dont la dernière était qualifiée par Churchill de mondiale - il s'agissait de la guerre de succession d'Espagne - ont été menées avec maestria, sinon selon ses plans, par le roi. Le XVIIIe siècle français de Louis XV et de Louis XVI peut jouer lui-même un rôle de référence et de repère pour la fierté française aujourd'hui très attristée, mais non éteinte : la France France dite des Lumières continue sur la lancée de Louis XIV, mais en comparaison, en matière de puissance diplomatique et militaire, les deux derniers rois ont déçu les Français, ce qui les a poussés à se donner une « volonté générale » autrement vigoureuse et ambitieuse que celle des derniers Bourbons.
La mélancolie et la <• déclinologie » actuelles, dont ceux-là mêmes qui la combattent en paroles sont atteints intérieurement, font percevoir ces « repères » historiques, non pas comme une invitation à vouloir et agir fermement, en s'emparant du possible et du souhaitable dans la conjoncture présente, mais comme des idéaux à célébrer et à feindre de répéter, alors que l'on sait très bien qu'ils sont irrépétables dans le monde tel qu'il est.D'où ces dissonances grotesques et pénibles entre des discours de Chantecler ou de Matamore, et des actes vacillants ou des faits pathétiques qui confirment l'opinion dans son humeur déçue, déprimée, désorientée. Par exemple, on a fait croire aux Français, entre autres billevesées, que l'Europe, c'était la nation France élargie de fait de l'Atlantique à l'Oural, alors que l'Union européenne est un jeu agonistique, subtil et quotidien entre nations, à qui d'entre elles se montre meilleure joueuse, autant qu'une décision de principe entre nations se reconnaissant enfin un patrimoine spirituel commun et se donnant pour règle absolue de s'interdire tout conflit armé. Il n'est donc pas surprenant qu'une majorité de Français ait dit non à une Constitution qui reconnaissait cette vérité élémentaire et dissipait l'illusion quichottesque dont on les a bercés.
Par ailleurs, nous ne sommes plus les Français de 166l, de 1789, de 1805 ou de 1814.Nous sommes moins endurants, moins naïfs, au bon sens du mot, et beaucoup moins sincères dans notre prétention à nous vouloir en tout les meilleurs. La « conscience nationale » est endeuillée, l'opinion est à la fois conditionnée et irritée de l'être, et la « volonté générale » quand elle se cherche, a beaucoup de mal à trouver une expression publique et une ligne de conduite claire. Le dramatisme de l'histoire de France depuis 1789, avec ses hauts et ses bas, les deux invasions de 1814 et 1815, celle, déjà terrible de 1870, la bataille de vie ou de mort de millions de poilus dans les tranchées de 14-18, et brochant sur le tout, l'effondrement inouï de juin 1940, la guerre civile 1940-1945, ont effrité le civisme et le patriotisme français. Ces défaites, ces deuils, ces déceptions et les rancunes profondes qu'elles ont laissées derrière elles de génération en génération ont détendu le lien social, descellant les consciences privées de la conscience nationale. Ce fut toujours, depuis Montaigne et son « arrière-boutique », une vertu française que de savoir garder son quant-à-soi et y rechercher un peu de bonheur, tout en ne perdant jamais de vue la chose publique. Cet équilibre du « caractère » français s'est rompu et même décomposé, et nous sommes depuis longtemps gouvernés de telle sorte que chacun est encouragé à tirer la couverture à soi et aux siens, en ignorant l'intérêt général. On appelle cela « l'individualisme démocratique ». Sans contrepoids de volonté générale et de religion civile, c'est, dirait Cioran, un « précis de décomposition ».
La fin de la conscription a amputé la nation d'une des sources vives du principe d'égalité et d'intégration ; l'antique « servitude et grandeur militaire », réduite à une sorte de clandestinité, prive la nation de l'une de ses grandes assises morales classiques. Une télévision démagogique a remplacé l'ancienne culture et mémoire populaires par le nivellement des émotions collectives préfabriquées et de l'imaginaire surgelé. Le maternage social et culturel de l'État-providence n'a pas seulement fourni à la fonction publique un alibi pour être souvent toute-puissante sans prendre de risque, créant un État à la fois envahissant et velléitaire. Il a répandu une sorte d'acitoyenneté indifférente qui peut aller, dès la jeunesse, jusqu'au dédain du travail et jusqu'aux manœuvres en tous genres en vue de se caler dans les poches confortables surprotégées par l'État et défendues bec et ongles, ou bien en se laissant glisser dans les marges de « non-droit » où les trafics et la délinquance tiennent lieu de travail. Un tel terrain est également très favorable aux communautarismes ethniques et aux sectarismes religieux les plus mesquins et agressifs. Là-dessus le Parlement de la République une et indivisible vote des lois qui privilégient telle ou telle mémoire communautaire, encourageant implicitement toutes les autres à réclamer jalousement et tour à tour les mêmes privilèges. La contradiction entre cette législation sélective et les grands principes d'unité, d'universalité, de laïcité, de liberté de penser et d'écrire, dont l'Etat malgré tout continue de se prévaloir, mine et émiette, à court ou long terme, la réalité de la nation.On parle aujourd'hui de « fin de règne », comme on en parlait à la veille de la mort d'Henri III, de Louis XTV, de Louis XV, pour ne pas remonter plus haut, ou encore à la fin de la IIIe et de la IVe République.
Du même coup, l'Europe ayant déçu l'espoir de servir de patriotisme français de rechange, et le patriotisme luimême étant rejeté en France parmi les mots « vieillis », on assiste à une poussée de « souverainisme » antieuropéen qui appelle à une restauration de l'État-nation, comme si l'État en France n'était pas assez providentiel. On invoque le « nationalisme économique » comme au beau temps du « blocus continental » de la Grande Nation, de Brest à Saint-Pétersbourg, voire aux années du Dr Schacht et de son repli sur le « marché intérieur » du Reich. Revient sur le tapis le scénario, mais en l'absence des excellents acteurs du film original, d'un remake de la « France seule » de 1792. Une « France seule », mais cette fois en vue de conserver et non de réformer son « exception » pourtant essoufflée. Alors que la Révolution a été un sursaut national d'ambition, d'audace, d'imagination et de courage contre un État poussif trop conservateur de ses propres habitudes, et perçu par les Français comme incapable de leur donner, à l'intérieur comme à l'extérieur, un champ d'action à la mesure de leurs talents, de leur nombre, de leur ardeur à exceller. À son tour l'Empire a cherché à combler leur attente dans ce sens conquérant.
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