Olivier Noël a eu raison de mettre en évidence l'"opposition" entre le pape Jean Paul II et son plus brillant biographe, l'Américain George Weigel, sur la question de la guerre juste, et de leurs prises de position respectives à propos des deux guerres du Golfe (1991 et 2003) (Cf.
Décryptage, 23 août). Mais il ne faut pas se tromper sur la nature de cette divergence, sous peine d'obscurcir le dialogue entre catholiques européens et américains : celui-ci doit demeurer fondé sur le principe de sympathie, et sur une réelle humilité de part et d'autre. Telle ou telle politique menée par les États-Unis peut parfaitement ne pas remporter l'adhésion des Européens. Il faut le dire, sans tirer des conclusions trop hâtives, et rappeler qu'il est impératif de favoriser le dialogue entre les deux continents qui ont tant en commun, à commencer par leur tradition chrétienne.
C'est ainsi qu'il faut d'abord comprendre Weigel lorsqu'il suggère qu'un "dialogue plus judicieux — au sein du catholicisme américain, au sein du gouvernement des États-Unis, entre Américains et Rome — pourrait résulter de la redécouverte et du renouvellement de ce qu'on appelait autrefois la théorie catholique des relations internationales" [1]. De fait, cette théorie aiderait certainement à lever les doutes sur les diverses conceptions de la guerre juste, si mal comprise de nos jours.
La théorie catholique des relations internationales
Rappelons brièvement ce qu'il en dit. Pour Weigel, la théorie catholique des relations internationales se situe dans une tradition de "réalisme moral" qui repose sur trois principes.
Le premier, c'est que la politique est un "domaine qui relève de la rationalité et de la responsabilité morale". Ce principe est profondément ancré dans des convictions qui sont un trait distinctif du catholicisme, comme la conviction selon laquelle "l'humanité n'est pas totalement dépravée [2]".
Ensuite, cette théorie est une conception classique du pouvoir qu'elle définit comme "capacité d'atteindre un but pour le bien commun". On voit pourquoi et la tradition de la guerre juste et cette théorie prennent bien soin d'opposer la force proportionnée à la violence qui ne construit rien. De plus cette théorie ne se pose pas des questions futiles, abstraites, mais s'interroge sur les conditions même de l'exercice de ce pouvoir, ce en quoi on voit bien qu'elle est tout aussi d'actualité que la tradition de la guerre juste. Point essentiel. C'est ainsi qu'elle se demande "à quelles fins, par quelle autorité, par quels moyens" ce pouvoir doit s'exercer.
Enfin toutes deux formulent une conception bien distincte de la paix, qu'elles n'imaginent pas idéale, céleste (nous vivons dans un monde du péché) mais bien définie d'une manière rationnelle. "La paix de la communauté politique", affirme Weigel, "dans laquelle l'ordre, la loi, la liberté et des structures justes de gouvernance favorisent le bien commun de manière à mener les communautés vers la caritas, qui est la fin la plus adéquate et la plus noble [3]".
La guerre, elle, est un phénomène extrême, dont le pape Jean Paul II parlait à juste titre comme d'une "défaite pour l'humanité". C'est le point de vue spirituel, celui vers lequel tous les chrétiens devraient tendre. Mais l'homme se débat aussi dans des réalités quotidiennes, plus ou moins agréables ou affligeantes, dont un certain nombre le tirent vers le bas, c'est le point de vue terrestre. Il n'y a pas nécessairement conflit entre les deux, mais le fait de vouloir réconcilier les deux points de vue provoque parfois une certaine tension, dont il faut être conscient. Pour le chrétien, il existe toutefois une hiérarchie entre les deux, le dernier point de vue se soumettant au premier, mais dans le sens où sa conduite est un effort permanent visant à se libérer des servitudes du péché.
Guerre juste : ce que dit le Magistère
Rappelons d'abord que la tradition de la guerre juste est bien une tradition catholique, acceptée par le Magistère actuel, même si elle est loin d'être une tradition centrale de son enseignement et qu'elle pose des problèmes manifestes, et déjà des problèmes d'interprétation [4].
Le Catéchisme de l'église catholique, texte de référence voulu par les Pères du Synode convoqué par Jean Paul II le Grand en 1985, rappelle que les chrétiens doivent tout mettre en œuvre pour éviter la guerre (n. 2308). C'est le point le plus important, incontestablement. Mais le même texte stipule dans le même temps, citant Gaudium et Spes, que tant "que le risque de guerre subsistera, qu'il n'y aura pas d'autorité internationale compétente et disposant de forces suffisantes, on ne saurait dénier aux gouvernements, une fois épuisées toutes les possibilités de règlements pacifiques, le droit de légitime défense" (2308). Il énumère ensuite les éléments de cette "doctrine dite de la guerre juste" (2309).
Encore une fois, rappelons que les conditions requises pour livrer une guerre juste sont restrictives, définies avec rigueur, de façon justement à faire en sorte d'éviter toute erreur d'interprétation possible, délibérée ou non [5]. Mais le catéchisme indique aussi, phrase tout aussi cruciale, que "l'appréciation de ces conditions de légitimité morale appartient au jugement prudentiel de ceux qui ont la charge du bien commun" (2310). C'est encore une autre manière de parler de ces deux réalités, spirituelle et terrestre, et de faire la part de ce qui revient à l'une et à l'autre. Elles ne s'ignorent pas l'une et l'autre, et encore moins ne s'opposent nécessairement, mais il importe de les distinguer. Ainsi le cardinal Roger Etchegaray a pu dire, lors d'une intervention publique : "Unir foi et politique sans les confondre, les distinguer sans les séparer, telles sont les deux exigences qui inspirent la conduite chrétienne soit des personnes, soit des communautés." Et d'ajouter : "Aujourd'hui, nul ne peut affirmer que l'Église a l'ambition de régir la société, encore moins la prétention de résoudre tous les problèmes qui s'y posent. Le concile Vatican II a donné l'estocade finale à qui chercherait à tirer de l'Évangile un modèle préfabriqué et unique de la société [6]."
Traditions et nouveautés
De ce qui précède, nous pouvons déjà tirer certaines conclusions. La première c'est qu'à tous les niveaux, — entre les gouvernements civils et le Saint Siège, entre les catholiques européens et les catholiques américains, entre catholiques, orthodoxes et protestants, ou plus modestement entre un auteur et son lecteur — il importe de faciliter le dialogue du fait d'une multiplicité de points de vue ; ce qui veut dire aussi réfléchir sur la nature et les conditions de ce dialogue.
La seconde, c'est que le catholique, contrairement à la majorité des incroyants et des Églises protestantes, s'appuie sur des traditions remontant aux premières communautés chrétiennes. Elles n'ont perdu aucunement de leur pertinence, même si les conditions matérielles et les techniques utilisées par les hommes ont évolué, parfois de manière radicale. Car les traditions visent à l'essentiel d'une réalité. Il n'est donc nullement inopportun de citer Augustin ou Thomas lors d'une discussion sur la guerre (ou sur la famille). Le fait qu'un guerrier monte à cheval ou pilote un char Leclerc ne change finalement rien au cadre conceptuel de la théorie de la guerre juste et du raisonnement qu'elle favorise sur le bien-fondé, ou non, de livrer une guerre [7]. En revanche, les deux guerres mondiales, où les populations civiles furent durement touchées, et l'apparition des armes de destruction massive ont changé profondément notre perception de la guerre dans la mesure où les hommes ont les moyens en théorie de détruire l'espèce humaine. Les régimes nazi et communiste ont montré que certains hommes y aspirent, en prétendant créer les conditions favorables à l'émergence d'un "homme nouveau". D'où la condamnation de la guerre totale considérée comme un crime contre Dieu. Nul besoin de préciser que la guerre totale contredit de la façon la plus criante le principe de la guerre juste.
L'analyse des conservateurs américains
Le dialogue qu'ont engagé les conservateurs catholiques américains avec l'Église, portant sur cette dernière tradition, est peut-être, de tous, le plus grave et le plus épineux. Leur double identité, celle de catholiques et celle de conservateurs, peut sembler, dans certaines conditions, s'avérer un poids trop lourd à porter. Alors que le Magistère embrasse toutes les questions d'un point de vue universel, les individus au service de l'État, y compris les intellectuels, doivent réfléchir aux manières les plus appropriées de résoudre certains problèmes temporels et singuliers dont la défense nationale n'est pas le moindre.
Ces manières ne peuvent manquer, du reste, de différer sensiblement d'un pays à l'autre car chaque pays a sa propre histoire, ses propres mythes collectifs, ses propres besoins, mais surtout son propre rôle à jouer dans le concert des nations. Celui de l'hyperpuissance que sont les États-Unis diffère fondamentalement de celui d'une puissance comme la France ou l'Australie. L'ordre mondial depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale a été en effet assuré quasiment par les seuls Etats-Unis [8] : en s'opposant avec succès à la menace communiste durant la Guerre froide, en particulier en neutralisant l'URSS et la Chine populaire, et à partir de 1989, en essayant de redéfinir un nouvel ordre international (en visant le même but d'une manière toute différente, éradiquer l'empire du Mal, on peut dire que Jean Paul II et Ronald Reagan ont poursuivi des actions complémentaires mais différentes : le premier fut incontestablement à l'origine de cette "révolution des consciences" qui changea le cours de l'histoire à l'Est [9]).
Mais si le rôle des États-Unis durant la Guerre froide fut proprement remarquable [10], son nouveau rôle suscite néanmoins des interrogations, et parfois une franche incompréhension, que nous aurions tort de cacher. Ce pays instigua les nations qui lui sont proches à faire la guerre contre l'Irak par deux fois, contre l'avis du Saint-Siège. La première guerre du Golfe — avec l'aval de l'ONU, elle rassembla une grande coalition dont la France —, et surtout la deuxième guerre du Golfe — sans l'aval de l'ONU, et à laquelle ne participèrent que la Grande-Bretagne et des pays comme l'Italie, l'Espagne et la Pologne — provoquèrent en effet toutes deux la condamnation du pape. Il faut noter par ailleurs que dans le second cas, à l'exception de la Grande-Bretagne, ce furent des pays catholiques, dont on sait à quel point Jean Paul II leur témoignait une grande affection, qui participèrent, modestement il est vrai, aux opérations de soutien. Curieusement, c'était aussi des gouvernements conservateurs (gouvernement Aznar, gouvernement Berlusconi) où nombre de ministres étaient catholiques et partageaient les préoccupations du Saint-Père : opposition aux nouvelles structures familiales comme les familles monoparentale et homosexuelle, promotion de la culture de la vie [11]. On peut dire ici que la tension entre les deux points de vue était extrême.
C'est ainsi que si les catholiques sont tous tenus d'écouter le Saint-Père et de tenir compte de son enseignement dans leur vie quotidienne, Weigel, ou un autre, est malgré tout dans son rôle de catholique dans la cité lorsqu'il interprète la doctrine catholique afin d'influencer concrètement la politique de son pays (jugement prudentiel). Autrement dit, sa réflexion, d'inspiration catholique, sur les solutions à apporter aux problèmes tels que ceux liés à la sécurité est légitime dès lors qu'il vise à participer activement à la politique de son gouvernement (lequel privilégie le point de vue terrestre) tout en raisonnant moralement. C'est l'illustration de l'idée selon laquelle "l'appréciation de ces conditions de légitimité morale appartient au jugement prudentiel de ceux qui ont la charge du bien commun". Ce concept de sécurité intérieure, par exemple, est sans doute différemment compris par un Suisse ou par un Américain vivant dans un pays à l'échelle d'un continent et dont le monde libre dépend pour sa prospérité intérieure (c'est ainsi qu'on comprendra les différentes opinions sur la guerre préventive).
Un point de vue catholique ?
Mais la question qui se pose est la suivante : cette réflexion est-elle fondamentalement toujours catholique ou a-t-elle été dénaturée par un point de vue temporel au point de ne plus en être reconnaissable ?
Notre réponse est qu'elle est indiscutablement catholique : elle exprime le point de vue d'un catholique dans la cité. Elle ne situe donc pas sur le même plan que l'enseignement du Magistère, et déjà parce qu'elle dépend des aléas de la politique internationale ; en fait elle se situe en deçà. Elle ne le contredit pas, elle le met en œuvre selon les circonstances à travers l'application concrète des problèmes destinés aux gouvernements civils. Elle est aussi multiple : point de vue américain, français, brésilien, etc., elle n'est donc pas aussi lisible que celle du Magistère qui s'adresse à l'humanité sans distinction.
Dès lors qu'elle ne situe pas sur le même plan, les catholiques sont aussi dans leur rôle en acceptant tel aspect de la théorie politique ou de l'éthique de Weigel tout comme en rejetant tel autre en recourant à une argumentation solide (c'est ainsi que certains s'opposent à la seconde guerre en Irak mais ne désavoueraient des opérations militaires menées par les États-Unis contre l'Iran ou la Corée du nord, pays menaçant la paix dans le monde et refusant d'entendre raison). Finalement, c'est à la communauté des chrétiens de s'interroger sur le fait de savoir si les solutions proposées sont "compatibles" ou non avec l'enseignement moral catholique, la guerre étant sans doute l'exemple ultime où il existe une telle tension.
D'où il me semble que nous commettrions une erreur en "opposant" des doctrines qui ne sont pas de même nature et qui ne visent pas aux mêmes fins, comme par exemple celles qui visent à prémunir une société particulière contre certains dangers immédiats, ou bien celles qui visent à réfléchir globalement à la paix sur terre. C'est ce qu'indiquait le cardinal Etchegaray dans les propos cités plus haut.
L'illustration la plus intéressante de ces échanges de vue dans un cadre de pensée catholique, différant sensiblement et du coup enrichissant considérablement la réflexion, a été la conférence sur "la pensée catholique et la politique internationale au XXIe siècle" qui a eu lieu à l'université grégorienne, à Rome en 2004. Les documents de cette conférence mériteraient d'être amplement commentés car ils montrent bien qu'il est fort possible d'unir "foi et politique" sans occulter pour autant une certaine tension entre les deux. En particulier les débats sur le rôle de l'ONU, la nécessité d'une autorité publique universelle comme l'avait déjà proposé en son temps le pape Jean XXIII, ou même, comme le rappelle à juste titre Weigel la différence que l'on doit faire entre l'enseignement moral de l'Église et la diplomatie du Saint-Siège. C'est ainsi que pour Weigel cette dernière doit toujours se faire l'avocate de solutions non militaires aux conflits de la planète.
On aura compris, je l'espère, que Weigel n'est pas un thuriféraire de la guerre mais un intellectuel catholique puissant, à l'immense savoir, et représentant un courant avec lequel il est vital d'engager un dialogue. Cela ne veut pas dire toujours acquiescer mais cela veut dire le lire avec la plus grande attention. On pourra peut-être le découvrir, pour ceux qui ne l'ont pas encore lu, en commençant par la lecture de sa biographie de Jean Paul II et son ouvrage Le Cube et la Cathédrale (La Table ronde, 2005).
Pour en savoir plus :
■ Olivier Noël, "Guerre juste : Weigel en opposition avec Jean Paul II", Décryptage 23 août 2006 (article en accès libre)
■ Thierry Giaccardi, "George Weigel : un catholique américain face à la guerre", Décryptage, 18 août 2006 (accès libre)
Notes[1]George Weigel, "World Order : what Catholics forgot", First Things, mai 2004. Les citations suivantes sont extraites de cet article.
[2] Ce qui n'est pas le cas pour tout un courant, majoritaire, issu de la Réforme.
[3] G. Weigel, ibid..
[4] C'est sans doute le propre de toute tradition vivante que de susciter un certain nombre d'interprétations variant plus ou moins, à condition toutefois qu'elles ne s'opposent pas. Dans le cas de la tradition de la guerre juste, aux problèmes d'interprétation s'ajoutent, il est vrai, les problèmes d'exécution.
[5] Or si les rédacteurs du Catéchisme ont réussi en effet à éviter les erreurs d'interprétation, ils n'ont pas pu ramener les commentaires de ce texte à un seul type d'interprétation. D'où le fait qu'il y a plusieurs interprétations du même texte. La question est de savoir si elles sont toutes compatibles sous un certain angle, qui est celui de gouverner les peuples et de les défendre contre des agressions.
[6] Conférence de presse de présentation du jubilé des gouvernants et des parlementaires, intervention du card. Roger Etchegaray, 31 octobre 2000.
[7] Les moyens de contraception n'ont pas rendu caduque non plus la tradition de l'Eglise sur la sexualité.
[8] Ce qui ne veut pas dire que d'autres pays n'y ont pas participé mais les conditions qui l'ont rendu possible ont été consolidées par les États-Unis. On peut préférer que l'ONU joue ce rôle, ce sont les partisans d'un monde multipolaire, mais durant la Guerre froide ce ne fut pas le cas. Simple observation historique. D'autres se méfient de l'ONU pour une foule de raisons et font davantage confiance aux États-Unis. Pour ces derniers, la montée en puissance d'autres pays comme la Chine ou l'Inde inquiète.
[9] Voir l'excellent article de G. Weigel qui traite de cette question, "Le Président et le Pape", National Review, 22 juin 2004.
[10] Malgré les critiques infondées de nombre d'Européens vivant en paix grâce aux États-Unis, c'est un fait peu contestable. Le XXe siècle a été unanimement appelé le siècle américain. Il est naturellement trop tôt pour se prononcer sur le suivant, mais pourquoi ne pas souhaiter qu'il soit celui de l'Église de Rome ?
[11] Les conservateurs américains font souvent remarquer, du reste, que l'ONU qui a les faveurs du Saint-Siège comme instrument de paix dans le monde a des vues différentes sur la politique de la famille et la culture de la vie.
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