Cheap Sex ou le grand mensonge de la libération sexuelle

Source [aristidebis.blogspot.com] Juste avant d’être arrêté et expulsé d’URSS, en février 1974, Alexandre Soljenitsyne lançait un vibrant appel à la résistance et au refus du mensonge. « Le premier pas du courage civique : refuser le mensonge », écrivait-il, dans ce qui était à la fois un testament politique pour ses compatriotes, qu’il était contraint de quitter, mais aussi un avertissement pour l’Occident qui l’accueillait. Car si Soljenitsyne avait principalement en vue le communisme en écrivant cela, il n’ignorait pas que le mensonge qui fait violence à l’homme peut prendre bien des formes, dont certaines peuvent sembler extrêmement attirantes, ce qui ne les rend que plus dangereuses.

Le mensonge communiste a été vaincu, tout au moins sur le plan géopolitique, en partie grâce au courage exceptionnel d’hommes comme Soljenitsyne. Mais d’autres mensonges continuent à prospérer en notre sein et à exercer leur influence délétère sur l’ensemble de la société.Parmi ceux-ci le plus important, peut-être, par ses conséquences et par sa puissance de séduction est celui selon lequel la sexualité pourrait être « libérée ».

Nous vivons en Occident sous l’empire de la « révolution sexuelle », formellement enclenchée dans les années 1960, qui promet à l’humanité une sexualité enfin délivrée de toutes les contraintes qui l’empoisonnaient jusqu’alors, un peu de la même manière que la révolution communiste promettait la fin de la lutte des classes et de l’éternelle exploitation de l’homme par l’homme.La première étape du mensonge commence par mal décrire la réalité. C’est le cas lorsque nous parlons de « libération sexuelle ». Car ce faisant, nous parlons implicitement de la sexualité comme si celle-ci était une sorte d’objet, qui aurait été tenu enfermé jusqu’alors et qui serait aujourd’hui généreusement mis à la disposition de tous ceux qui voudraient en profiter. C’est-à-dire que nous considérons la sexualité comme séparable du reste de notre existence, et comme si nous pouvions en user selon notre seule volonté individuelle.

Or c’est évidemment l’inverse qui est vrai. La manière dont nous ordonnons notre sexualité affecte l’ensemble de notre personnalité et, d’autre part, la sexualité est toujours un échange, une modalité des relations humaines (même le « plaisir solitaire » implique la mobilisation de fantasmes, et donc le recours à un « autre », fut-il imaginaire). La sexualité implique une dépendance dont il n’est jamais possible de se défaire : nous pouvons déplacer les contraintes, pas les éliminer.Une manière plus adéquate de décrire ce que nous avons fait consisterait donc à dire que nous avons rendu la sexualité bon marché.

La « libération sexuelle » a consisté, fondamentalement, à abaisser le « prix » de la sexualité. Car, même si cela nous choque, il existe bien, nécessairement, une sorte de marché de la sexualité, un marché qui met en relation des êtres humains cherchant à acquérir ce qui leur manque en cédant une partie de leurs ressources, comme pour n’importe quel bien et service. Plus exactement, il existe un marché de « l’accouplement », ce terme devant être entendu en son double sens de « rapport sexuel » et de « mise en couple ». Hommes et femmes s’y rencontrent depuis la nuit des temps pour tenter d’y satisfaire deux besoins, ou deux désirs puissants, liés mais distincts : un besoin sexuel et un besoin « conjugal » : aimer, être aimé, fonder une famille.Sur ce marché de l’accouplement, « le sexe est peu coûteux lorsque les femmes attendent peu en échange et lorsque les hommes n’ont pas à fournir beaucoup de temps, d’attention, de ressources, de reconnaissance, ou de fidélité pour y accéder. »

Ce qui advient lorsque le « prix » de la sexualité baisse aussi drastiquement qu’il l’a fait en Occident depuis une cinquantaine d’années est le sujet du dernier livre du sociologue américain Mark Regnerus, qui s’intitule précisément Cheap sex et a pour sous-titre « la transformation des hommes, du mariage et de la monogamie ».Comme presque tous les bons livres de sociologie, Cheap sex est à la fois captivant et relativement trivial, car il ne fait guère, en somme, que confirmer ce que tout homme (ou femme) raisonnablement intelligent, expérimenté, et dépourvu de préjugés sait déjà.

A notre époque éclairée il faut souvent beaucoup de « science » pour prouver des choses apparemment simples. Mais, précisément, il est assez fascinant de voir la science sociale, avec ses enquêtes par échantillon, ses statistiques et ses analyses de régression, démolir méthodiquement certaines des illusions progressistes les plus chéries. Mark Regnerus s’y emploie avec calme, méthode, compétence, et armé de suffisamment de « preuves empiriques » pour annihiler toute contre-attaque venue du camp du « progrès ».

La première de ces illusions, et celle qui est à la base de la « révolution sexuelle », est que les hommes et les femmes sont fondamentalement identiques dans leur rapport à la sexualité et que seules, jusqu’alors, une « société patriarcale » et une « éducation répressive » avaient empêchées les femmes d’être des hommes comme les autres. La vérité, bien sûr, est assez différente. La vérité est que, comme j’ai entendu un jour une femme intelligente le dire : « les femmes sont moins portées que les hommes sur les plaisirs de la sexualité lorsqu’ils sont séparés du reste de l’existence. » Autrement dit, les femmes recherchent moins souvent que les hommes un accouplement qui ne soit pas aussi une mise en couple. La conséquence est que le marché de l’accouplement est, grosso modo, divisé en deux : d’un côté ceux qui recherchent simplement du sexe, et de l’autre ceux qui recherchent une « relation durable » ou disons, pour simplifier, le mariage. Ceux qui recherchent simplement du sexe sont en grande majorité des hommes, et ceux qui recherchent le mariage sont plus souvent des femmes.

Bien entendu les femmes, ou en tout cas certaines d’entre elles, sont tout à fait capables d’apprécier et de rechercher des aventures sans lendemain, de même que les hommes ne recherchent pas simplement le plaisir sexuel, mais aussi à satisfaire un besoin de « conjugalité ». Mais ils ne le recherchent pas avec la même intensité et aux mêmes périodes de leur vie. La période des « aventures sans lendemain » est en général courte pour une femme, et elle est loin d’être systématique. Elle est en revanche très répandue chez les hommes et peut se prolonger fort tard dans l’existence.

Sur le marché de la sexualité, ce sont donc essentiellement les hommes qui demandent du sexe et les femmes qui en offrent, en échange d’autre chose.Traditionnellement, l’équilibre se faisait de la manière suivante : les hommes accédaient à la sexualité en donnant aux femmes qu’ils convoitaient des preuves concrètes « d’engagement ». Idéalement, le mariage était la preuve d’engagement qui permettait à un homme d’accéder au corps d’une femme. Bien entendu il s’agissait là d’une norme régulatrice, et non pas d’une réalité universelle : nombre d’accouplements, à tous les sens du terme, se produisaient hors du mariage. Il n’en reste pas moins que, pour un homme, il était très difficile d’accéder à une sexualité régulière, et sans s’exposer à la désapprobation sociale, sans être marié.

Cet arrangement traditionnel a volé en éclats, et ce qui l’a pulvérisé est d’abord une invention de la science moderne : la pilule contraceptive. Il n’est pas utile de développer davantage ce que la maîtrise de sa fécondité peut changer dans la vie d’une femme. L’effet peut être globalement bénéfique ou négatif, selon la femme concernée. Tout le monde le comprend sans peine. Ce qui est moins souvent compris, en revanche, c’est que la pilule n’est pas seulement un comprimé que chaque femme serait libre de prendre ou pas : cette invention scientifique a aussi un aspect collectif et normatif. Avec la diffusion de la pilule, les mœurs et les représentations changent : le sexe est de plus en plus perçu comme « naturellement » infertile et les femmes, prises dans leur ensemble, ont de plus en plus de mal à dire « non » à un rapport sexuel.Plus précisément, une femme a beaucoup plus de mal à dire « non » à un homme qui lui plait, c’est-à-dire à refuser de coucher avec lui sans des preuves d’engagement préalables.

Elle a beaucoup plus de mal d’abord car elle-même, très souvent, peine à trouver des raisons persuasives de le faire : la sexualité n’est-elle pas censée être une agréable activité récréative, sans conséquences, et les hommes et les femmes ne sont-ils pas censés avoir des désirs identiques ? Le livre de Mark Regnerus comporte d’amples témoignages de cette confusion intellectuelle qui règne aujourd’hui chez la plupart des jeunes femmes et qui les empêche d’écouter cette petite voix qui leur dit au fond d’elle-même : « ne couche pas trop vite avec lui, sinon il ne s’intéressera plus à toi. » Et puis, d’autre part, car si une femme dit non à un homme qui lui plait, le risque est grand que celui-ci aille chercher ailleurs cette sexualité dont il a envie. Or il n’est que trop évident qu’il n’aura pas grand mal à trouver. En fait, pour qu’un homme reste malgré un « non » initial, il faudrait qu’il soit amoureux. Mais, contrairement à ce que suggère l’expression, tomber amoureux demande en général un certain temps. Il faut se fréquenter pour cela.Autrement dit, la pilule n’abaisse pas seulement le « prix » de la sexualité pour les femmes qui la prennent, mais pour toutes les femmes, qu’elles le veuillent ou non. Du jour au lendemain, pour ainsi dire, les femmes découvrent que leur monnaie d’échange traditionnel avec les hommes s’est gravement dévaluée.

Elles doivent accepter de « vendre » à bien meilleur marché, sous peine de rester seules ou de ne parvenir à se marier que bien plus tard qu’elles ne voudraient. Deux autres « avancées » technologiques sont venues abaisser davantage encore le prix la sexualité (ou son coût, suivant le côté où on se place). D’une part la pornographie moderne, la pornographie hyper réaliste et produite à échelle industrielle grâce à tous les progrès des appareils vidéo. D’autre part internet, qui permet à la fois l’accès quasi-instantané à ce gigantesque flux pornographique et les rencontres « en ligne ».Cette affirmation soulèvera immédiatement des objections.

Les sites de rencontre en ligne, dira-t-on, ne permettent-ils  pas au contraire à des millions de célibataires de trouver enfin l’âme sœur ? Quant à la pornographie, l’image n’est pas la chose, par conséquent les images pornographiques ne sauraient se substituer à la réalité de la sexualité et ne peuvent donc pas faire baisser son coût.Concernant la première objection, il est vrai que nombre de sites de rencontre se présentent comme des services dont le but est de permettre à leurs utilisateurs de se marier, et il n’est pas douteux qu’ils tiennent parfois cette promesse. Mais, réduit à sa substance, le service que proposent ces sites est de mettre en relation des hommes et des femmes qui sont sur le marché de l’accouplement, de leur permettre de se rencontrer, rien d’autre.

Ce qui advient au-delà de la rencontre initiale dépend des protagonistes de celle-ci. Or, de nos jours, dans ce genre de rencontres, la sexualité intervient très vite. En général dès la deuxième fois, de l’aveu de l’immense majorité des jeunes femmes interviewées par Mark Regnerus, voire dès le premier soir. Autrement dit, lorsqu’un homme et une femme qui ont échangé sur un site de rencontre acceptent de se voir « en vrai », le sexe est presque garanti. Le reste est beaucoup plus aléatoire. La réalité est donc que les sites de rencontre, quel que soit leur intitulé, fonctionnent globalement comme « un système très efficace de distribution de sexe à bon marché », comme l’écrit Mark Regnerus. Et leur efficacité même nuit au but affiché, qui est d’aboutir à une relation durable. Car, en nous donnant accès à une multiplicité presque infinie de partenaires potentiels, ces services nous incitent à abandonner une relation naissante dès la première difficulté pour aller voir ailleurs si l’herbe ne serait pas plus verte. Il est tellement plus simple et immédiatement gratifiant de se connecter pour recommencer le jeu de la séduction avec des inconnus que de se remettre en question pour tenter de résoudre un problème de couple…Sans compter que ces sites de rencontre en ligne sont des entreprises, dont l’intérêt bien compris est que leurs utilisateurs restent le plus longtemps possible sur le marché de la séduction. Autrement dit, leur intérêt commercial est que des rencontres aient lieu mais que celles-ci soient de courte durée…

La pornographie est une question complexe, à multiples enjeux, et Mark Regnerus les examine méthodiquement dans ce qui est sans doute un des chapitres les plus intéressants de son livre. Contentons-nous d’exposer brièvement les principales conclusions auxquelles il parvient. Oui, la consommation de pornographie a connu une véritable explosion avec le développement d’internet et par conséquent aussi la masturbation, qui est presque toujours associée à cette consommation. Consommation pornographique et masturbation restent très « genrées ». En dépit de tous les efforts fait pour ouvrir le « marché féminin », la plupart des femmes continuent à trouver la pornographie rébarbative, voire carrément révoltante. Sur le marché de l’accouplement, l’effet net de ce flot de pornographie hyper réaliste est, selon l’expression très crue mais très parlante de la féministe Naomi Wolf, de « dévaluer le prix d’un vagin ».

Les femmes, avec raison, voient dans la pornographie une sorte de concurrence pour l’attention sexuelle des hommes et la plupart perçoivent la consommation de pornographie par leur partenaire comme une forme d’infidélité. Mais cette consommation est désormais si répandue qu’elles doivent souvent l’accepter, en dépit du déplaisir que cela leur cause. Bien plus, la pornographie modifie les représentations, les attentes et les goûts sexuels des hommes qu’elles rencontrent, et les modifie dans une direction qui ne convient pas à la plupart d’entre elles mais que, là aussi, elles sont souvent contraintes d’accepter, sous peine de rester seules ou de ne connaitre des relations que très éphémères.Par ailleurs, étant donné que la sexualité pousse ses racines dans tous les recoins de notre âme, Mark Regnerus suggère que la pornographie de masse modifie également, tendanciellement, le caractère des hommes (puisque ce sont eux, et de très loin, les plus gros consommateurs). Pour le dire très rapidement, la pornographie, et plus généralement le sexe bon marché, tendent à prolonger très tard l’adolescence chez l’être humain mâle. N’ayant plus besoin de se marier pour accéder à la sexualité, les hommes n’ont plus besoin non plus de se rendre « mariables » en développant les qualités que les femmes recherchent en général chez un futur époux, telles que l’ardeur au travail, le sens des responsabilités, le courage, la fidélité à la parole donnée, etc.

Le cinéma contemporain porte amplement témoignage de ce nouvel état plutôt lamentable de la masculinité, tout comme les statistiques, qui indiquent nettement que les hommes décrochent par rapport aux femmes pour tout ce qui concerne les études et l’employabilité.La pornographie modifierait aussi les opinions politiques des Américains, dans une direction plus « libérale », selon la terminologie en vigueur outre-Atlantique, c’est-à-dire, selon notre terminologie politique, de gauche. Par exemple, Mark Regnerus montre qu’il existe une relation linéaire entre la consommation de pornographie et le soutien au mariage homosexuel : plus vous consommez de porno et plus vous êtes favorable au mariage homo, et à tout ce qui va avec. Il suggère également, à mon avis à juste titre, que la pornographie joue un rôle actif dans la sécularisation croissante de la société américaine.

Retrouvez l'intégralité de l'article en cliquant ici