Article rédigé par Jean Flouriot, le 26 juillet 2002
Le récent sommet de la FAO (Rome, juillet 2002) a remis à l'honneur le concept de " souveraineté alimentaire ", défendu par de nombreuses ONG. Ici et là des organisations, avec ou sans arrière-pensées politiques, se mobilisent pour alerter l'opinion sur la montée conjointe des atteintes portées à l'environnement et de la famine subie par des populations vivant sur des terres aux ressources naturelles mal exploitées (trop ou pas assez).
C'est le cas de l'association Terre et Humanisme qui plaide pour " l'agro-écologie " afin d'assurer à chaque peuple sa " sécurité alimentaire ", seul moyen d'" éviter de se voir confisquer sa capacité à produire soi-même sa propre nourriture ".
La sécurité alimentaire est-elle la capacité à " produire soi-même sa propre nourriture " ? Si c'est le cas, bien peu d'entre nous sont en sécurité de ce point de vue. Mais ce n'est pas tout à fait cela qui est défini : " La sécurité alimentaire est celle que les populations assument par elles-mêmes en mettant en valeur les ressources présentes sur leur territoire grâce à des savoirs et des savoir-faire traditionnels ou modernes appropriés, efficaces et reproductibles sans nuisances. "
La définition donnée plus haut sous-entend la capacité pour tout territoire habité de subvenir aux besoins alimentaires de sa population. L'homme est présent sur toute l'étendue de la planète, même dans les régions les plus inhospitalières (car il faut bien admettre une " inégalité " naturelle des territoires à produire de la nourriture). C'est donc qu'il a partout trouvé le moyen de subvenir à ses besoins essentiels dont la nourriture. Ce n'est pas toujours en la produisant : dans la forêt tropicale, le désert ou la toundra, cette nourriture peut être obtenue par un prélèvement sur le milieu naturel ou sur la production de populations voisines mieux loties par la nature. Et ce prélèvement peut être bien aléatoire : un équilibre, précaire, s'établit entre les ressources du milieu et la population, souvent à un niveau qualitatif et quantitatif très bas. On est bien loin de la sécurité même si l'on met en œuvre " des savoirs, des savoir-faire traditionnels (arc et flèches, par exemple) ou modernes (fusil), appropriés, efficaces et reproductibles sans nuisances "...
Une question peut se poser à propos du " territoire " des populations concernées. À quelle échelle de territoire se situe la sécurité alimentaire : à l'échelle de l'exploitation familiale, du village, de la région, de la nation, du continent ? Selon la dimension du territoire considéré, la question se pose de façon tout à fait différente : plus le territoire est vaste, plus les conditions de la production alimentaire sont diverses, plus les complémentarités sont importantes ; plus la société est étendue et organisée, plus elle est capable de faire face aux pénuries et aux carences permanentes ou momentanées.
Enfin il faut bien constater que les sociétés ont toutes progressé grâce à la division et la spécialisation du travail, développant des échanges de plus en plus importants, rendant les hommes de plus en plus interdépendants. L'autarcie n'est pas un mode de développement.
L'agriculture " moderne " s'est développée parallèlement à l'industrie. La réflexion de l'homme sur son travail, la meilleure connaissance du milieu et de ses possibilités d'action sur le milieu ont augmenté la productivité du travail, les rendements et la production. Cette croissance est quantitative mais aussi qualitative. Jamais les habitants de l'Europe occidentale n'avaient eu à leur disposition une nourriture aussi abondante, aussi variée et aussi saine qu'aujourd'hui. Même un accident comme celui de la " vache folle " ne vient pas contrarier ce constat : les conséquences humaines de cette maladie bovine sont très limitées. Sans l'agriculture " moderne " et les échanges, la situation ne serait pas celle que nous connaissons. Machines, engrais, traitements sont indispensables et il suffit d'observer ce qui se passe chez ceux qui n'en disposent pas pour mesurer notre bonheur.
Les systèmes alimentaires traditionnels des pays en développement n'assuraient que la survie des populations. Ils sont très souvent remarquables et correspondent, la plupart du temps, toutes choses étant égales par ailleurs, à un optimum. Est-ce à dire qu'ils assurent le développement des populations ? Tout juste suffisants du point de vue calorique, ils sont le plus souvent carencés du point de vue nutritionnel. Les plus productifs (rizières des deltas asiatiques, par exemple) exigent une organisation sociale très contraignante et reposent sur une énorme masse de travail manuel : cela suffit à expliquer l'exode rural dès qu'apparaît un genre de vie alternatif.
Limites et bienfaits de l'agriculture moderne
L'agriculture " moderne " est grande consommatrice d'énergie : toutes les activités humaines sont consommatrices d'énergie. En ce qui concerne le pétrole, puisqu'il est mis en cause, faut-il rappeler que c'est le chauffage domestique qui en constitue la principale consommation en France ? L'histoire nous apprend que l'homme a toujours su découvrir une nouvelle forme d'énergie lorsqu'il atteint les limites d'utilisation de formes anciennement connues.
L'agriculture " moderne " a des limites qu'elle découvre peu à peu : le vivant ne se traite pas comme l'inerte et tout agriculteur " moderne " devient un peu écologiste. L'utilisation des produits chimiques est soumise à des règles de plus en plus contraignantes, le productivisme n'est plus le maître mot des agriculteurs, ne serait-ce que pour des raisons économiques. L'exploitant agricole est à la recherche d'un optimum personnalisé développant la valeur ajoutée de son activité. Comme tout homme, il est sensible à la qualité de son environnement et d'autant plus en plus conscient de ses responsabilités vis-à-vis de celui-ci qu'il y passe sa vie.
L'agriculture " moderne " est de plus en plus écologique même si elle utilise bien peu le compostage. Cette technique est très intéressante pour le jardinier qui " cultive " quelques centaines de m2, elle l'est beaucoup moins pour celui qui travaille sur des dizaines ou des centaines d'hectares. Très consommateur d'espace et de main d'œuvre, malgré de très nombreuses tentatives, le compostage n'a pas conquis les agriculteurs, ni en Europe ni dans les pays en développement. Et l'humus forestier n'est pas le sol le plus productif ...
L'agriculteur " moderne " est un fin connaisseur de la structure de son sol et du travail qu'il lui applique. Les machines lui permette de régler très précisément la profondeur de ses labours et même d'améliorer la structure de ses sols. L'assolement est une forme d'association des plantes dans le temps que pratique toujours l'agriculteur "moderne". Quant aux pesticides et herbicides ils permettent de récolter ce que l'on a semé et de nourrir les hommes plutôt que les oiseaux, les rats ou les chenilles ...
Dire que l'agriculture " moderne " n'est pas adaptée aux pays en développement est un non-sens : pour répondre à la demande de populations en croissance rapide, il est évident que les systèmes de production traditionnels sont insuffisants. La mise au point de systèmes plus productifs et bien adaptés à leurs milieux d'application est un travail difficile. Des résultats remarquables ont déjà été obtenus grâce à la mécanisation, à la sélection des semences et à l'utilisation raisonnée des engrais chimiques et naturels. La mécanisation est une nécessité ne serait-ce que pour assurer le transport des produits vers des populations urbaines de plus en plus nombreuses. On observe d'ailleurs bien souvent que les producteurs traditionnels améliorent leurs capacités au contact de cultures nouvelles, commercialisées, encadrées, " modernes ".
Et la sécurité alimentaire ? La responsabilité des gouvernants
Elle nécessite une meilleure maîtrise des éléments naturels pour obtenir des productions suffisantes quantitativement et qualitativement pour l'ensemble des consommateurs, pour obtenir une plus grande régularité de ces productions en les rendant moins sensibles aux aléas du climat ou des prédateurs. Elle nécessite une organisation sociale capable d'anticiper les évènements, de prévoir la constitution et la gestion de stocks et surtout capable d'assurer aux agriculteurs les meilleures conditions d'activité, à commencer par la paix. Elle nécessite des capacités d'échange et une organisation des marchés qui assurent aux producteurs une rémunération suffisante pour leur activité et n'en fasse pas des citoyens de seconde zone. L'organisation des marchés est le problème majeur de notre époque et elle concerne tous les agriculteurs quel que soit leur lieu de production.
Une partie des surplus subventionnés des pays développés, distribués quasi gratuitement au reste du monde, empêche la formation de marchés locaux dans les pays en développement. C'est le rôle des États de favoriser le développement d'une production nationale lorsqu'elle peut se faire dans de bonnes conditions de rentabilité économique, et pas seulement en organisant les marchés. Aujourd'hui, si de nombreux pays en développement sont dépendants de productions extérieures pour assurer la sécurité alimentaire de leurs populations, ce n'est pas à cause de l'agriculture " moderne " mais à cause de l'irresponsabilité de leurs gouvernants. Le dernier exemple en date nous est donné par le Zimbabwe dont le président, pour maintenir son pouvoir dictatorial chancelant, a lancé depuis 2 ans une pseudo réforme agraire qui se résume à l'expulsion violente des fermiers " modernes " de son pays. Le Zimbabwe, qui assurait, grâce à son agriculture " moderne ", la sécurité alimentaire de toute l'Afrique australe, est aujourd'hui lui-même ravagé par la famine et ne peut apporter aucun secours à ses voisins dans la détresse...