Article rédigé par Aude de Kerros*, le 16 mai 2007
Au lendemain de l'élection du nouveau chef de l'État, et en partie à cause d'elle, une violente controverse agite à nouveau le monde de la culture. Le profane ne peut ignorer qu'une chape de plomb idéologique pèse en France sur la liberté des artistes.
Rémi Aron (photo), le président de la Maison des artistes, une association qui gère la Sécurité sociale de 45000 artistes plasticiens, vient d'en faire les frais : il a osé parler de hiérarchie des valeurs , et demandé le retour à la diversité artistique et l'enseignement du dessin... Scandale dans les milieux de l'art officiel, où l'on craint le retour à l'ordre .
IL EXISTE EN FRANCE un débat sur l'Art, un débat caché. Un débat évité par les grands médias, craint par ceux qui exercent le pouvoir culturel sans aucun contrepouvoir. Pour ces privilégiés, la ligne de défense est d'éviter toute polémique visible, de diaboliser l'adversaire et de culpabiliser le public non initié.
Cependant il est arrivé, entre novembre 1996 et mai 1997 très exactement, que le débat apparaisse au grand jour avant de disparaître jusqu'à aujourd'hui, non sans faire quelques réapparitions furtives à l'occasion d'affaires judiciaires comme ce fut le cas récemment avec l'affaire "Présumés innocents" ou l'affaire Pinoncelli. Les tribunaux sont en effet de plus en plus sollicités pour se prononcer sur ce qui n'est pas de leur ressort : le statut artistique d'œuvres incertaines.
Comment parler des choses interdites ?
Le débat interdit a pris une forme inattendue... Voici les faits.
Le bureau de la Maison des Artistes et son président Rémy Aron ont voulu profiter des élections présidentielles pour communiquer et faire connaître les problèmes de survie des 45 000 artistes qui cotisent au régime de Sécurité sociale [1] dont ils ont la charge, régime par ailleurs exemplaire parce que bénéficiaire. Ils ont demandé à chaque candidat à l'élection présidentielle leur programme sur les questions intéressant les artistes plasticiens pour diffuser ces informations sur leur site Internet. Rémy Aron sollicita également à chacun un rendez-vous afin d'exposer les souhaits de la profession.
Deux candidats on envoyé leurs programmes : Olivier Besancenot l'a fait sous forme d'un mail reproduisant les lignes générales de son programme. Nicolas Sarkozy a répondu par lettre très précisément à toutes les questions posées, en reconnaissant l'importance de la Maison des Artistes dans la représentation de ceux-ci. Rémy Aron et François de Verdière ont été invités par José Frèches et Stéphane Fradet-Mounier, conseillers du candidat de l'UMP, à exprimer les desiderata des artistes au cours d'une interview retransmise sur NS-TV [2], diffusé sur le site Internet du candidat. Au cours de cette entrevue furent évoquées quelques convergences entre les demandes de la Maison des Artistes et le programme de Nicolas Sarkozy.
La chose fit scandale et une campagne de presse se déclencha contre Rémy Aron, accusé d'avoir donné des consignes de vote en faveur de Nicolas Sarkozy , ce qui bien sûr n'a jamais été le cas [3], ce n'est pas dans ses compétences.
Si les opinions personnelles de Rémy Aron sont connues pour être à droite (UMP), elles n'entrent pas ici en ligne de compte. Le but de l'opération était, en accord avec ses mandataires, de donner une visibilité aux points de vue des artistes et de peser en prévision de la suite des évènements (cela a été une pratique générale pendant cette campagne devenue la grande occasion pour communiquer). Ils ont d'ailleurs été très surpris de l'indifférence des autres candidats à leurs requêtes.
La mission fut un succès : la vidéo de l'entretien a été la plus consultée du site de Nicolas Sarkozy, ce qui montre que les Français sont intéressés par la question de l'art. Cette stratégie de communication a eu pour résultat remarquable d'avoir pu exposer pour la première fois au grand public les vrais problèmes des artistes vivant en marge de l'État. Ils ont d'ailleurs été les seuls visibles pendant cette campagne...
Parlons-en !
Cela valut à Rémy Aron, dix jours après, un lynchage médiatique en règle et organisé. Entre le 20 avril au 4 mai, il eut droit à un tir groupé... Le Monde condamne le délinquant [4], Annette Messager sur France Culture[5] exprime sur un ton ou l'émotion est à son comble sa stupéfaction et sa révolte devant des propos indécents , obscènes et réactionnaires . Le Journal des Arts [6] parle de relents populistes et pétainistes, les Inrockuptibles [7] titrent Un réac à la Maison des Artistes et évoquent Le Pen, comme en 1997... C'est la seule parade !
Et c'est là que l'on voit le débat occulté refaire son apparition subrepticement... Car Rémy Aron est mis en accusation non pas tellement à cause de la bataille électorale en cours, mais parce qu'il a exprimé des conceptions artistiques contraires au dogme de l'Art contemporain (AC, [8]).
Rémy Aron a en effet employé la transgression, seule méthode efficace pour qu'enfin on entende parler dans les médias des problèmes de la Maison des Artistes. Ainsi, il remercie Nicolas Sarkozy d'avoir réintroduit l'idée de beauté , d'avoir parlé d'excellence et de valeurs. Pour aggraver son cas, Rémy Aron a aussi défendu l'enseignement de l'histoire de l'art et du dessin à l'école. Et là intervint un quiproquo étonnant : Rémy Aron, lui même peintre, explique que le dessin est fondé sur la hiérarchisation des valeurs ce qui veut dire, en termes de métier, la maîtrise de l'échelle qui va de l'ombre à la lumière. Ce mot ainsi que celui de beauté va déclencher une hystérie collective dans une partie du milieu de l'art.
La bigoterie post-moderne
Devant cette campagne de presse, on reste perplexe. Au-delà de la stratégie visant à limoger Rémy Aron, menée par un groupe influent qui n'en est pas à sa première tentative, on observe le déclenchement d'une réaction irrationnelle, une terreur quasi-religieuse devant le mal incarné dans la personne du président de la Maison des Artistes.
Qu'a donc cet homme de si effrayant ? Rémy Aron demande la défiscalisation des achats d'œuvres d'art, la reconnaissance de la diversité des expressions au sein du ministère de la Culture, il réclame que les artistes soient représentés dans les organismes officiels qui décident de leur sort. Il veut mettre l'artiste au centre de la vie artistique. Il a osé critiquer les FRAC, Marcel Duchamp et les institutions qui ont aboli toute diversité artistique.
La transgression de Rémy Aron
Daniel Buren et quelques autres célébrités l'ont déclaré : C'est très grave ! [9]. On les comprend, ils ont tout à perdre. Mais c'est un petit nombre... Alors pourquoi ce tremblement d'horreur devant la transgression de Rémy Aron ? Le bruit court que le monde de l'art est en danger à cause de lui, que c'est le retour à l'ordre .
En parlant du beau , de la hiérarchie des valeurs , de ce travail de maîtrise de l'espace qu'est le dessin, Remy Aron a en effet prononcé des mots tabous capables d'ébranler les certitudes des auteurs d'"AC" : la foi dans le dogme affirmant que toutes les œuvres sont équivalentes et que tous les artistes sont égaux entre eux. Il a touché au privilège qui est à la source de la réussite de quelques-uns et la consolation de ceux qui n'ont pas connu le succès. Toute foi aide à vivre mais elle est fragile, le doute n'est jamais loin... On comprend l'ampleur du traumatisme et la cause de l'hystérie.
Les personnes désirant révoquer Rémy Aron n'ont donc eu aucun mal à lancer une pétition pour qu'il démissionne. Des noms comme Boltansky, Sophie Calle, Annette Messager, Sarkis donnent l'exemple. Un millier d'artistes l'ont signée, dit-on dans Le Monde du 5 mai [10]... Mais restent les quarante-quatre mille autres cotisants artistes professionnels.
Un nouveau Manifeste
Au même moment et sans concertation, un Manifeste circule signé par une centaine d'artistes souvent connus. La nouveauté absolue est qu'il s'agit d'un mélange de peintres de toutes tendances dont deux académiciens et d'artistes conceptuels, tout particulièrement des membres de Supports Surface, mouvement conceptuel radical, grandes figures de l'art officiel, ayant évolué depuis vers la peinture.
Ce texte a pour nom L'art c'est la vie . Cette formule fait sans doute écho à Dada, aux surréalistes, à Fluxus, à Beuys et à Duchamp [11]. Elle souligne le mouvement perpétuel, le dépassement des contraires propre à l'art et réaffirme l'idée postmoderne que tout est art et va au bout de la formule en y incluant aussi l'art , exclu jusque-là. Ce manifeste montre que l'on a changé d'époque, et que l'AC ne peut plus, sans se trahir, refuser au Grand art toute légitimité, comme ce fut le cas pendant un demi-siècle.
L'art c'est la vie
Citons le manifeste : Nous représentons trois générations et des courants et options esthétiques différents. Il est temps d'ouvrir le débat. Peintres et sculpteurs sortent de leur réserve pour la première fois depuis 1972.
Suit une dénonciation du ministère public qui désorganise le cadre naturel par ses excès . Il dénonce le monopole officiel, les manipulateurs masqués qui imposent une pensée unique soumise au marché et à la mode, l'art du spectacle .
Il condamne la centralisation abusive du pouvoir aux mains d'un petit groupe de censeurs ainsi que le détournement des FRAC, les choix mondains de l'AFAA . Ses signataires demandent de libérer la création de l'encadrement officiel et de témoigner de la diversité artistique . Ils veulent la participation effective des artistes aux Conseils qui décident de leur sort , souhaitent le soutien des initiatives privées par des mesures efficaces et enfin l'enseignement artistique dans les écoles .
Ce manifeste correspond au programme voté par l'AG de la Maison des Artistes, défendu par Rémy Aron dans sa campagne de lobbying... Cela prouve qu'il y a aujourd'hui une grande majorité d'artistes qui mettent radicalement en cause la politique culturelle pratiquée depuis trente ans dans le domaine des arts plastiques.
La conversion de Pierre Restany
Cette évolution concerne même certains conceptuels qui ont sans doute connu la même évolution que Pierre Restany à la fin des années 90 qui lui faisait dire : L'Art contemporain est une forme parfaite du totalitarisme, une forme pure, un enfermement métaphysique, une subversion parfaite. C'est l'art de la pensée déviante.
Le dernier livre écrit par Pierre Restany [12], à qui l'on doit pourtant d'avoir imposé le conceptualisme en France, concerne l'œuvre du sculpteur René Letourneur (1898-1990) qui a connu la grande formation classique et a été Prix de Rome.
En 1999, Pierre Restany, après avoir déclaré quarante ans plus tôt à la planète entière que l'art n'était plus légitime , évoque Letourneur en ces termes : Les sculptures de Letourneur possèdent ce surplus de spiritualité organique qui les projette au delà du seuil de la modernité. Et à ce titre j'aime croire qu'elles pourraient aisément s'intégrer dans l'espace domestique où les sites extérieurs de l'architecture post moderne, dans la pure logique de l'éclectisme cher à ses protagonistes. [...] Il n'est pas dit que l'avenir de l'art contemporain réside encore longtemps dans l'idéologie pure et dure de la rupture cyclique avec la tradition, au nom d'un progrès technologie qui ne connaît comme limites que celles du défi humaniste envers la machine intelligente. Car ce défi lui-même peut prendre une tournure plus traditionnelle, celle de la transcendance.
Cela veut-il dire qu'il commence à être admis en France que chaque artiste puisse choisir librement sa voie sans être diabolisé et exclu ? Choisir s'il veut être un peintre, un sculpteur, un graveur ou bien un auteur contemporain [13], comme c'est le cas dans tous les autres pays du monde ?
Choisir si l'on accepte d'être évalué quand on est un artiste ou simplement commenté si l'on est un auteur contemporain ?
Nous sommes sur la ligne de faille...
Mais parions que l'apparition du débat ne sera pas de longue durée...Trop d'intérêts sont en jeu. Il disparaîtra donc mais réapparaîtra encore, sous peu.
En attendant la mesure concrète de la défiscalisation défendue par Rémy Aron pour les achats d'art situés dans la tranche qui va jusqu'à 10 000 euros [14] est un moyen simple pour que les artistes qui exercent leur art hors de la spéculation financière propre à l'AC et des subventions de l'État puissent vivre de leur art. Chacun aurait à nouveau sa chance dans la voie librement choisie.
*Aude de Kerros est peintre graveur. À paraître, en octobre, un essai sur l'art contemporain aux éditions Eyrolles.
© Photo : Maison des artistes.
Notes[1] L'Association de la Maison des Artistes a des missions diverses dont celle d'organiser l'aide sociale, d'assurer les relations régionales, européennes et internationales. Elle s'occupe du statut des artistes et de ses conditions de vie, de l'éducation artistique et de la formation. C'est elle qui gère le régime de Sécurité sociale des artistes auteurs d'œuvres graphiques et plastiques qui compte entre 40 000 et 45 000 affiliés dont 16 000 artistes d'entre eux ont fait un acte volontaire d'adhésion afin de participer activement à la vie de l'association. C'est un régime paritaire auquel contribuent les diffuseurs.
[2] NS-TV, émission Focus du 12 avril 2007 sur le site Internet du candidat UMP Nicolas Sarkozy ou ici.
[3] Les médias font l'amalgame en considérant que le seul fait d'intervenir sur ce site était un appel à voter pour N. Sarkozy, ce qui n'est pas honnête et indigne du métier de journaliste.
[4]Le Monde, 28 avril 2007, Les plasticiens tous derrière Sarko ? , par Nathaniel Herzberg.
[5] France Culture émission Tout Arrive , Arnaud Laporte, 20 avril 2007.
[6] Le Journal des Arts, Roxane Azima, 27 avril 2007.
[7] Les Inrockuptibles, 4 mai 2007.
[8] "AC", contraction de Art contemporain , qui ne veut pas dire art d'aujourd'hui mais correspond à une idéologie qui prétend qu' est de l'art ce que l'artiste décide être de l'art à condition que cela soit aussi reconnu par le milieu de l'art et les institutions . Voir Christine Sourgins, Les Mirages de l'Art contemporain, la Table Ronde, Paris, 2005.
[9]Le Monde, 5mai 2005. À noter que sur ces mille artistes, un certain nombre sont affiliés à la MDA mais beaucoup, tout en étant assujettis, ne sont pas pour autant membres, c'est un des paradoxes qui caractérise la Maison des artistes... Par ailleurs on trouve beaucoup de noms de personnes qui ne sont pas des artistes, du milieu de l'art officiel notamment, qui n'ont pas de raison de signer comme des animateurs, des fonctionnaires, des théoriciens, des dirigeants de FRAC. Visiblement des intérêts sont en cause.
[10]Les Inrockuptibles, 4 mai 2007.
[11]Marcel Duchamp avait inventé son double féminin : Rose Sélavy.
[12]René Letourneur, par Pierre Restany, Editions Cercle d'Art, Paris, 1999.
[13]Le mot artiste étant réservé aux artistes de la main privilégiant l'accomplissement matériel et esthétique de l'œuvre. Le sens de l'œuvre étant le don de la forme. Les artistes d'AC gagneraient à être plutôt nommés auteurs contemporains car ils privilégient le concept.
[14]Soit les prix pratiqués par 90% des artistes, ceux précisément qui n'intéressent pas le ministère. Ils ne peuvent plus survivre en France parce que les choix officiels les ont démonétisés, qu'il n'existe pas d'autres filières de reconnaissance, peu de fondations, pas de médias accessibles et que leurs acheteurs ont fui, chassés par la pression fiscale.
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