Article rédigé par Jacques Bichot*, le 24 avril 2008
Ces derniers temps, une agitation vibrionnante s'est produite concernant des projets de modifications relatives à la politique familiale. Il n'est peut-être pas inutile de prendre un peu de recul, et de revenir à la question de base : qu'est-ce que la politique familiale, quelle est sa fonction dans l'organisation d'une société humaine, quelle est son essence ?
La Cour des comptes a consacré un chapitre aux aides aux familles dans son dernier rapport sur la sécurité sociale [1].
Ce texte est typique des confusions qui prolifèrent dans de nombreux esprits. Sans reprendre ici l'analyse que j'ai consacrée à ce chapitre dans la Revue de droit sanitaire et social [2], rappelons quelques vérités simples que le capitaine Maire, le grand ancêtre du mouvement familial en France, résumait il y a un siècle en proclamant les familles créancières de la nation .
Toute société humaine, pour persévérer dans l'être, doit se reproduire. Et il ne s'agit pas seulement d'enfanter des corps ! La reproduction est intellectuelle, culturelle et spirituelle autant que biologique. Il s'agit d'une tâche d'une importance extrême. Une tâche qui, nonobstant l'individualisme actuel, n'est pas seulement privée : comme l'écrivent fort bien Evelyne Sullerot et Michel Godet, la famille, du fait de sa fonction reproductrice, est pour une part une affaire publique [3]. Ce ne sont pas seulement des individus qui se reproduisent, c'est la communauté des hommes, sans laquelle aucune personne n'existerait. Il y a là une limite à notre sens légitime de l'individualité, limite au delà de laquelle on tombe dans l'individualisme.
Quand la nation coopère à son avenir
Chacun participe à sa manière à la reproduction. Le mâle ne porte pas l'enfant, mais il a appris, y compris d'ailleurs dans diverses espèces animales, à participer à la reproduction en faisant bien plus que donner sa semence à une femelle : des couples parentaux se forment, au sein desquels chacun participe, avec une certaine division du travail, à la survie et à l'éducation des petits. Il serait absurde de dire que le mâle vient en aide à la pauvre femelle, handicapée et paupérisée par ses rejetons : il se comporte comme un père, c'est-à-dire partage des responsabilités vis-à-vis de la progéniture commune. Il n'aide pas, il coopère à une oeuvre commune.
Dans la société humaine, la coopération s'étend à tous les domaines : il n'y aurait ni art, ni littérature, ni philosophie, ni production de biens et de services, sans coopération entre des multitudes d'êtres humains. En ce qui concerne la reproduction, il en va de même : le petit d'homme n'a pas besoin seulement de son père et de sa mère, mais d'une parentèle, d'amis, de maîtres (cette ancienne appellation des enseignants n'est point sotte). Il a même besoin, comme une entreprise, de sources de financement de provenance plus large que le seul cercle familial. C'est cet élargissement de la coopération en matière de reproduction qui constitue le terrain de la politique familiale. L'expression est heureuse, car il s'agit que la nation se fasse, d'une certaine manière, famille : que ses membres et ses institutions coopèrent à la merveilleuse tâche reproductive dont les parents sont les premiers responsables.
Si, à ce sujet, on emploie le mot aide , il faut préciser soigneusement dans quelle acception. On peut condescendre à aider un minus habens incapable de se tirer d'affaire tout seul ; ou bien on peut apporter son aide à quelqu'un qui porte la responsabilité première d'un projet, et qui vous y associe. Il est intolérable que certains représentants de l'État parlent d'aider les familles dans la première de ces deux significations. En revanche, il est bon et nécessaire que les institutions de l'État, reconnaissant la prééminence de la responsabilité parentale, apportent leur aide, dans le second sens du terme, à leur projet procréatif et éducatif.
Organiser l'échange entre les générations
Les prestations sous conditions de ressources, ou en fonction dégressive des revenus, relèvent clairement de la première conception de l'aide de l'État : elles sont le fait d'un État arrogant et condescendant – l'exact opposé de cet État modeste dont Michel Crozier disait à juste titre qu'il est la seul forme valable d'État moderne. Car de quoi s'agit-il ? d'organiser l'échange entre générations successives, qui est en quelque sorte la matrice économique de la reproduction de nos sociétés. Les enfants d'aujourd'hui seront les actifs de demain : ce sont eux qui prendront en charge les personnes âgées – pas seulement ni même spécialement leurs propres parents, mais l'ensemble des retraités du pays. Dès lors il est juste et rationnel que tous les actifs d'aujourd'hui participent au financement de l'éducation et de l'entretien de ces enfants qui, dans quelques années ou décennies, les prendront en charge.
On est là dans le domaine de la coopération, de l'échange équitable : il ne faut pas polluer ce rapport intergénérationnel respectueux de chacun en le transformant en des aides au sens humiliant du terme – que ce soit d'ailleurs une aide aux personnes âgées ou une aide aux familles . La vraie signification des prestations familiales, et de la (presque) gratuité de l'instruction – qui représente financièrement le double – c'est que les parents accueillent les autres citoyens comme collaborateurs financiers dans leur oeuvre reproductive, et leur permettent d'en tirer profit sous forme, plus tard, de pensions.
Cela est à des années lumières du paternalisme qui voit dans les prestations familiales un moyen pour les pouvoirs publics de se pencher avec une bonté condescendante sur un aspect de la misère du monde, l'aspect familial. Ce paternalisme pervertit les rapports humains, exactement comme celui du patron qui, après avoir refusé à ses ouvriers un juste salaire, leur accorderait des aides et des secours. Quand le capitaine Maire disait les familles créancières de la nation , il se situait dans cette optique : tous les membres de la société ont besoin des familles, des générations nouvelles, et il s'agit d'organiser une collaboration équitable, une coopération juste et loyale, entre des personnes dont les intérêts, au fond, convergent.
Ne pas céder sur la justice
Les familles donnent, elles effectuent un apport indispensable : il est juste qu'en retour elles reçoivent, qu'il y ait une participation de la part de ceux qui profitent de leur apport. Les hommes politiques – qui ne dépensent pas en allocations familiales ou en rémunération des enseignants leur argent à eux, mais celui des cotisants et des contribuables, certains semblent l'oublier un peu facilement – ont simplement mission d'organiser efficacement et équitablement ces échanges, cette coopération entre les membres de la société.
Pour prendre des positions humanistes, et a fortiori des positions chrétiennes, en matière de politique familiale, il faut avoir une perception exacte de ce fonctionnement de nos sociétés et des valeurs qui devraient le sous-tendre et s'y incarner. Quand on dit, pour faire court, que la politique familiale ne doit pas être confondue avec une politique sociale, ou une politique d'assistance aux plus défavorisés, on se réfère en fait à une vision d'ensemble de la communauté humaine et des relations entre les hommes. On se réfère à un idéal de dignité et de respect dont la mise en œuvre s'appuie sur des relations de collaboration plutôt que de soumission, de justice plutôt que d'assistance. Les hommes de pouvoir ont la tentation permanente de considérer les autres comme les bénéficiaires de leurs bienfaits : cette attitude orgueilleuse n'est ni démocratique, ni chrétienne.
Nous n'avons pas besoin au gouvernement de dames d'œuvres qui se glorifient de leur bonté envers les nécessiteux, mais d'organisateurs de rapports équitables entre des êtres humains libres et responsables. Telle est la raison pour laquelle il faut inlassablement expliquer le pourquoi du comment en matière de politique familiale à ceux qui ont la tentation de jouer les bienfaiteurs envers ces pauvres familles : elles n'ont pas besoin de charité au sens dévoyé de ce terme, mais tout simplement de justice.
*Jacques Bichot est économiste, professeur à l'Université Jean-Moulin (Lyon III).
[1]La Documentation française, 2007. On peut consulter gratuitement ce rapport sur le site de la Cour.
[2] J. Bichot, La Cour des comptes et les aides publiques aux familles : lecture critique du rapport sur la Sécurité sociale de septembre 2007 , RDSS, mars-avril 2008.
[3] M. Godet et E. Sullerot, La Famille, une affaire publique, Rapport du Conseil d'analyse économique, La Documentation française, 2005.
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