Article rédigé par Pierre Labrousse, le 26 juillet 2002
Le grand philosophe Michel Henry nous a quittés. Un philosophe chrétien qui faisait autorité parmi ses pairs, et que le grand public découvrira peut-être avec le temps... L'homme de l'Incarnation a rejoint cette vie divine qu'il définissait comme une auto-affection qu'on ne peut saisir qu'en établissant en son sein le regard de notre intelligence.
Cette vie divine, disait-il, nous la recevons du Père par le Christ, " Archi Fils " qui nous fait homme en nous faisant enfants de Dieu. Invisible aux yeux du monde, cette Vie en conditionne pourtant la manifestation puisque sans elle, rien jamais ne saurait apparaître. Cette Vie, Michel Henry l'a tellement proclamée qu'il est difficile d'admettre qu'il se soit éteint. Michel Henry n'est pas mort, il est entré dans la vie que toute son existence acclame et chante.
Quelle œuvre nous laisse-t-il ? Un travail à la fois divers et monolithique, riche et solide. Une intuition majeure déclinée sur tous les modes comme pour mieux la dire indéfiniment et révéler une fécondité jamais épuisée. La pensée de Michel Henry possédait ainsi suffisamment de force pour pouvoir aborder une multitude de thèmes et de genres sans perdre son unité : il s'agit d'abord d'un approfondissement de la phénoménologie husserlienne mais qui a rayonné en direction tant de l'art (son livre sur Kandinski : Voir l'invisible) et du mystère chrétien (C'est moi la vérité et L'Incarnation paru en 2000) que d'une description prophétique du péril qui guette notre modernité scientiste (La Barbarie), sans parler de ses analyses de Marx et de Freud. Son style pouvait être précis et technique mais aussi lyrique et romanesque : il a écrit plusieurs romans. Certaines images de L'Amour les yeux fermés ne m'ont jamais quitté.
Sa pensée ne se laisse donc pas aisément résumée. Disons au moins que son intuition fondamentale conduit une anthropologie construite sur le mode phénoménologique à penser l'homme comme une alternative au rationalisme et au matérialisme scientiste : l'homme de Michel Henry n'est ni une machine à raisonner, ni une mécanique biochimique ; il n'est ni un corps ni une espèce de super ordinateur. Mais dans l'entre-deux qui donne son sens à l'un comme à l'autre, apparaît au bénéfice de l'attention phénoménologique, le vivre humain authentique qui, irréductible à toute forme de processus mécanique ou logique, s'éprouve soi-même comme vie (concept majeur de C'est moi la vérité) et comme chair (concept déterminant de L'Incarnation) dans une intériorité qui nous est originairement communiquée par Dieu-Père dans le Fils.
Voir dans le règne scientiste qui caractérise notre époque une négation de cette intériorité, une mécanisation de la vie humaine constitue sans doute la critique la plus pertinente de notre modernité. Et c'était déjà le propos de Michel Henry en 1987, dans La Barbarie (coll. Biblio-essais). Ne serait-il pas vain en effet, de chercher à faire survivre des valeurs éthiques en dehors du sol sur lequel elles se produisent ? Pourquoi le monde moderne n'étend-il plus rien à la morale sinon parce qu'il a mis exiler l'homme de son intériorité ?
Il est malheureusement trop tard pour découvrir l'homme Michel Henry, mais il nous reste à puiser dans son œuvre les intuitions belles et fécondes qui pourront nourrir les générations de demain.