La politique familiale s'enlise dans la contradiction
Article rédigé par Jacques Bichot*, le 20 février 2009

Une réflexion sur le financement des prestations, un congé parental plus court, un statut du beau-parent : Nicolas Sarkozy veut soutenir les familles car elles sont la base de notre société . Or comment soutenir ce qui soutient la société ?

Les familles n'ont pas besoin de charité, mais de justice. L'État doit poser des règles permettant aux familles de recevoir de la société la contrepartie de leur apport irremplaçable. Ce n'est pas le chemin qui est pris.

Le président de la République a annoncé le 18 février, après avoir rencontré patronat et syndicats, qu'une prime de 150 euros serait attribuée aux familles bénéficiaires de l'allocation de rentrée scolaire. Quelques jours auparavant (le 13 février), en rencontrant des représentants des Unions départementales des associations familiales (UDAF) et de l'Union nationale correspondante (UNAF), il avait fait part de quelques pistes de réflexion et d'action : bouleversement du financement des prestations familiales, création d'un cinquième risque de protection sociale consacré à la prise en charge des personnes âgées dépendantes , réorganisation des congés parentaux dans le sens du raccourcissement et d'une augmentation de la prestation mensuelle, droits spécifiques à la formation pour les parents désireux de reprendre une activité professionnelle, mise en place d'un statut du beau-parent.

Parallèlement, le 17 février, dans le cadre de la négociation entre patronat et syndicats relativement aux retraites complémentaires, dont les perspectives financières sont peu brillantes, le Medef a mis officiellement sur la table l'idée (qui fait son chemin officieusement depuis plusieurs années) de ramener à l'Agirc les majorations familiales de retraite au niveau nettement plus modeste de leurs homologues de l'Arrco.

Si l'on remonte encore un petit peu dans le temps, jusqu'au 6 février, on trouve une intervention marquante du cardinal Antonelli, président du Conseil pontifical pour la famille. À Prague, ce prélat lançait un appel pour reconnaître dans sa dignité et son utilité le travail domestique, le rétribuant de manière adéquate pour donner aux parents, surtout à la mère, la possibilité de choisir librement de se consacrer, à la maison, au soin des enfants. Il justifiait ainsi cette position : Pourquoi pénaliser une mère qui se consacre à ses enfants ? Pourquoi une famille qui décide d'avoir des enfants devrait-elle devenir plus pauvre ? (Zénit, 10 février 2009.)

Ces évènements presque concomitants invitent à faire le point sur la politique familiale, son évolution et ses perspectives d'avenir. Il serait intéressant de le faire dans un cadre international, car bien des choses sont en train de bouger, par exemple dans les pays de l'Europe centrale, où la faiblesse de la natalité conduit les dirigeants à découvrir l'utilité de plus de justice envers les familles. Néanmoins, le présent article se concentre sur ce qui se passe dans notre pays.

Les réalités économiques de base sont méconnues
Dans son discours du 13 février, Nicolas Sarkozy affirme son souci de soutenir toutes les familles, car elles sont la base de notre société . Voilà, dira-t-on, qui part d'un bon sentiment. Pourtant, ces quelques mots, si on y regarde de près, manifestent très exactement la contradiction dans laquelle s'enlise la politique familiale.

Partons de l'Évangile : Si le sel s'affadit, avec quoi le salera-t-on ? Si les familles constituent réellement la base de la société, avec quoi va-t-on les soutenir ? Si la famille est la base, c'est elle qui soutient la société, pas l'inverse ! On ne peut pas à la fois dire que la famille est le socle sur lequel repose l'édifice, et prétendre la faire tenir en la raccrochant aux parties supérieures du dit édifice. À moins de vouloir imiter le baron de Münchhausen qui voulait, en se tirant par les cheveux, s'extraire du marécage où il s'enfonçait – baron dont la légende est devenue le symbole d'une pensée circulaire, où la proposition A découle de B, et B de A [1].

Ce que l'on peut faire, en revanche, c'est d'éviter de faire supporter par cette base de la société des poids excessifs et inutiles. Un socle peut avoir la solidité requise pour supporter une construction en pierres ou en ciment, mais non en plomb. Il ne s'agit donc pas de soutenir la famille en se penchant jusqu'à elle depuis les étages d'un bâtiment dont elle constitue la base ; il s'agit tout simplement de ne pas la surcharger, c'est-à-dire, économiquement parlant, de ne pas l'exploiter, la pressurer.

Dire que la famille est la base de la société, c'est notamment prendre acte d'une réalité économique incontournable : la mise au monde et l'éducation des enfants est l'investissement le plus important pour l'avenir de l'humanité et de son économie. Il est assez surprenant d'entendre le président de la République parler de gâchis [2] à propos des femmes qui font le choix d'interrompre leur activité professionnelle pour se consacrer à plein temps, durant une partie de leur vie, à cette activité éminemment utile pour la société [3].

De même qu'il est impossible que l'État aide globalement les entreprises (il peut seulement en aider certaines en prenant à d'autres), de même lui est-il impossible d'aider globalement les familles, car ce sont elles qui lui fournissent ses moyens d'action. Ce qu'il peut faire, et qu'il doit faire, c'est de poser des règles telles que justice leur soit rendue, que leur apport irremplaçable ait une contrepartie, qu'elles reçoivent l'équivalent de ce qu'elles fournissent.

Cela correspond à un leitmotiv de la doctrine sociale de l'Église, qui s'oppose à ce que l'on offre comme don de la charité ce qui est dû en justice [4]. Les familles ont besoin de justice pour remplir correctement leur rôle ; seules quelques-unes d'entre elles ont besoin qu'on leur fasse l'aumône.

Ce n'est hélas pas dans ce sens que va le discours présidentiel. Ainsi présente-t-il la revalorisation de 3 % des prestations familiales, qui correspond grosso modo à leur indexation sur l'indice des prix à la consommation, comme un effort dont les familles devraient être particulièrement reconnaissantes dans les difficultés qui sont celles du pays . Il va jusqu'à dire, sans souci de la vérité, que ces 3 % c'est un milliard d'euros de pouvoir d'achat en plus pour les familles , alors qu'il s'agit simplement d'un rattrapage nécessité par l'inflation, qui a été un peu plus forte que prévu en 2007-2008. À la lumière du discours du cardinal Antonelli, qui parle de rétribution pour les parents élevant leurs enfants, imaginons le président de la République dire aux salariés que l'augmentation du montant de leur rémunération parallèlement aux prix, c'est pour eux du pouvoir d'achat en plus, et pour leurs employeurs, un effort ...

Depuis 1995, la base de calcul des prestations familiales (BMAF) a augmenté, comme les prix, de 20 %, alors que les salaires ont gagné en moyenne 32 %. Si les prestations familiales avaient évolué comme les salaires, conformément à la logique du Conseil pontifical pour la famille, la branche famille verserait chaque année 4 milliards de plus au titre des prestations familiales. Mais voici que les 450 millions d'euros débloqués pour verser une prime exceptionnelle aux 2,9 millions de familles qui perçoivent l'allocation de rentrée scolaire devraient être acclamés ! Cet exemple de substitution de la charité à la justice constitue au contraire une triste illustration de l'incompréhension, en haut lieu, de ce qu'est l'honneur des familles, qui demandent leur dû et non pas l'aumône.

Même incompréhension des réalités en matière de droits familiaux à pension
Le Medef veut réaliser des économies à l'Agirc ; il a raison : du fait notamment de la réforme de 1982 dite retraite à 60 ans , et de l'évolution du plafond de la Sécurité sociale, malgré une augmentation rapide du nombre de cadres en activité, ce régime complémentaire est sur la mauvaise pente. La proposition patronale de remonter progressivement l'âge requis pour avoir droit une retraite sans abattement actuariel est d'une logique irréprochable.

Mais voici que le Medef a ouvert une deuxième piste : ramener au niveau de celles de l'Arrco les majorations de pension attribuées par l'Agirc aux parents de familles nombreuses [5]. Or quelques calcul simples suffisent pour constater que, malgré ces majorations, les couples de cadres qui ont élevé trois enfants ou davantage, au prix pour la femme, le plus souvent, d'une carrière interrompue ou moins brillante, sont largement perdants par rapport à leurs homologues moins féconds quand ils liquident leurs pensions.

Ainsi l'organisation patronale a-t-elle oublié le théorème de Sauvy, selon lequel ce ne sont pas les cotisations vieillesse qui préparent les futures pensions – elles sont versées aux retraités – mais l'arrivée de jeunes générations suffisamment nombreuses et bien formées. Et comme les cigognes ne font pas la totalité du travail, c'est sur les familles, à commencer par les plus nombreuses, que l'on compte pour faire marcher le système.

Ce ne sont pas des cigales, à qui l'on pourrait dire en bonne justice : Vous chantiez ; j'en suis fort aise. / Eh bien, dansez maintenant. Elles constituent au contraire des fourmis généreuses : elles préparent l'hiver de la vie en élevant leurs enfants, et elles ne gardent pas ce viatique pour elles seules, comme les fourmis de La Fontaine, mais le partagent avec les cigales qui n'ont pas suffisamment préparé l'avenir. Simplement, elles trouvent saumâtre d'être réduites à la portion congrue, tandis que les cigales obtiennent des parts nettement plus grosses, du fait de l'injustice de l'État et des partenaires sociaux.

Qu'il faille remodeler le capharnaüm des droits familiaux à pension est une évidence. Le volumineux rapport sur ce sujet que le Conseil d'orientation des retraites a rendu public en décembre dernier ne donne hélas pour cela pas la moindre piste sérieuse : en 340 pages, il n'aborde même pas la question fondamentale de la nature (contributive ou non contributive ?) de ces droits ; et il ne concerne que les régimes de base, comme s'il était possible de faire quoi que ce soit de valable sans s'occuper en même temps des régimes complémentaires. Ce n'est donc pas cette instance qui se chargera de dire : les droits familiaux à pension correspondent à une exigence de stricte justice, les reconfigurer serait fort utile, mais les diminuer globalement serait voler gravement ceux qui, en élevant des enfants, préparent les retraites de 2030 et 2040.

Nicolas Sarkozy a dit dans son discours du 13 février : Les parents ont le devoir d'éduquer leurs enfants. Les enfants devenus grands ont le devoir de s'occuper de leurs parents devenus vulnérables. C'est comme cela que fonctionne une société et quand on oublie cela, on oublie tout. Voilà qui est parler ! Voilà exactement comment fonctionnent économiquement, réellement, au niveau du pays dans son ensemble, nos retraites par répartition. Comment le chef de l'État n'en conclut-il pas que leur organisation juridique est absurde, elle qui base les droits à pension sur les cotisations versées aux personnes âgées, et non sur les contributions de toutes sortes, en argent et en nature, sans lesquelles nous n'aurions pas de jeunesse capable de prendre le relais ?

Au lieu de vouloir décider à la place des entreprises comment il convient de répartir les bénéfices [6], s'il expliquait au patronat le B. A. BA du fonctionnement des retraites, qui est en grande partie familial, et s'il en tirait les conséquences, ne serait-il pas davantage dans son rôle de grand réformateur ?

Des absurdités relatives au financement de la branche famille
Ayant pris le patronat à rebrousse-poil sur la question de l'usage à faire des bénéfices, le Président l'a par contre caressé dans le sens du poil en ce qui concerne le financement des prestations familiales. Il a en effet repris l'antienne selon laquelle les cotisations famille renchériraient le coût du travail et feraient ipso facto obstacle à la compétitivité des entreprises.

Que des chefs d'entreprise entonnent ce refrain, comme nous chantons qu'un sang impur abreuve nos sillons ! , ce peut être une formule liturgique qui ne tire pas à conséquence. Mais imaginons que notre Président, prenant la Marseillaise au pied de la lettre, décrète la mobilisation générale pour courir sus à l'Anglais, à l'Allemand et à l'Autrichien... Or vouloir passer à l'acte après avoir entendu une assemblée patronale proférer ses lamentations rituelles sur les charges sociales relève d'une erreur sur le genre littéraire tout à fait comparable.

En fait, le financement des prestations familiales par prélèvement sur les revenus du travail est parfaitement rationnel. Il n'y a que deux catégories de revenus primaires [7], ceux du travail et ceux du capital, et tout revenu de transfert provient d'un prélèvement sur les revenus primaires. Que l'on prélève sur les revenus de capitaux pour financer l'investissement classique, et sur les revenus du travail pour financer l'investissement dans le capital humain, est tout naturel. Ceux qui veulent moins de cotisations sur le travail sont-ils prêts à accepter en échange une taxation supplémentaire des intérêts et des bénéfices ?

Le remplacement des cotisations familles par d'autres prélèvements peut éventuellement contribuer à augmenter le taux de marge des entreprises, en diminuant la rémunération du travail tout en le laissant supporter (sous forme fiscale) autant de prélèvements. Certains membres du patronat ont une certaine propension à attendre de l'État, plutôt que de leurs compétences personnelles, une amélioration de la marche de leurs affaires ; sont-ce ces tendeurs de sébiles qu'il convient d'encourager ? Si un chef d'entreprise estime que le coût du travail est trop élevé pour qu'elle reste compétitive, il relève de sa responsabilité de faire accepter par ses employés les mesures nécessaires à la survie et au développement : c'est ce qui s'est passé en Allemagne, y compris sous le gouvernement social-démocrate qui a précédé l'actuel gouvernement de coalition.

À quand une véritable réforme de nos échanges entre générations successives
Une réforme du financement de la branche famille serait la bienvenue si elle s'inscrivait dans le cadre d'une remise en ordre de notre système d'échanges entre générations successives. Les cotisations famille, jointes à la fraction des cotisations maladie correspondant à l'assurance maternité et à l'assurance maladie des enfants, ainsi qu'à la part de nos impôts qui permet le fonctionnement de l'Éducation nationale, représentent la partie de l'apport des actifs à leurs cadets qui transite par l'État au sens large (y compris l'État providence). Il serait logique que toutes ces prélèvements soient réunis en un seul, une contribution jeunesse , qui servirait de base, à la place des cotisations vieillesse, pour l'attribution de droits à pension. Ces derniers seraient ainsi obtenus de deux manières : en élevant ses propres enfants, et en finançant les services publics qui contribuent à leur entretien et à leur formation.

Voilà qui serait un chantier de réforme de la politique familiale valant la peine que l'on s'y attelle. Il est regrettable qu'à de tels desseins on préfère, au sommet de l'État, une accumulation de mesures ponctuelles et disparates dont le principal effet ne peut être que d'aller toujours plus loin dans le sens du fouillis et du remplacement de la justice par l'assistance.

La volonté d'agir qui anime le Président de la République serait merveilleusement utile si elle était mise au service d'un grand dessein, et si elle s'appuyait sur une conception réaliste et cohérente du fonctionnement de l'économie et de la société. Pour avancer, il ne faut pas seulement des jambes infatigables, il faut aussi des yeux qui perçoivent exactement le terrain et un cerveau qui fixe le cap. La politique familiale, non seulement n'est pas le parcours de jogging préféré de nos hommes politiques les plus influents, mais aussi et surtout ne leur inspire ni un regard d'aigle, ni une activité neuronale de bon aloi.

*Jacques Bichot est économiste, professeur émérite à l'Université Lyon III.

 

 

 

[1] Voir à ce sujet Raymond Boudon, Le Sens des valeurs, PUF, 1999.
[2] Gâchis pour la société dans son ensemble, parce que sont maintenues en dehors du marché du travail près de 800 000 femmes chaque année (Discours du 13 février) .
[3] Le chef de l'État s'émeut de la diminution des chances de progresser dans la carrière, d'obtenir un meilleur salaire ou de retrouver un emploi . Quelle sollicitude ! Mais pourquoi ne pas tout simplement autoriser ces mères en congé parental à revenir de temps à autre, pour de brèves périodes, dans leur entreprise ou leur administration, lorsqu'il y a un remplacement à effectuer, ou un surcroît de commandes à honorer ? Elles maintiendraient le lien, se tiendraient au courant des évolutions (techniques, produits, clients, collègues, etc.), et auraient beaucoup moins de problèmes pour retrouver leur place à la fin du congé. Si une telle solution de bon sens n'est pas envisagée, ne serait-ce pas parce que, à la différence du raccourcissement de la durée des congés parentaux, elle n'entraînerait aucune économie pour la branche famille ? Il arrive que des déclarations d'apparence altruiste dissimulent des objectifs moins sympathiques ...
[4] Compendium de la doctrine sociale de l'Église, n. 184.
[5] L'Arrco attribue 5 % de majoration aux personnes qui ont élevé 3 enfants ou plus ; l'Agirc va plus loin : 8 % pour 3 enfants, 12 % pour 4, et ainsi de suite jusqu'à 24 % pour 7 et plus.
[6] La règle des trois tiers, actionnaires, salariés et investissements, est quelque peu problématique pour les entreprises du CAC 40, particulièrement visées par les propos du Président, sachant que la moitié de leurs actions sont entre des mains étrangères, et qu'une forte proportion de leurs salariés est située à l'étranger. En outre, que le chef de l'État formule une règle dont le premier effet serait de faire chuter l'autofinancement des entreprises, au moment même où il préconise (à juste titre) une relance par l'investissement, et où les banques y regardent à deux fois avant d'accorder des crédits, constitue un manque de cohérence assez stupéfiant.
[7] Les revenus primaires sont les revenus attribués aux agents économiques en fonction de leur participation à la production : travail et mise à disposition du capital. Ils représentent la totalité du revenu disponible et suffisent à écouler la totalité de la production. Les revenus de transferts sont redistribués à partir de prélèvements effectués sur les revenus primaires.

 

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