Article rédigé par Jacques Bichot*, le 29 juillet 2011
Faisant le ménage dans ma documentation, un article de journal daté de décembre 1996 me tombe sous les yeux : Le financement de la dette américaine inquiète les marchés . Que se passait-il ? Les investisseurs japonais semblaient devenir légèrement réticents à accumuler toujours plus d'obligations et bons du Trésor américain.
Il est vrai que la Banque du Japon, dépositaire des réserves de change d'un pays accumulant d'énormes excédents de sa balance des paiements courants, détenait le quart de la dette fédérale, et que différentes autres banques centrales avaient engrangé de grosses quantités de ces titres. La Banque de Chine, notamment, commençait à se constituer un trésor de guerre en dollars, surtout sous forme de titres du trésor US.
Quinze ans plus tard, le problème est par certains aspects toujours le même, et par d'autres il est différent.
- Le même, en ce sens que les Etats-Unis sont toujours aussi effroyablement déficitaires dans leurs échanges commerciaux, ce qui les amène à s'endetter auprès de créanciers étrangers ; et parce que l'Etat Fédéral est encore plus effroyablement déficitaire, ce qui l'oblige à émettre d'énormes quantités de titres, qui trouvent preneurs principalement à l'étranger.
- Différent, parce que le problème n'est pas aujourd'hui un léger sentiment d'indigestion chez les créanciers étrangers gavés de titres publics américains, mais une difficulté légale que rencontre le Trésor US pour émettre de nouveaux emprunts : le plafond autorisé par le législateur étant quasiment atteint, l'Etat fédéral risque de se trouver dans l'impossibilité de payer l'ensemble de ses créanciers (fonctionnaires, fournisseurs, et porteurs de bons et obligations arrivant à échéance).
La différence entre 1996 et 2011 est moins importante que la ressemblance. En effet, la véritable cause du problème est toujours la même : deux gigantesques déficits. Cette situation n'est hélas pas spécifique aux Etats-Unis : bien des pays européens sont dans un cas assez voisin, y compris la France. C'est à cette culture du déficit, simultanément public et extérieur, qu'il convient de réfléchir.
Le culte du mensonge économique
Il semblerait que la plupart des pays occidentaux soient devenus incapables de prélever des impôts suffisants ou de réduire leurs dépenses publiques au niveau de leurs recettes. Le mensonge économique est presque partout devenu une institution d'Etat : les dirigeants de ces Etats menteurs font croire à leurs administrés qu'ils peuvent durablement acheter au total beaucoup plus de biens et services qu'ils n'en produisent. En facturant les services publics (sous forme d'impôts et de cotisations sociales) très en dessous de leur prix de revient, ils laissent aux ménages un pouvoir d'achat nettement supérieur à ce qui est suffisant pour acheter l'équivalent des biens et services marchands que produit le pays. Dès lors, deux cas de figure se présentent :
- Ou bien le pays est peuplé d'écureuils, ce qui est le cas du Japon et de l'Allemagne, et dans ce cas la population restreint d'elle-même ses achats, accumulant – surtout au Japon – une épargne qui n'a pas plus de valeur intrinsèque que les promesses de Bernard Madoff : des créances sur son propre gouvernement, ainsi que sur d'autres Etats insolvables. Au pays du soleil levant, une dette publique égale à près de deux fois le PIB est ainsi très majoritairement financée par les ménages nippons. Ce financement se présente sous forme de divers produits financiers, qui sont comme des plats ne différant les uns des autres que par l'assaisonnement – disons que le riz est tantôt au safran, tantôt au curry, mais c'est toujours du riz. Le zèle des écureuils japonais est tel qu'ils engrangent en sus beaucoup de créances sur des Etats étrangers. On sait que les écureuils amassent, amassent, mais retrouvent rarement toutes les noisettes qu'ils ont mises de côté ...
- Ou bien la faune nationale comporte beaucoup de cigales, dont le chant attire irrésistiblement les vendeurs de voitures allemandes et de petite électronique chinoise ou coréenne, et dans ce cas le pays est en déficit extérieur. Ce n'est pas seulement le cas de la Grèce (déficitaire d'environ 7 milliards de dollars au premier trimestre 2011) : le Portugal (6 milliards), la Pologne (6), le Canada (10), l'Espagne (12), l'Italie (15), le Royaume-Uni (16) et la France (17 milliards) sont dans des situations analogues, de façon chronique pour les uns, et croissante pour d'autres, dont la France.
Cette situation est typique du mensonge dans lequel nous vivons : globalement, nous disposons de trop de revenus après prélèvements obligatoires par rapport à ce que nous produisons. Cela ne veut pas dire que chaque M. Durand est trop payé pour ce qu'il fait, mais que l'ensemble des habitants de la France perçoit nettement trop, que ce soit sous forme de salaires, de prestations sociales ou de revenus financiers, le tout après impôts et cotisations sociales.
A cet égard, le déficit de la sécurité sociale est exemplaire : on croit pouvoir verser des pensions, ou prendre en charge des dépenses de maladie, ou indemniser le chômage, ou distribuer des revenus d'assistance, sans prélever les mêmes sommes, augmentées des frais de fonctionnement de la sécu, sur les titulaires de revenus primaires (revenus d'activité et revenus de capitaux). Ce mensonge ne peut déboucher que sur l'accumulation d'une épargne dont la valeur nominale dépasse nettement la valeur réelle, ou sur le déficit extérieur. En France le flot du grand mensonge économique se déverse actuellement grosso modo pour deux tiers dans une épargne française sans investissement – en bon français, une épargne bidon, en franglais une épargne Madoff – et pour un tiers dans une épargne étrangère correspondant à notre déficit extérieur.
Peut-on sortir du mensonge ?
Ce mensonge s'est institutionnalisé au fil des ans, conformément au processus de sédimentation que Jean-Paul II a fort bien analysé en parlant de structures de péché . Il est devenu une institution au même titre que la conduite à droite et le pastis en Provence, que la conduite à gauche et le Five o' clock Tea de l'autre côté du Channel. On peut également le comparer à une drogue provoquant une addiction, laquelle est un cas (psychologique et physiologique) de structure de péché. Hélas, briser l'emprise du mensonge économique n'est pas plus facile que de sortir de la dépendance d'un stupéfiant, du tabac ou de l'alcool. Pas facile, mais pas impossible.
Arrêter une drogue entraîne un douloureux phénomène de manque. Une personne qui cesse de fumer est irritable, et son entourage doit se montrer patient avec ses accès d'agressivité. Dans le cas de l'excès de pouvoir d'achat par rapport à la production, le sevrage de la population ne peut pas réussir sans son consentement, pas plus que pour la drogue, l'alcool et le tabac. L'ennui est que, même si les dirigeants de l'Etat demandent aux citoyens de manifester clairement leur accord, par exemple sous forme de référendum, cela n'empêchera pas des explosions de mauvaise humeur, c'est-à-dire des votes-sanction aux élections. D'autant plus que, dans un premier temps, certains persévèreront dans leur habitude d'épargne excessive, entraînant ce faisant une insuffisance de la demande et par suite une récession, conformément à un schéma bien expliqué par Keynes.
Or en politique comme dans la vie courante, il y a souvent quelqu'un pour essayer de s'attirer les bonnes grâces d'un toxicomane en cours de sevrage en lui proposant quelques doses. Autrement dit, comment éviter que des partis qui n'étaient pas au pouvoir lors du référendum susurrent aux électeurs, pour gagner leurs suffrages, qu'une petite dose de pouvoir d'achat supplémentaire ne serait pas si dangereuse que d'aucuns le disent, et produirait des effets bien agréables ? Une sniffette – id est un petit déficit – pour augmenter le minimum vieillesse, ou les prestations dépendance, ou le RSA, ou la lutte contre la maladie d'Alzheimer, ou la qualité de l'enseignement, ou que sais-je encore, ça ne se refuse pas davantage que de trinquer pour les 90 ans de tante Amélie, et ça redonne le goût du mensonge économique comme la coupe de champagne celui de l'alcool.
Il faudrait donc, pour sortir de notre addiction au mensonge économique, que la droite et la gauche se mettent d'accord. Il faudrait qu'un gentlemen's agreement assure qu'aucun parti n'emploiera l'appât du déficit public pour essayer de conquérir le pouvoir.
Comment y parvenir ? Les hommes politiques, à l'instar des autres mortels, résistent à tout sauf à la tentation. Nous sommes donc ramenés au problème qui préoccupait au XVIIIème siècle l'abbé Ferdinando Galiani et le professeur de philosophie morale Adam Smith : comment amener des hommes égocentriques à se comporter de façon compatible avec le bien commun ? Galiani, dans son admirable petit opuscule Della moneta, explique que la solution mise au point par les sociétés policées est la contrainte monétaire [1] : chacun ne peut s'approprier des biens que dans la mesure où il a produit et vendu suffisamment pour acheter ce qu'il convoite. Smith, en expliquant l'efficacité du marché pour le bien commun à l'aide de la parabole de la main invisible [2], voit en lui un élément de solution, ce qui n'est pas contradictoire avec Galiani, bien au contraire, puisque le marché est l'un des lieux où s'exerce la contrainte budgétaire.
Le grand mensonge est rendu possible par un comportement des Etats qui vise à les affranchir de la contrainte budgétaire. Et il se trouve que le moyen de cet affranchissement leur est donné depuis quelques décennies par un marché dévoyé : le marché financier international, sur lequel il est possible de vendre et d'acheter des créances de type Madoff. Il serait donc théoriquement possible de résoudre le problème en instaurant au niveau mondial une règle d'or analogue à celle que l'Allemagne a inscrite dans sa constitution : ne seraient négociables que les titres des Trésors publics émis en contrepartie d'investissements ; tout recours à des émissions d'obligations ou de bons pour couvrir des déficits de fonctionnement entraînerait l'exclusion.
Si les circonstances deviennent suffisamment dramatiques, il n'est pas impossible qu'une réunion d'un G7, 20, ou 50, puisse déboucher sur une décision de ce type, incluant la négociabilité provisoire des obligations Madoff jusqu'à leur extinction dûment programmée. Dans ce cas, chaque gouvernement sera confronté à une discipline de marché lui interdisant le recours au grand mensonge. Chaque formation politique ayant pour but de rester ou de parvenir au pouvoir sera empêchée de faire miroiter aux électeurs le retour au laxisme budgétaire, puisque la plupart des citoyens auront compris que cela est interdit par des forces qui dépassent les pouvoirs publics nationaux.
Ce que l'organisation ubuesque des marchés financiers planétaires a rendu possible, à savoir un laxisme qui nous a menés au bord du gouffre, une organisation raisonnable des mêmes marchés est probablement le meilleur moyen d'y mettre fin – et peut-être même le seul. L'intérêt de l'opération, pour le bien commun de l'humanité, sera à la hauteur de sa difficulté. Mais avons-nous, à ce jour, été assez loin dans l'erreur ? Les princes qui nous gouvernent ont-ils suffisamment pâti des conséquences du grand mensonge ? L'humanité apprend, mais elle apprend souvent dans la douleur, et pour les grands apprentissages il est courant qu'il faille passer par une grande douleur.
Jacques Bichot, professeur émérite à l'université Lyon 3, vice-président de l'association des économistes catholiques.
[1] Pour plus de détails, voir notre ouvrage La monnaie et les systèmes financiers, Ellipses, 1997.
[2] Cette parabole se dispute avec la loi des débouchés de Jean-Baptiste Say la première place parmi les grandes découvertes économiques les plus défigurées par des armées de cuistres.
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