Gaspillages et tabous de la politique pénitentiaire
Article rédigé par Jacques Bichot*, le 30 juillet 2010

Un communiqué du garde des Sceaux en date du 26 juillet annonce la fermeture de 9.000 places de prison vétustes et l'ouverture de 14.000 autres, modernes, d'ici décembre 2017. Des établissements jugés inadaptables, au nombre de 23, seront fermés. 68.000 places de prison seraient alors disponibles. L'annonce de cet important plan de modernisation incite à faire le point sur l'état et l'évolution du système carcéral français.

Un lézard statistique

Une note du 16 juin 2010 sur le site du ministère de la Justice indique qu' au 1er juin 2010, le parc pénitentiaire compte 56.793 places opérationnelles, en forte progression sur deux ans (50.807 places au 1er juin 2008) . Le communiqué de presse ministériel annonce une création nette de 5.000 places (14.000 ouvertes moins 9.000 fermées) d'ici 2017.

Or 5.000 ajoutées à 56.793, cela mène à 61.793, disons 62.000 en arrondissant ; par rapport aux 68.000 places annoncées, il s'en faut de 6.000, c'est-à-dire que les 5.000 créations nettes annoncées ne représentent pas la moitié de ce qu'il faudrait pour atteindre le total mis en avant par le garde des Sceaux. Il y a un lézard !

Pour essayer d'y voir plus clair, prenons la brochure éditée par la Direction de l'administration pénitentiaire sous le titre : Les chiffres clés de l'administration pénitentiaire au 1er janvier 2010. Nous y apprenons qu'à cette date il y avait 54.988 places opérationnelles de détention. Le chiffre est cohérent avec la note du 16 juin : il est possible que 1.800 places supplémentaires soient apparues durant les cinq premiers mois de l'année si la forte progression de juin 2008 à juin 2010 (250 places supplémentaires par mois en moyenne) a été acquise plutôt en fin de période (360 places par mois sur les 5 premiers mois de 2010).

C'est donc bien au niveau du communiqué de presse ministériel que les chiffres posent problème. Un coup de gonflette aurait-il été donné ? Comme en matière de retraites [1], aux mesures réelles, conséquentes mais insuffisantes au regard des problèmes, la tentation est forte pour les ministres d'ajouter quelques milliers de place ou quelques milliards d'euros.
Importance croissante des aménagements de peine

D'autres difficultés statistiques surgissent quand on s'intéresse aux prisons : par exemple la distinction entre personnes écrouées détenues (60.978 au 1er janvier 2010) et personnes écrouées non hébergées (5.111 à la même date). Ecrou étant synonyme d'incarcération, il faut un peu de souplesse pour considérer comme incarcérée une personne sous surveillance électronique (le fameux bracelet ).

Mais surtout, quelles sont les 662 personnes écrouées non hébergées autres que les 4.489 personnes sous surveillance électronique ? On pourrait penser aux placements à l'extérieur , mais ceux-là sont trop nombreux (1.138). Il subsiste un mystère de l'écrou sans hébergement.

Quoi qu'il en soit, une caractéristique majeure de la période récente est l'explosion des mesures d'aménagement des peines. Plus de 30.000 mesures de ce type ont été accordées en 2009 contre moins de 22.000 en 2007 : 38,5 % d'augmentation en 2 ans ! De janvier 2009 à janvier 2010, le nombre de personnes placées sous bracelet électronique a augmenté de 31 %, ainsi que celui des personnes placées à l'extérieur.

Cette manière de faire pose un problème : entre les peines décidées par les juges du fond [2], et les peines réellement appliquées, il existe une grande différence, qui va en s'accroissant. De très nombreuses peines de prison ferme ne sont purement et simplement pas appliquées, parce que le coupable a disparu sans laisser d'adresse, ou faute de place dans les centres de détention. Une libération fortement anticipée est devenue la norme, même si le comportement du détenu ne montre aucun signe particulier d'amendement. Et les aménagements de peine, décidées par un juge de l'application des peines, se multiplient.

Tout cela diminue la valeur réelle de l'année de prison utilisée comme unité de peine lourde prononcée par les juges du fond. Surtout quand les remises et atténuations de peine résultent davantage d'un manque de moyens pour les appliquer que d'une reconnaissance des efforts faits par X ou Y pour se préparer à suivre désormais le droit chemin. On peut se demander si la dévalorisation des décisions de justice qui en résulte est compatible avec la lutte farouche contre la criminalité et la délinquance dont s'enorgueillissent les gouvernements de droite.

On peut se demander aussi s'il est souhaitable de faire reprendre le dossier, en vue de modifier la peine [3], par un juge différent de celui qui a prononcé la condamnation. Submergés par le nombre des dossiers, et handicapés par les pertes de temps qu'impliquent la nature procédurière de notre justice et la mauvaise organisation d'un grand nombre de tribunaux, les magistrats sont obligés de travailler beaucoup de dossiers en lecture rapide. Ne vaudrait-il pas mieux que chaque dossier soit étudié une seule fois vraiment à fond que deux ou trois fois dans la précipitation ? Ne serait-ce pas à la cour de décider si tel coupable peut mieux s'amender en étant mis sous bracelet électronique plutôt qu'en prison ?

Par la suite, le magistrat qui a potassé le dossier lors du jugement (même s'il y a un président et deux assesseurs, sauf exception un seul juge prend le temps de bien étudier le cas soumis à la cour) ne serait-il pas le mieux placé pour savoir si des remises et autres aménagements de peine peuvent être bénéfiques pour X alors que cela risquerait d'inciter Y à récidiver ? Autrement dit, ne gagnerait-on pas en équité et en efficacité si le juge du fond s'occupait de l'application des peines qu'il a prononcées ?

Faut-il supprimer les prisons de centre-ville ?

Selon le communiqué de presse du 26 juillet, la vétusté des locaux de 23 établissements et l'impossibilité, même avec de lourds travaux, d'y mettre en œuvre les prescriptions de la loi pénitentiaire de 2009, ont conduit le garde des Sceaux à décider leur fermeture, qui interviendra pour la plupart entre 2015 et 2017 .

Le communiqué donne la liste des établissements condamnés, mais pas celle de ceux dont la création est prévue, probablement parce que la recherche des lieux d'implantation est difficile : peu de communes sont désireuses d'accueillir un établissement pénitentiaire sur leur territoire. Mais il semble bien que l'on se dirige vers la création d'un nombre inférieur de prisons de plus grande taille, comme par exemple en Charente-Maritime où un nouveau centre devrait remplacer à lui seul ceux de Rochefort, Saintes, Fontenay-le Comte et Saint-Martin [4].

Cette politique est-elle réaliste ? Plusieurs considérations amènent à en douter :

1/ À supposer qu'il faille raser une prison vétuste puis reconstruire, l'emplacement a le mérite d'exister ; y construire des bâtiments autres que des prisons ne demandera pas moins de travaux. Est-il donc raisonnable d'abandonner des situations dont on ne retrouvera pas l'équivalent et de tirer ainsi un trait sur une incarcération de proximité favorable au maintien de liens familiaux et amicaux qui peuvent être de toute première importance pour un retour réussi à la vie normale ?
2/ Les grands établissements sont-ils plus adaptés que les petits pour préparer les détenus à leur réinsertion ? Tel n'est pas l'avis du contrôleur général des lieux de privation des libertés dans une interview récente [5].
Ayant interrogé des détenus transférés de la très vétuste prison Saint-Paul (près de la gare de Perrache, à Lyon), fermée en mars 2009, dans un établissement flambant neuf situé hors de l'agglomération, le contrôleur général a constaté que tous disent regretter l'ancienne . Il commente :

On n'a pas le même genre de rapports dans les grands établissements que dans les petits. Il ne faut pas que les relations deviennent complètement anonymes et que tout dialogue soit impossible. Dans les 23 prisons dont la fermeture a été annoncée lundi, on compte en moyenne 112 détenus. Pour ceux dont on nous annonce la construction, c'est 700. [...] Aujourd'hui la prison disparaît de notre champ de vision, elle se cache en quelque sorte. Je crois que c'est très dommageable pour notre vie commune à tous.

3/ Il semble que l'on raisonne pour la prison et pour les tribunaux comme pour l'hôpital ou les raffineries de pétrole. La transformation du brut en essence et autres produits raffinés peut bénéficier de grosses économies d'échelle en fusionnant les petites raffineries : c'est en l'ayant compris que Rockefeller a jadis propulsé la Standard Oil au premier rang mondial. De même un service chirurgical doit-il atteindre une taille suffisante pour disposer de tous les équipements requis et pour que les praticiens se spécialisent.
Mais le magistrat généraliste d'une petite ville peut régler les affaires ordinaires de ses habitants mieux que son confrère de la grande ville où ceux-ci seront désormais jugés, car il connaît le contexte local. Au lieu de bouleverser la carte judiciaire en sacrifiant les petits tribunaux, il aurait suffi que ceux-ci adressent les affaires pointues aux juges spécialisés des grands tribunaux, comme le médecin généraliste adresse son patient au spécialiste ou à l'hôpital lorsque son cas requiert des compétences et des équipements dont il ne dispose pas.
Pour les incarcérations, il en va de même : mieux vaut peut-être ne pas mettre un serial killer dans la prison de Saintes ou de Fontenay-le-Comte, mais celles-ci sont probablement plus appropriées qu'une grande et lointaine maison d'arrêt pour la majorité des délinquants du cru, qu'ils soient des prévenus placés en détention provisoire (un tiers des entrées) ou des condamnés.

En conclusion, la Justice et sa partie pénitentiaire (qui absorbe plus d'un tiers de son budget) gagneraient certainement à être gouvernées de façon plus réaliste et plus professionnelle, qu'il s'agisse des informations qu'elles produisent sur elles-mêmes ou de leurs stratégies organisationnelles.
En matière de justice, les débats ressemblent trop souvent, soit à des discussions sur le sexe des anges, soit à une accumulation de clichés bureaucratiques où le politiquement correct remplace la réalité. Les moyens supplémentaires qui sont consacrés, à juste titre, à ce ministère (10 % de plus pour le budget de l'administration pénitentiaire en 2010 par rapport à 2009) n'échapperont au gaspillage que dans la mesure où leur utilisation s'appuiera sur une analyse sans tabous et de grande qualité plutôt que sur le lancement de projets pharaoniques permettant de rédiger des communiqués de presse grandiloquants.
*Jacques Bichot est professeur émérite à l'université Lyon III, vice-président de l'Association des économistes catholiques, auteur de Le coût du crime et de la délinquance , Études et analyses (publication de l'Institut pour la justice), n° 8, avril 2010.
[1] Voir notre article publié sur ce site le 18 juin dernier : Retraites, un projet gouvernemental décevant. http://www.libertepolitique.com/liberte-economique-et-solidarite/6094-retraites-un-projet-de-reforme-gouvernemental-decevant
[2] Ceux qui décident que la culpabilité du prévenu est solidement prouvée, et qui prononcent une peine : amende, prison avec sursis, sursis avec mise à l'épreuve, prison ferme, etc..
[3] Nous disons volontairement modifier la peine , et non pas aménager l'application de la peine , car ce qui compte est la réalité : un bracelet électronique n'est pas la même chose qu'un séjour en prison. Le verdict du juge du fond, envoyer X en prison pour une durée D, est bel et bien remplacé par un autre si à la prison est substituée une surveillance électronique, ou si la durée d'incarcération est réduite de moitié.
[4] Article d'Agnès Marroncle dans La Croix du 28 juillet intitulé La Charente-Maritime s'inquiète de la fermeture de ses prisons .
[5] La Croix du 28 juillet. Le chapeau de l'interview indique que plusieurs voix s'élèvent pour souligner le risque de manque d'humanité des nouveaux lieux de détention .
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