Article rédigé par Georges Berthu*, le 20 mai 2004
À la veille des élections européennes sont publiées des études tendant à montrer la faible efficacité de la représentation française au Parlement européen. Le président de la République s'en est fait l'écho, dans sa conférence de presse du 29 avril, en souhaitant que les futurs députés français "sachent se regrouper pour faire entendre de façon plus efficace la voix de notre nation", et qu'ils se donnent "un engagement à plein temps pour accomplir leur mission".
Jacques Chirac faisait ainsi allusion à deux critiques fréquentes : la dispersion des élus français dans les différents groupes, parfois petits, et l'absentéisme.
La délégation française au Parlement européen présente en effet un certain nombre de défauts, dont les plus graves d'ailleurs ne tiennent pas aux députés eux-mêmes, mais à des défaillances d'organisation au niveau français. Mais se pose aussi un problème politique plus grave encore que tous ces défauts : la croyance aveugle dans les bienfaits de l'ordre institutionnel fédéraliste, qui nous a fait négliger la défense de la position de la France dans les institutions européennes.
Trois défauts techniques
1/ La dispersion en différents groupes au Parlement européen. Elle résulte évidemment du vote des électeurs, et on peut difficilement préconiser le rassemblement pur et simple des élus dans les grands groupes (fédéralistes) sans dénier toute signification à ce vote.
Deux remèdes pourraient cependant être envisagés : la meilleure coordination des élus français sur les votes techniques, qui est tout à fait possible, mais nécessiterait une meilleure organisation au niveau français (voir plus loin) ; l'acceptation, de la part des grands groupes fédéralistes, de la formation en leur sein d'une composante non-fédéraliste, ce qui est une hypothèse loin d'être acquise.
2/ L'absentéisme relatif. Le président de la République demande aux députés européens un "engagement à temps plein". On ne peut qu'applaudir, tout en notant que, en ce qui concerne le cumul de mandats électoraux, la situation, après diverses lois récentes, est maintenant assainie. Restent deux questions : le cumul avec des activités privées (le cumul avec des activités publiques non électives étant déjà en principe interdit) ; la démotivation de certains députés en raison de leur manque de visibilité politique (voir ci-après point 3).
Nous approuvons donc l'orientation du président de la République, tout en observant que la réforme électorale régionalisant le mode de scrutin risque d'aller plutôt en sens inverse : il en résultera en effet l'obligation pour les députés européens d'assurer une certaine présence au niveau régional - c'était du moins l'objectif de la réforme. Le résultat global sur l'assiduité des élus reste aujourd'hui encore assez incertain. Peut-être même sera-t-il négatif. L'avenir nous le dira.
3/ Le manque de visibilité politique. Le député européen est fréquemment démotivé car son action politique à Bruxelles, même intense, est très faiblement perçue au niveau national. Les causes en sont multiples, et le règlement du Parlement européen lui-même en est d'ailleurs largement responsable, puisqu'il oblige à la constitution de groupes multinationaux dont les positions sont le plus souvent illisibles pour les citoyens de chaque pays considéré séparément.
Néanmoins, pour essayer de corriger quelque peu ce défaut par une initiative au niveau français, on pourrait rendre l'action des députés européens plus visible en publiant dans une partie spéciale du Journal officiel de la République française leurs votes, leurs rapports, leurs opinions minoritaires voire leurs interventions au Parlement européen.
Une organisation défaillante au niveau français
Ceux qui ont l'expérience du fonctionnement interne du Parlement européen connaissent le professionnalisme de nombreuses délégations étrangères. Bien entendu, on ne peut pas demander à chaque député de posséder un doctorat en droit européen. Mais il est normal que son pays s'organise afin de lui donner le maximum de soutien, et d'accroître son efficacité pour la défense des intérêts nationaux. Or ce n'est pas assez le cas en France.
1/ Un professionnalisme insuffisant. La "carrière" du député européen est beaucoup plus courte en France qu'ailleurs, de sorte que nos députés sont toujours un peu novices. Aux élections tenues en 1999, par exemple, la France a renvoyé au Parlement européen 16 sortants sur 87 (18 %), tandis que les Britanniques en renvoyaient 43 % et les Allemands 68 %. Les députés allemands accomplissent en moyenne 4 mandats. Les Français qui tiennent deux mandats passent pour des vétérans. Evidemment, au bout du compte, l'expérience et les compétences - celles des députés, mais aussi celles de leurs équipes de collaborateurs - s'en ressentent nettement.
La forte rotation française, qui a aussi ses avantages, n'est pas forcément à condamner a priori. Mais elle devrait au moins être compensée par une meilleure organisation au niveau national. Or ce n'est pas le cas.
2/ Une articulation à revoir avec le Parlement national. L'efficacité du député européen pour la défense des intérêts nationaux devrait d'abord passer par une bonne articulation de son travail sur celui du Parlement national. Mais cet aspect reste négligé dans notre pays.
Par exemple, les députés européens et nationaux n'ont pas de personnel commun. Il n'y a pas entre eux de coordination obligatoire. Le député européen ne dispose pas, pour lui ou pour un collaborateur, d'un bureau à l'Assemblée nationale qui permettrait que tous travaillent en synergie, assistent aux mêmes réunions, préparent ensemble des rapports et forgent des positions communes. Certains pays ont pourtant systématisé cette symbiose en logeant les uns et les autres dans des immeubles voisins, voire communicants. A Paris, on en est encore à des années-lumière.
3/ Une mission mal définie. L'aspect matériel n'est pas seul en jeu. La clarté du mandat politique est encore plus importante. Or à aucun moment il n'est dit clairement au nouvel élu européen qu'il a l'obligation de représenter et de défendre les intérêts français au sein des institutions européennes. Le flou règne sur ce point. Certains députés (les plus fédéralistes) expliquent même qu'ils représentent l'Europe dans son ensemble, et ne sont soumis à aucun devoir particulier envers la France. C'est une ambiguïté majeure dans la mission du député. Pour y mettre fin, nous proposons de clarifier cette mission dans la loi, en précisant que les députés français reçoivent mandat du peuple français (et non du "peuple européen") pour défendre ses intérêts. Pourquoi même ne pas organiser une cérémonie solennelle en début de mandat, pour affirmer cette mission ?
Encore faudrait-il aussi que les pouvoirs publics français n'alimentent pas eux-mêmes la tendance la plus fédéraliste en soutenant des projets aberrants, comme celui de statut unifié des députés européens. Par ce texte, initié par les institutions de Bruxelles, et notamment le Parlement européen, les députés européens ne recevraient plus leur rémunération principale de leurs pays respectifs, mais seraient entièrement payés sur le budget communautaire. Or "qui paye commande" ! Comment peut-on vouloir à la fois l'aboutissement de cette réforme, et une reprise en mains de la défense des intérêts français ?
Une croyance aveugle dans les bienfaits du modèle fédéraliste
Alors que la plupart des délégations nationales au Parlement européen défendent les intérêts de leur pays tout en tenant un discours européen, il n'en va pas du tout de même en France. Nombreux sont les responsables qui, par exemple, trouvent très satisfaisant que nous ayons abandonné notre parité avec l'Allemagne au Conseil, que nous ayons abandonné notre deuxième commissaire, ou que nous ayons laissé réduire notre représentation au Parlement européen. Ce serait une marque de "confiance" envers nos partenaires et envers les vertus du système européen.
Notons en particulier qu'avant Nice le nombre de députés européens allemands excédait celui de la France de 14 %. Après la ratification de Nice, il l'excédera de 27 % dans le prochain Parlement (en 2004), et même de 37 % à peu près dans le suivant (en 2009).
Cette position de "confiance" nous paraît d'une extraordinaire naïveté. En tout cas, il est difficile de demander à la représentation des députés français de mieux défendre les intérêts nationaux au Parlement européen quand, dans le même temps, on leur enlève les armes des mains.
Pourtant, le projet de Constitution prolonge cette tendance, puisqu'il soumet chaque pays - donc le nôtre aussi - à des procédures de décision où n'existe aucun droit de veto national, et où dominent des majorités que, bien entendu, nous n'aurons pas les moyens de maîtriser.
C'est une raison de plus pour bien s'organiser, nous dira-t-on. Nous en convenons, et c'est pourquoi nous présentons ici des propositions. Mais c'est une raison aussi pour rappeler qu'on ne fera jamais du bon travail dans les institutions européennes si le cadre général est vicié.
Il faut donc, si l'on veut maintenir des mécanismes de décision majoritaires du type de ceux inclus dans le projet constitutionnel, négocier en contrepartie la reconnaissance d'un droit de veto ou de non-participation pour chaque Etat membre. Lui seul pourra permettre à chaque gouvernement de défendre de manière décisive les intérêts de son pays.
Huit propositions pour améliorer l'efficacité de la délégation française :
- Dégager une meilleure synergie des députés européens avec les députés et sénateurs français : affecter aux députés européens des bureaux à l'Assemblée nationale et au Sénat, et organiser en commun, avec les députés et sénateurs français, les réflexions préparatoires sur les textes européens.
- Définir plus clairement dans la loi la mission des députés français au Parlement européen : ils ont mandat du peuple français pour défendre ses intérêts à Bruxelles, et pas autre chose.
- Refuser le projet actuel de statut unifié des députés européens, qui tendrait à les détacher de leurs pays respectifs en les faisant rémunérer entièrement sur le budget communautaire.
- Compenser la dispersion des élus français en différents groupes par une meilleure coordination sur les votes techniques (voir proposition 1) ou par la réorganisation des grands groupes sur la base d'une pluralité de sensibilités composantes.
- Poursuivre l'action anti-cumul déjà entreprise en direction du cumul avec des activités privées.
- Constituer les listes de candidats aux élections européennes en tenant compte de l'expérience européenne et du travail des sortants dans le mandat passé.
- Rendre le travail parlementaire des députés européens français plus visible en publiant dans une partie spéciale du Journal officiel de la République française leurs votes, leurs rapports, leurs opinions minoritaires, voire leurs interventions au Parlement européen.
- Ne pas accepter, dans le projet de Constitution européenne, de nouvelles extensions de la majorité qualifiée au Conseil et de la codécision avec le Parlement européen, sans obtenir en échange la reconnaissance d'un droit de veto ou de non-participation pour chaque État membre.
*Georges Berthu est député européen.
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