Article rédigé par Aude de Kerros*, le 09 avril 2009
C'est une exposition de corps humains, achetés généralement en Chine, traités et mis en scène de façon spectaculaire par Gunther Von Hagens. Cette exposition a commencé son tour du monde il y a de cela plusieurs années, elle est devenue une formidable machine à sous qui a attiré trente millions de visiteurs.
Un produit culturel hybride
Une question immédiatement se pose : À quel genre correspond la monstration théâtralisée de corps plastinés ? La réponse n'est pas si simple car nous sommes confrontés à un produit hybride, fruit d'un discours fabriqué pour la com, conceptualisé pour la vente.
Pour s'adapter aux cultures de leurs clients à travers le monde, les responsables du marketing font un savant travail conceptuel et attribuent des statuts très divers à ces cadavres plastinés. Exposés dans des Centres d'art, ils sont identifiés à de l'art contemporain . Présentés dans des lieux de divertissement, ils deviennent des monstres de foire et des objets de cirque. Montrés dans les musées de sciences naturelles, ils sont baptisés documents scientifiques .
L'habit conceptuel crée le statut de l'objet !
En France, la loi interdit le trafic et l'utilisation des cadavres, sauf à usage scientifique. Il fallait donc faire entrer cette exposition illégale dans cette case conceptuelle. Elle revêtit donc une mission pédagogique et éducative, fut accompagnée de discours savants et d'œuvres charitables afin d'assurer sa respectabilité.
La stratégie de communication fonctionne bien puisque l'exposition soulève assez peu de protestations dans la grande presse... Les intellectuels, artistes et grandes consciences ayant accès aux médias visibles ne dénoncent pas la marchandisation du corps humain.
Cette exposition est un cas d'école. Elle montre bien comment notre société opère sur notre pensée. Il suffit de donner un habit conceptuel convenable à une chose poursuivie par la loi, de l'offrir en spectacle dans les médias pour qu'elle devienne à la fois réelle et légitime. C'est ainsi ! Il faut accepter la réalité ! Tout esprit critique, tout jugement indépendant et dissident est condamné et fait du rebelle un dangereux réactionnaire . Or la réalité se fabrique aujourd'hui par déclaration médiatique. Celui qui n'est pas d'accord est secrètement exclu, sans que cela ne soit clairement perçu, sans violence manifeste... c'est la loi du plus fort qui s'impose.
AC, créativité financière et marketing... mêmes méthodes
Sortir un objet de son contexte , le détourner, le présenter, le nommer art , science , produit financier ou divertissement en le transplantant dans un lieu symbolique pour en recueillir l'aura, est la méthode opératoire commune à l'AC, à la com, au marketing et à la finance contemporaine .
Pour Our Body , le dircom et le préposé au marketing ont procédé ainsi avec les corps de Chinois : le cadavre plastiné est un objet détourné et mis en scène dans des lieux propres à lui conférer une légitimité afin de satisfaire, sous le couvert de l'instruction, de l'art ou du divertissement, les pulsions voyeuristes d'une clientèle délestée de 15 euros. Les créateurs de produits dérivés en tout genre maîtrisent la science et la technique des glissements conceptuels, jouant avec le temps, le contenu et le lieu.
Depuis trente ans les cotes pharamineuses de l'AC [1], la rentabilité des produits financiers, la consommation convulsive des masses, ont légitimé ces méthodes : elles sont source de profit, donc bonnes ! Elles nous sont devenues si habituelles et normales que, désensibilisés et intellectuellement émasculés, nous ne nous révoltons plus contre ce qui est une aliénation de la pensée et plus encore, du for intérieur. Il en résulte que ces manipulations conceptuelles se répandent dans tous les domaines de la vie quotidienne. Le sens commun n'opère plus, même au plus haut niveau. C'est une des racines de la "Très Grande Crise" [2].
Pourquoi Our Body [3] plutôt que notre corps ?
Prudemment, les dircom et les directeurs du marketing de l'exposition Our Body n'ont pas traduit ce mot en français. Ils savent que dans un pays catholique le mot de corps a une si forte résonance qu'on n'y touche pas sans remuer les profondeurs de notre imaginaire, formé par la peinture, la sculpture et la gravure qui l'ont magnifié et aimé comme on peut aimer un corps promis à la Résurrection et à la Gloire. Un corps entouré de sacrements du baptême à la mort.
Le catholicisme a ouvert des horizons aux artistes par son approche du corps humain : ils ont pu à la fois assimiler la représentation des archétypes, la réalité idéale de l'académisme fondé sur l'antique, et au-delà explorer le mystère du corps humain dans l'épaisseur de son individualité. Cette démarche découvre la beauté par d'autres chemins en assumant, par la beauté de la forme, les rides, les marques de la souffrance et les imperfections. Elle unit, grâce à la forme accomplie, la réalité présente et la réalité glorieuse anticipée mais tout aussi réelle.
Benoît XVI, dans l'encyclique Deus Caritas Est y évoque l'amour entre époux et replace le partage des corps au centre du sacrement qui le consacre, tout comme la chair vivante de Dieu est la matière du sacrement dans l'Eucharistie.
Ce développement de la théologie du corps humain , support matériel nécessaire pour faire apparaître la ressemblance avec Dieu, est le préalable qui pourrait ouvrir la voie à un approfondissement de la théologie de l'art , si attendue. Cette théologie de l'art pourrait redonner aux artistes en rétablissant la noblesse de la matière et du corps, le désir de transformer positivement la matière en lui insufflant esprit et sens. Elle les libérerait des produits culturels dérivés et des carcans conceptuels désincarnés qui les stérilisent.
* Aude de Kerros est graveur, essayiste, auteur de L'art caché, les dissidents de l'Art Contemporain (Eyrolles).
[1] AC : Acronyme de Art Contemporain employé par Christine Sourgins dans les Mirages de l'Art contemporain pour désigner non pas tout l'art d'aujourd'hui, mais l'idéologie de l'art dit conceptuel.
[2] Voir Aude de Kerros, L'Art et la Très Grande Crise , communication à l'Académie des Beaux-Arts, à paraître dans Liberté politique n° 45, juin 2009.
[3] Le sous-titre À corps ouvert cache le mot corps en l'assimilant à cœur.
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