Article rédigé par Jean Paillot*, le 10 décembre 2010
La clause de conscience en droit médical est fondée sur les principes de dignité, de liberté et de précaution. Pour autant, la jurisprudence française n'accorde pas cette protection aux pharmaciens. Les textes légaux et réglementaires qui encadrent la profession donnent lieu à des interprétations absurdes. Me Jean Paillot répond aux questions de Pierre-Olivier Arduin pour Liberté politique.
Il existe une profession où la question de la clause de conscience est hautement problématique : les pharmaciens.
Oui, la question est incontestablement difficile pour eux. Je voudrais rappeler à titre préalable que les pharmaciens disposent du monopole de la vente de médicaments et que sur ce fondement il leur a été refusé le bénéfice d'une clause de conscience en matière de vente de médicaments contraceptifs. D'autre part, leur code de déontologie précise à l'article 2 (R. 4235-2 CSP) : Le pharmacien exerce sa mission dans le respect de la vie et de la personne humaine. À défaut de pouvoir l'invoquer pour les produits contraceptifs, les pharmaciens peuvent-ils invoquer une clause de conscience pour refuser de vendre des produits abortifs ? Il me semble en effet nécessaire de distinguer ici la vente de contraceptifs et la vente d'abortifs.
La jurisprudence française refuse en l'état actuel aux pharmaciens le bénéfice d'une clause de conscience pour ne pas vendre des produits contraceptifs. Les deux seules justifications admises par le droit français d'un refus de vente sont l'absence du produit en stock (on ne peut évidemment pas vendre ce qu'on ne possède pas) et les dispositions de l'article R. 4235-61 CSP qui disposent que : Lorsque l'intérêt de la santé du patient lui paraît l'exiger, le pharmacien doit refuser de dispenser un médicament. Si ce médicament est prescrit sur une ordonnance, le pharmacien doit informer immédiatement le prescripteur de son refus et le mentionner sur l'ordonnance.
Un arrêt important de la chambre criminelle de la Cour de cassation, du 16 juin 1981, a ainsi précisé qu'un pharmacien ne peut pas refuser de vendre un produit contraceptif s'il l'a en stock, mais qu'il n'a aucune obligation légale de renouveler son stock ni de proposer à son client de commander le produit manquant. De sorte qu'il ne peut être poursuivi pour refus de vente s'il n'a pas ledit produit en stock.
Mais si le médicament lui est expressément commandé, le pharmacien ne peut pas s'abriter derrière ses convictions personnelles...
En effet, dans ce cas, le pharmacien est tenu de commander le produit réclamé, sans pouvoir se retrancher derrière une clause de conscience. Ainsi, dans un arrêt du 21 octobre 1998, la Cour de cassation a condamné cette fois-ci les pharmaciens pour refus de vente, car ce refus n'était pas fondé sur une rupture de stock, mais sur des convictions personnelles. La Cour a ainsi précisé : Attendu que, pour les déclarer coupables de la contravention, les juges d'appel énoncent que le refus de délivrer des médicaments contraceptifs ne procède nullement d'une impossibilité matérielle de satisfaire la demande en raison d'une indisponibilité des produits en stock, mais est opposé au nom de convictions personnelles qui ne peuvent constituer, pour les pharmaciens auxquels est réservée la vente des médicaments, un motif légitime au sens de l'article L. 122-1 précité.
À titre personnel, je suis assez critique avec cette conception. Je vous ai déjà rappelé qu'il existe une clause de conscience pour les chirurgiens qui se verraient obligés de stériliser quelqu'un dans un but contraceptif. Or ces chirurgiens ont également, d'une certaine façon, un monopole, puisque personne d'autre qu'un chirurgien ne peut procéder à une opération de stérilisation. Ainsi, le critère du monopole n'a pas de sens pour justifier un tel refus. En matière contraceptive, un client trouvera toujours un pharmacien qui acceptera de lui vendre le contraceptif souhaité, de même qu'une patiente souhaitant être stérilisée trouvera toujours un chirurgien pour le pratiquer. Ainsi, il me paraît choquant que ce qui est vrai pour le médecin ne le soit pas ici pour le pharmacien.
En matière de vente de produits abortifs – je pense naturellement au RU-486 pour pratiquer des IVG dites médicamenteuses, mais aussi au stérilet ou à la contraception d'urgence – qu'en est-il ?
Je souhaite raisonner ici indépendamment des produits en cause, et ne veux pas entrer, dans le cadre de ces réflexions, sur la question de savoir si tel produit serait plutôt contraceptif ou plutôt abortif, totalement contraceptif ou totalement abortif. De fait, certains des produits cités peuvent apparaître comme étant abortifs et/ou contraceptifs. Cette question relève du scientifique et non du juriste. Le juriste que je suis peut simplement constater qu'il devrait exister une différence de traitement entre ces produits selon qu'ils sont purement contraceptifs ou également abortifs.
Je dois en revanche constater que les pharmaciens sont amenés aujourd'hui à délivrer des produits abortifs, de sorte que la question se pose naturellement de savoir s'ils bénéficient de la clause de conscience dont bénéficient les médecins en la matière. En droit positif, la réponse est à ce jour encore floue. Mais il est incontestable qu'elle devrait être affirmative, au moins par analogie.
Je vous rappelle que la clause de conscience en matière d'interruption de grossesse (article L. 2212-8 CSP) ne bénéficie qu'aux médecins, sages-femmes, infirmiers et infirmières. Ce texte ajoute toutefois : ... aucun auxiliaire médical, quel qu'il soit, n'est tenu de concourir à une interruption de grossesse.
D'où la question qu'on a envie de poser : les pharmaciens sont-ils des auxiliaires médicaux ?
La réponse est malheureusement non. Les activités des pharmaciens, dans le Code de la santé publique, ne sont pas visées sous l'intitulé des professions médicales (4e partie, livre Ier) mais sous celui des pharmaciens (4e partie, livre II). Les sages-femmes sont également visées au livre 1er, et font donc partie des professions médicales tandis que les infirmiers sont visés au livre III sous l'intitulé Auxiliaires médicaux . Mais les infirmiers ne sont pas les seuls auxiliaires médicaux au sens du Code de la santé publique. En sont également (articles L. 4311-1 à L. 4372-2 CSP) les masseurs-kinésithérapeutes et pédicures-podologues, les ergothérapeutes et psychomotriciens, les orthophonistes et orthoptistes, les manipulateurs d'électroradiologie médicale, les audioprothésistes, les opticiens-lunetiers, les prothésistes et orthésistes pour l'appareillage des personnes handicapées, et enfin les diététiciens. Ainsi, tous ces professionnels étant des auxiliaires médicaux bénéficient théoriquement de la clause de conscience en matière d'interruption de grossesse... !
Vous voulez dire que les opticiens-lunetiers bénéficient d'une clause de conscience en matière d'avortement et non les pharmaciens pourtant directement impliqués dans la procédure ?
C'est très exactement ce que je veux dire. Et tout un chacun pourra ainsi constater l'absurdité d'une lecture littérale de l'article L. 2212-8 CSP qui accorde ainsi à l'opticien-lunetier une clause de conscience en matière d'interruption de grossesse – alors même qu'il ne sera jamais confronté à une telle demande – tandis que cette clause pourrait être refusée à un pharmacien qui, lui, est confronté à une telle demande.
Or si une lecture littérale aboutit à un résultat absurde, c'est qu'il est nécessaire de lire autrement cet article. Ici, c'est l'esprit du texte qui doit être pris en compte, et non la lettre du texte. Préciser qu' aucun auxiliaire médical, quel qu'il soit, n'est tenu de concourir à une interruption de grossesse , c'est en réalité disposer que personne n'est obligé de concourir à une interruption de grossesse. Personne, pas même un opticien-lunetier !
Il faut ajouter que, lorsque la clause de conscience en matière d'interruption de grossesse a été admise en 1975, les seules interruptions de grossesse possibles avaient lieu sous forme d'intervention chirurgicale. Dès lors que les interruptions de grossesse peuvent désormais prendre d'autres formes, et par conséquent que d'autres professionnels sont amenés à intervenir, ceux-ci doivent bénéficier de la clause de conscience de l'article L. 2212-8 CSP dans les mêmes termes.
Il tombe par ailleurs sous le sens que la vente de produits abortifs ne peut que servir à pratiquer une interruption de grossesse. On peut donc légitimement suivre les pharmaciens désireux de se voir reconnaître une clause de conscience lorsqu'ils expriment que, s'ils ne pratiquent pas eux-mêmes une interruption de grossesse, ils en fournissent le moyen. La fourniture de moyens n'est pas, juridiquement, anodine. Ainsi à titre d'exemple, elle est, en droit pénal, un cas de complicité d'un crime ou d'un délit (article 121-7 CP : Est complice d'un crime ou d'un délit la personne qui sciemment, par aide ou assistance, en a facilité la préparation ou la consommation ). Par ailleurs, s'il est reconnu aux infirmiers une clause de conscience, alors qu'ils ne pratiquent pas directement, par eux-mêmes, une interruption de grossesse, de la même façon il est légitime de dire que les pharmaciens concourent à une interruption de grossesse lorsqu'ils vendent un produit abortif.
Le fondement même de la clause de conscience (le principe de dignité) et la généralité des termes employés dans l'article L. 2212-8 CSP militent donc pour que la clause de conscience bénéficie également aux pharmaciens. Mais la Cour de cassation aura-t-elle ce courage d'aller au-delà de la lettre de ce texte ?
Enfin reste la question du monopole des pharmaciens dans la vente de produits abortifs. La justification d'un refus de la clause de conscience aux pharmaciens par le monopole de la vente de médicaments n'a pas de sens ici, dans la mesure où l'interruption de grossesse peut être réalisée par d'autres moyens. Ce raisonnement est en outre un faux raisonnement : en effet, en 1975, seul le médecin pouvait réaliser une interruption de grossesse dans le cadre d'une intervention chirurgicale ; et lui dispose bien, pourtant, d'une clause de conscience...
Maître, vous avez suivi de près l'adoption de la résolution le 7 octobre 2010 par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe qui réaffirme le principe d'un droit à l'objection de conscience. Ne peut-on pas s'appuyer sur ce texte, en particulier son préambule, pour engager un débat public sur la clause de conscience des pharmaciens, voire des établissements hospitaliers eux-mêmes ?
Avant de répondre à votre question, je voudrais à titre préalable souligner les vertus de la mobilisation et la lucidité de quelques uns. Mon ami Grégor Puppinck, directeur de l'European Center for Law and Justice (ECLJ), une organisation non-gouvernementale qui réalise entre autres un magnifique travail de lobbying à Strasbourg, connaît parfaitement les arcanes du Conseil de l'Europe.
Avec le concours de plusieurs autres organisations (la Fédération des Associations familiales catholiques en Europe, l'Alliance pour les droits de la vie, le Comité protestant pour la dignité humaine – j'espère ne pas en avoir oublié...), il a monté une brillante action qui a permis d'éviter que l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe vote un texte liberticide, visant à restreindre les clauses de conscience des personnels de santé en Europe, dans le but avoué d'obliger ceux-ci à réaliser des interruptions de grossesse et/ou euthanasies dans les pays qui ont admis de telles législations.
Non seulement ce texte n'a pas été voté, non seulement il n'a pas été renvoyé en commission (comme les propres rapporteurs du texte initial l'ont réclamé en voyant que leur texte allait se retourner contre eux), mais bien plus il a été amendé de telle façon que c'est en effet le principe d'un droit à l'objection de conscience individuel des personnels de santé face à des demandes d'avortement et d'euthanasie et un droit collectif des établissements de santé qui a été finalement retenu et voté.
Ce texte est intéressant en ce qu'il évoque l'objection de conscience sous l'angle de la non-discrimination. Son article 1er précise ainsi : Nul hôpital, établissement ou personne ne peut faire l'objet de pressions, être tenu responsable ou subir des discriminations d'aucune sorte pour son refus de réaliser, d'accueillir ou d'assister un avortement, une fausse couche provoquée ou une euthanasie, ou de s'y soumettre, ni pour son refus d'accomplir toute intervention visant à provoquer la mort d'un fœtus ou d'un embryon humain, quelles qu'en soient les raisons.
Il offre également l'intérêt de concilier des impératifs a priori contradictoires : L'Assemblée parlementaire souligne la nécessité d'affirmer le droit à l'objection de conscience avec la responsabilité de l'Etat d'assurer le droit de chaque patient à recevoir un traitement légal dans un délai approprié. Il ne s'agit par conséquent pas d'une remise en cause des législations nationales sur l'interruption de grossesse ou l'euthanasie, mais de la légitime prise en compte de l'objection de conscience dans ces cas, laquelle est considérée par les parlementaires comme un droit.
N'oublions pas toutefois qu'il ne s'agit que d'une résolution, soit donc un texte non coercitif. Mais vous avez parfaitement raison, cette résolution mériterait d'être l'occasion d'un vaste débat sur les contours actuels de nos clauses de conscience en droit français de la santé, qui ont le mérite d'exister, mais qui soit ne correspondent plus à la situation actuelle de notre société soit constituent de réels cas de discriminations. Un toilettage de l'article L. 2212-8 CSP, d'une part en ce qui concerne les établissements de santé privés d'intérêt collectif, d'autre part en ce qui concerne les pharmaciens, me paraît à cet égard plus que nécessaire.
*Me Jean Paillot est avocat au barreau de Strasbourg depuis 1992, enseignant du droit de la santé au sein du master de bioéthique Jérôme-Lejeune de l'Institut politique Léon-Harmel (www.iplh.fr).
Sur ce sujet :
Jean Paillot : La clause de conscience en droit médical relève du principe de dignité, Décryptage, 3 décembre 2010
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