Article rédigé par Aude de Kerros*, le 03 mars 2010
Vient de paraître aux Éditions du collège des Bernardins un petit livre qui couronne une évolution trentenaire dans l'histoire de l'art sacré en France : L'Art contemporain, un vis-à-vis essentiel de la foi, par Jérôme Alexandre (Parole et Silence). C'est le premier livre écrit par un théologien sur ce sujet et en ce sens, il fait date.
L'auteur, époux de Catherine Grenier, conservateur à Beaubourg, est spécialiste de la pensée des Pères de l'Église. Il enseigne au Collège des Bernardins. Son livre a pour ambition d'initier le public de ce site exceptionnel à la grande dimension chrétienne de l'Art contemporain .
Le livre de Jérôme Alexandre entend donner une cohérence à des discours assez décousus élaborés dans l'urgence à partir des années quatre-vingt pour expliquer au public médusé le sens des œuvres massivement introduites dans le contexte du culte. Cette invasion de l' AC (Art Contemporain [1]), a pris d'abord la forme de vitraux conceptuels, puis d'installations éphémères, puis d'expositions lors des Off des foires d'AC et enfin de grandes animations urbaines telles que les Nuits blanches . Cet essai de 140 pages a pour but de donner une légitimité à ces démarches et aux choix du Collège des Bernardins.
Abolition de la séparation entre l'Église et l'État
Dans le domaine de l'art et de l'animation culturelle on assiste, depuis les années quatre-vingt, à une étroite collaboration entre le clergé de l'Église et le clergé des fonctionnaires et autres inspecteurs de la création . Dans cette relation, l'État domine avec prestige, moyens et autorité, et l'Église est dans la situation d'une minorité, parmi d'autres, en demande de reconnaissance.
Mais il y a échange de bons procédés : l'Église légitime, sacralise, met à disposition des hauts lieux de l'histoire et apporte un public captif de fidèles et de touristes ; l'État, quant à lui, donne pouvoir et visibilité médiatique.
Pour la première fois en France, l'Église se trouve dans la situation que pouvaient connaître les juifs et les musulmans dans les pays chrétiens. À certaines époques, certains d'entre eux, pour ne pas avoir à choisir entre les croyances de l'État et leur propre religion, ont adopté un double langage, un bricolage d'idées, une théologie de circonstance leur permettant la conciliation des deux et avoir l'âme en paix. Afin d'éviter la marginalisation, ils ont justifié intellectuellement la pratique simultanée de la religion de l'État en public, et de leur propre religion dans l'intimité. C'est une tentation bien naturelle et il n'est pas étonnant qu'il existe aujourd'hui un marranisme chrétien .
Celui-ci concerne tout particulièrement artistes et intellectuels dont l'œuvre ne peut se développer qu'en relation avec leurs contemporains. Ils se trouvent confrontés à un choix : visibilité ou exil ? À l'époque postmoderne, celui-ci n'est plus une relégation mais un simple effacement médiatique et administratif.
L'AC est l'apothéose de l'Art
Jérôme Alexandre entreprend de nous apporter la preuve de cet axiome : La grande dimension, propre au christianisme, de l'homme créateur à l'image du Créateur, est enfin réalisée dans l'Art contemporain . Ce qui rend l'Art caduc ou réservé à la fabrication de produits de consommation et de confort. L'un exclut l'autre.
D'après Jérôme Alexandre, le temps de l'Art est passé :
- L'Art a atteint sa limite parce qu'il estuniquement esthétique et formaliste (p. 17), figé dans sa virtuosité et sa perfection. C'est un idéal, hors du réel. Il est peu créatif et répétitif, artisanal et conventionnel, fondé sur l'imitation pure. Il provoque un esprit de possession, une autosatisfaction, un confort, éludant les grandes questions.
- L'Art contemporain est, en revanche, un réel progrès. Il ne cherche pas la maîtrise et la perfection de ces objets d'art limités, fermés, achevés et morts : L'artiste ne sait pas où il va, si non il produirait un art appliqué (p. 116). La supériorité de l'AC est dans le processus (p. 31) et non dans le résultat. L'œuvre est sans importance, elle peut être immatérielle, conceptuelle ou éphémère... ce qui compte c'est l'artiste et sa démarche. Là se trouve le cœur de l'Humain, du Réel, de la Foi. Ce qui compte c'est l'expérience (p. 14) du vécu, du sensible , au sens alexandrin du terme, c'est-à-dire éprouvé par le corps et la chair . La relation au public, entendez le regardeur , est elle aussi très chrétienne car elle l'inclut charitablement dans l'œuvre d'art, le fait participer ! C'est la communion duchampienne, le regardeur fait partie de l'œuvre ! Enfin l'AC pose la question de la vérité, il nous confronte au Réel , surtout celui que l'on ne veut pas voir, que l'on refoule, qui nous dérange. La démarche de l'AC est morale et prophylactique. L'AC ose montrer l'horrible, l'insoutenable, le scandaleux et nous pose question. En cela, l'acte artistique est, plus fondamentalement qu'il ne l'était dans la seule reproduction de l'existant, un acte créateur .
L'AC : le culte des clercs
Tous les éléments qui peuvent contenter un philosophe et un moraliste sont réunis dans l'AC. Jérôme Alexandre est de ceux-là. En revanche, il ne comprend pas la démarche de la contemplation, mot absent de son livre. Il n'appréhende pas le monde des images et la nature les processus créateurs, élaborés entre l'œil, le cerveau et la main. Il ne conçoit pas que le sens puisse apparaître dans la forme, avant les mots et d'une autre façon. Cet aveuglement est le point névralgique du livre de Jérôme Alexandre. Chaque fois qu'il évoque l'AC, il ne décrit pas une œuvre, il cite le discours des artistes sur leur propre posture . Imaginons un pur discours sur l'art, sans aucune référence visuelle... Sans même s'en rendre compte, Jérôme Alexandre ne se réfère qu'au verbe.
Jérôme Alexandre a expliqué ainsi l'œuvre de Boltanski exposée au Grand Palais sous le nom de Personnes [2] : une grue (image de Dieu) saisissant des dépouilles pour les rejeter aveuglément en tas un peu plus loin. Il fait sa promotion et l'auréole de gloire en établissant une équivalence avec le Jugement dernier de Michel Ange. Le théologien interprète : Cette pince, qui évoque la main de Dieu, n'est pas la main de justice mais celle caressante de Dieu. Le toucher de Dieu est familial, familier dans la Bible. Dans l'Évangile, le Christ se laisse toucher et cela a beaucoup d'importance dans les textes. Il en conclut : Comme dans bien d'autres œuvres de Boltanski, il y a dans Personnes une forte dimension chrétienne [3].
Il faut ne pas être sensible au langage des images pour voir une ressemblance entre la pince de Boltanski et la main de Dieu peinte par de Michel Ange...
Le mécanisme subtil du double langage
Jérôme Alexandre souligne longuement dans son livre cette concordance des sujets favoris de l'Art contemporain avec des grands thèmes chrétiens : le Verbe créateur, le Messie transgresseur, le grand sacrifice permanent, le Christ image de la déréliction. C'est une réalité incontestable, mais ressemblance ne signifie pas pour autant identité. Les jeux sémantiques propres à l'art contemporain sont fondés sur une polysémie horizontale et non pas verticale [4]. Toujours est ignorée la relation entre le fond et la forme qui délivre le sens.
Mais notre théologien ne s'arrête pas aux "apparences" , il ne considère que l'essentiel . Pour lui, le transcendant existe, qu'il soit affirmé ou nié est un détail qui ne change rien à l'affaire. Il est sous entendu et n'a pas besoin d'être reconnu pour exister. Il en résulte que la négation généralement proclamée du transcendant par les artistes et théoriciens de l'AC, qu'il reconnaît, est néanmoins sans importance : L'art est comme un autre langage de la foi, il n'en exprime pas les idées, il en communique la substance permanente (p. 310). Ce qui fonde son raisonnement est une affirmation : Les artistes sont des chrétiens qui s'ignorent.
Si l'artiste est bon, le transcendant est là, qu'il le veuille ou non... Ce qui ne respecte pas les intentions de l'artiste et accorde peu d'importance à sa liberté et à sa responsabilité. C'est une variante postmoderne du raisonnement du père Couturier qui disait : s'il y a du génie , c'est de l'Art sacré. L'affirmation n'est possible que si le mot sacré reste vague car il recouvre des formes diverses, immanentes où transcendantes... et quand au mot génie assez vague également, il ne supprime pas pour autant à l'artiste sa liberté de choisir une forme qui incarne une idée, la sienne, n'est-ce pas là son pouvoir ?
Choisir une pince ou choisir une main pour révéler Dieu, est-ce équivalent ? Mais la dissemblance des formes qui expriment le transcendant avec celles qui le nient persiste et pose problème à toutes les pages de ce livre, en particulier quand on s'approche des fondamentaux (la vérité, le réel, la vie...). Jérôme Alexandre qui ne voit que les concepts n'est pas troublé.
Préserver le dialogue entre soi
Le livre de Jérôme Alexandre est le reflet d'un comportement intellectuel trentenaire des clergés culturels, qu'ils soient d'Église ou d'État, pour protéger leur dialogue : ne pas être exclus des cercles de la visibilité, du pouvoir et des essentielles sources financières. Ce dialogue entre soi est assorti à un comportement d'exclusion, rejetant ceux qui demandent un vrai débat et ceux qui pratiquent cette activité devenue délictueuse : l'Art .
Pour préserver le dialoguer , on s'en tiendra au vague et à la surface des mots. Chacun les interprétera comme il l'entend. Le dialogue se fait coûte que coûte en éludant la différence.
Cette conception du dialogue est mortifère pour les artistes et les hommes de pensée car il se fonde sur un accord tacite : Tout le monde à raison et ne parlons pas de ce qui fonde une différence, la question béante du transcendant et de l'expression humaine de celle-ci.
Toute pensée, tout art, toute humble quête de la vérité devient alors impossible. Le monde est figé. La civilisation s'arrête. Tout le monde à raison... Mais secrètement c'est le plus fort qui gagne.
C'est ce qui explique le fait que jamais Jérôme Alexandre n'évoque la réalité quotidienne de l'AC, le système plus que douteux qui fabrique sa valeur, le Financial art, le scandale médiatique comme méthode pour élaborer les cotes, le détournement des lieux de culte pour choquer et délivrer d'autres messages, la manipulation du regardeur , par sidération et stupéfaction. Jérôme Alexandre excuse : ce n'est pas la faute de l'AC, c'est le réel qui est violent .
C'est un problème qui se pose au-delà des religions. Plus on avance dans le temps, plus la question du transcendant devient incontournable. S'il n'y a pas la possibilité intellectuelle et artistique d'imaginer que les transcendantaux puissent exister même comme hypothèse, comment progresser ? Comment créer ? Qui osera renverser le tabou et reconnaître cette nécessité intellectuelle et artistique ?
N'était-ce pas aux Bernardins de jouer ce rôle de confrontation des différences au lieu de devenir le banal relais d'un art officiel d'État déjà profondément remis en cause ? N'oublions pas que l'AC s'est effondré financièrement dans l'international [5] en 2008 et que sa visibilité dans le monde est garantie aujourd'hui par l'État français qui en a fait son art officiel. Mais une deuxième crise à l'intérieur de la crise survient, celle des finances des États. L'assèchement des ressources publiques réglera tôt ou tard définitivement le sort de l'AC. Quand en France cette régulation aura eu lieu, l'AC aura la place qui lui revient dans les arts, celle d'une expression parmi d'autres.
Partout ailleurs, dans des pays ou l'État ne dirige pas la création, l'art et l'AC coexistent ! Les artistes sont libres de choisir. Il n'y a pas de création sans liberté cela va de soi.
*Aude de Kerros est peintre, graveur, essayiste. A publié l'Art caché, les Dissidents de l'art contemporain (Eyrolles, 2007).
JEROME ALEXANDRE
L'Art contemporain, un vis-à-vis essentiel de la foi
Parole et Silence, 2010.
Pour en savoir plus :
Jérôme Alexandre, Le sens du sacré et du religieux dans l'œuvre de Christian Boltanski. Sur le site Voir-et-Dire.net, Lors d'un débat organisé par le site Voir-et-Dire.net, le théologien explique que l'exposition Personnes serait principalement une forme renouvelée du thème du jugement de Dieu, en faisant notamment référence au Jugement dernier de Michel Ange. Mais en faisant une lecture exégétique serrée (Matthieu 25), il a montré que ceci portait sur l'aujourd'hui et non sur un hors temps .
[1] AC - acronyme de Art contemporain, qui désigne une création exclusivement conceptuelle, idéologique, et non pas tout l'art d'aujourd'hui et en particulier la suite naturelle de l'art.
[2] Dans le cadre de l'exposition Monumenta du Grand Palais, qui s'est déroulée en janvier et février 2010, Personnes de Christian Boltanski, Jérôme Alexandre est venu débattre de la conception de l'artiste sur ces sujets. Voir le site Voir-et-Dire.net (V&D) qui relate cette intervention. Sur le site Voir-et-Dire.net
[3] Voir le site V&D.
[4] Polysémie horizontale : tous les sens se valent. Polysémie verticale : les textes et les images ont quatre sens hiérarchisés : sens littéral, allégorique, tropologique et anagogique.
[5] "Le chiffre d'affaires des ventes du soir d'art contemporain de Christies et Sotheby's [a] chuté de 75 % en 2009", Le Monde, 16 janvier 2010.
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