Article rédigé par Hélène Bodenez, le 18 janvier 2011
Depuis le 1er mars 2010, tout justiciable en cours d'instance devant une juridiction administrative ou judiciaire peut soutenir, sur le fondement de l'article 61-1 de la Constitution, qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit , et saisir le Conseil constitutionnel. La Question prioritaire de constitutionnalité (QPC) est une révolution [1]. Ce mardi, les Sages examinaient en audience publique le mariage homosexuel [2]. Ils rendront vendredi 21 janvier leur décision sur une autre QPC qui met en cause la protection du dimanche chômé.
Certains ont parlé de ce nouveau dispositif comme d'un big bang juridictionnel [3]. Ce qui est certain, c'est que ce dispositif ouvre une nouvelle ère dans le contrôle de constitutionnalité des lois en France .
Au plus haut niveau du contentieux
Quelles sont les étapes du processus ? En premier lieu, le sérieux de la question doit être tangible. Une fois reconnu, les membres du Conseil constitutionnel siègent en audience publique. Tout est filmé (vidéos sur site) hormis les délibérations. Le président [4] ouvre la séance, donne la parole à la greffière qui énonce la QPC. Puis les membres entendent les observations des parties convoquées, la plupart du temps assumées par des avocats. Des observations écrites ont pu également parvenir aux membres. La procédure se veut loyale et non procédurière. Une fois les observations réalisées, la date de la décision annoncée, le Conseil constitutionnel délibère.
Si de nombreuses QPC ont déjà été posées, la plupart n'atteignent pas leur but. Mais peu de celles transmises ont été jusqu'ici déclarées non conformes à la Constitution. Louche ? Dans une chronique au ton peu amène, Olivier Duhamel [5] accuse la Cour de cassation de ne pas jouer le jeu , de saboter la réforme [6]. La formule promet, on le voit, des passe d'armes mémorables.
Il faut dire que nous sommes au plus haut niveau de contentieux qui jusqu'à présent n'appartenait pas au vulgum pecus, que la nouveauté propre à cette procédure, changement radical de point de vue, contrôle a posteriori de la constitutionnalité des lois, fera grincer des dents. Il faudra s'habituer. La vitesse de croisière n'est pas à l'évidence atteinte et pour cause. La masse d'informations à embrasser, la technicité, les vérifications de chaque étape peuvent refroidir les plus légitimes enthousiasmes.
La requête de la société Chaud Colatine
Parmi les QPC en cours, la 89 [7] retient l'attention des défenseurs du dimanche chômé.
La Cour de cassation a transmis au Conseil constitutionnel le 26 octobre 2010 une question elle-même issue du tribunal de commerce de Lorient à la requête de la société Chaud Colatine. Les Sages ont trois mois pour statuer. La QPC était à l'ordre du jour de l'audience publique le 6 janvier 2011.
En cause, l'article L. 3132-29 du code du travail. L'interdiction du travail dominical est-il conforme à la liberté d'entreprendre ?
"Lorsqu'un accord est intervenu entre les organisations syndicales de salariés et les organisations d'employeurs d'une profession et d'une zone géographique déterminées sur les conditions dans lesquelles le repos hebdomadaire est donné aux salariés, le préfet peut, par arrêté, sur la demande des syndicats intéressés, ordonner la fermeture au public des établissements de la profession ou de la zone géographique concernée pendant toute la durée de ce repos ; ces dispositions ne s'appliquent pas aux activités dont les modalités de fonctionnement et de paiement sont automatisées." [Cet article] est-il conforme à la liberté d'entreprendre, garantie par l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ?
L'avocat de ce terminal de cuisson [8] défend le principe d'un repos par roulement hebdomadaire [9], avec pour conséquence l'ouverture de l'établissement [10] le dimanche et le travail de toute une partie du salariat de Chaud Colatine. Il met en cause une interdiction du préfet, selon lui trop souvent invité à statuer empiriquement au vu de ce qui ressemble davantage à une action de lobbying qu'à une véritable concertation d'actions organisées . Le préfet qui peut encadrer le repos dominical le ferait au terme d'une procédure consultative contestable : le texte ne poserait en effet aucune condition de représentativité, de majorité, aucune condition de procédure quelconque pour recueillir cet accord sur la base duquel le préfet va prendre sa décision.
Le Conseil constitutionnel sera-t-il sensible à ces arguments ? Reviendra-t-il sur le principe même du repos dominical ? Ou entendra-t-il l'argumentaire de la défense du dimanche chômé au nom par exemple de l'exigence des principes de l'égalité ?
Difficile de comprendre en tous les cas la raison de l'acceptation de cette QPC par la Cour de cassation, d'autant que certains lui avaient reproché justement son peu de zèle à transmettre les questions, contrairement au Conseil d'État. La vigilance est donc de mise.
L'amendement dit Confokéa (3 janvier 2008) a déjà échaudé les défenseurs du dimanche chômé qui savent que le danger peut venir par une voie inattendue. Les termes de la validation de la loi Mallié par le Conseil constitutionnel ne peuvent qu'inquiéter, comme l'avait bien montré Daniel Perron dans un article paru dans Les Petites Affiches [11] : Réaffirmation du principe du repos dominical en partie inutile et cosmétique, difficultés territoriales que posent le flou touristique et la légalisation de pratiques commerciales condamnées, conditions de salaires à géographie multiples, volontariat géographique et seulement partiel. Tout fut en effet validé par le Conseil constitutionnel de manière aussi expresse que la procédure accélérée engagée à l'Assemblée et le vote conforme au Sénat.
La loi du repos dominical pour tous, fille de la séparation de l'Église et de l'État, née en 1906 perdurera-t-elle ? La Constitution ne garantit-elle pas également une république sociale ? Si révolution culturelle il y a bien dans la QPC, si effectivement la démocratisation du contentieux doit bien avoir lieu, ce serait un comble que l'une des toute premières d'entre elles, symboliques donc, se fasse sur le dos du peuple !
Les dés sont-ils pipés ?
On a toutes les raisons de s'inquiéter tant le principe économique paraît mis toujours plus en avant dans les réflexions des juges, comme ce fut le cas dans la bataille relative au repos dominical. Comment voir d'un bon œil un conflit juridique opposant un requérant plaidant le travail dominical et la partie défenderesse, soit les représentants de l'État, qui défend la Constitution ou théoriquement le principe du repos dominical, mais qui vient de voter une loi cherchant à généraliser les dérogations au repos dominical ? La plaidoirie de l'avocat de Chaud Colatine a été intéressante à ce titre, avec la référence par deux fois au mémoire du Premier ministre. Les dés ne sont-ils pas pipés ?
La constitutionnalité du principe du repos dominical réaffirmé pourtant dans l'intitulé de la loi de 2009 risque donc bien de n'être que cosmétique . La QPC-89 cherchant à le remettre un peu plus en cause et à décrocher coûte que coûte le peu de ce que les défenseurs du dimanche ont malgré tout obtenu, si elle venait à être déclarée non conforme , l'illustrerait de manière éclatante.
21 janvier, décision sur le site du Conseil constitutionnel
Le législateur continuera-t-il de protéger ce jour commun fixe de repos pour tous, issu d'un droit véritablement historique, bénéfices sociaux d'un repos pris en commun, jour qui fait société , jour qui construit un peuple, jour qui fédère une nation, jour qui bâtit la république et répond de surcroît à l'objectif de travail décent mis en évidence par l'OIT ? On ne peut que l'espérer comme espérer que priment l'intérêt d'ordre public et l'égalité.
Si le repos dominical heurte la liberté d'entreprendre, nul doute que le législateur soit également fondé à protéger l'intérêt général de disposer d'un jour de repos commun pour les loisirs et la famille, eux-mêmes constitutionnels et par conséquent à limiter la possibilité de faire travailler des salariés le dimanche, puisqu'il n'y a pas d'atteinte disproportionnée au regard de l'objectif poursuivi.
Mise en délibéré et décision sur le site du Conseil constitutionnel le 21 janvier.
*Hélène Bodenez a publié À Dieu, le dimanche ! (Éd. Grégoriennes, 2010). Dernier article paru : La bataille du dimanche en France et en Europe , IIe Rapport sur la doctrine sociale de l'Église dans le monde, Liberté politique n° 51, décembre 2010.
Mise à jour, 21 janvier 2010 :
Le Conseil constitutionnel a déclaré aujourd'hui 21 janvier 2010 que "l'article L. 3132-29 du code du travail est conforme à la Constitution". Selon lui, l'atteinte portée par la fermeture préfectorale au public des établissements d'une même profession pendant toute la durée du repos hebdomadaire "n'est pas disporportionnée à l'objectif poursuivi".
Lire l'arrêt du Conseil
MONDIALISATION ET DIMANCHE CHOME
Dans son rapport sur la mondialisation remis au Président de la République, Christine Boutin a rappelé les exigences de l'Organisation internationale du travail (OIT) et réaffirmé les principes et les droits sur lesquels une mondialisation humaine devrait se fonder. Outre bien sûr la liberté d'association et la reconnaissance effective du droit de négociation collective , il s'agit de considérer et de prendre au sérieux l'élimination de toute forme de travail forcé ou obligatoire , ainsi que l'élimination de la discrimination en matière d'emploi et de profession . Or c'est précisément ce que ne prend pas en compte la loi du 11 août de Richard Mallié (UMP) avec des régimes différents de rémunération selon qu'on est dans un PUCE ou en simple zone touristique ou bientôt en zone d'Hyper-Centre.
Il semble urgent pour répondre à l'objectif de travail décent mis en évidence par l'OIT, notion reprise dans le rapport, que la liberté et l'équité ne soient pas gravement mises en danger par la pression que représente le travail du dimanche.
Qu'on le veuille ou non, le dimanche chômé pour tous procède de ces droits fondamentaux : accès égal à l'emploi, protection sociale, dialogue. Le dimanche appartient au socle historique et social fondateur en France et en Europe. Il constitue un progrès de la civilisation qui s'est étendu au niveau mondial.
Le président Sarkozy a rappelé lors de la remise de ce rapport que la dimension sociale de la mondialisation serait au cœur de la présidence française du G20 , et il a confirmé que l'OIT y serait étroitement associée . On voudrait y croire. Revenir sur la protection inconditionnelle du dimanche en France serait de la part du chef de l'État un acte majeur de courage politique.
H. B.
[1] Xavier Philippe, professeur de droit public à l'Université Paul Cézanne - Aix-Marseille III fait remarquer que la révision constitutionnelle du23 juillet 2008 a modifié plus d'un tiers du texte constitutionnel de la Ve République mais que c'est l'article 61-1 qui a focalisé les attentions , in La question prioritaire de constitutionnalité : à l'aube d'une nouvelle ère pour le contentieux constitutionnel français.
[2] En novembre dernier, le Conseil constitutionnel était saisi par la Cour de cassation d'une question prioritaire de constitutionnalité concernant les articles 75 et 144 du Code civil qui excluent du mariage les personnes de même sexe. La décision sera rendue le 28 janvier prochain. Lors de l'audience publique du 18 janvier, le représentant du gouvernement a demandé aux Sages de laisser le législateur trancher cette question de société, comme ils l'avaient déjà fait sur l'homoparentalité en octobre dernier.
[3] Pour Dominique Rousseau, professeur à l'école de droit de la Sorbonne, c'est incontestablement la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) qui est la mesure la plus importantes de la révision constitutionnelle de 2008 : C'est celle qui restera et dont les effets vont se faire sentir à long terme, car elle modifie en profondeur le paysage juridictionnel français. C'est aussi important que la réforme de 1962, qui a introduit l'élection du président de la République au suffrage universel. Ce fut un bing bang politique dont nous ressentons encore les effets aujourd'hui. Avec la QPC, nous sommes devant un bing bang juridictionnel de même ampleur. Elle fait de la Constitution un instrument que les citoyens vont progressivement s'approprier. Interrogé par Marie Bella, Les Échos, 22 décembre 2010
[4] Jean-Louis Debré, nommé par le président de la République en 2007, tout comme Michel Charasse en 2010. Le président de l'Assemblée nationale a, quant à lui, nommé en 2010 Jacques Barrot, Guy Canivet et Claire Bazy-Malaurie.
[5] http://media.radiofrance-podcast.net/
[6] http://www.courdecassation.fr/ et http://www.courdecassation.fr/IMG
[7] Affaire n° 2010-89 QPC, Décision de renvoi de la Cour de cassation, Code du travail : article L. 3132-29.
[8] Tout le secteur est en ébullition : Ça chauffe entre les boulangers et la Mie Câline , Ouest-France, 2 décembre 2010.
[9] Ce que peuvent organiser les grands établissements contrairement aux petits.
[10] L'argument selon lequel le principe n'atteint pas les établissements lorsque le principe du repos dominical des salariés est respecté, est artificieux. Comme si les établissements alors tournaient sans salariés ! Si le repos hebdomadaire se fait par roulement, il y aura alors bien des salariés devant travailler le dimanche.
[11] Le travail dominical : réflexions juridiques autour d'une loi politiquement contestée , Les Petites Affiches, 18 novembre 2009 (p. 4). Daniel Perron est docteur en droit.