Article rédigé par Jacques Bichot*, le 06 novembre 2008
Un économiste, Jacques Delpla, tirant les leçons de la crise financière dans Les Echos du 30 octobre, écrit : Les régulateurs ont failli dans leur domaine de compétence.
Ils ont été incapables de voir ou de mesurer les risques excessifs de crédit pris par les banques. Ils n'ont pas vu non plus les véhicules hors bilan (shadow banking) qui faisaient de la transformation bancaire très risquée en dehors de toute régulation.
Nonobstant son importance, la crise financière ne constitue qu'un exemple parmi bien d'autres du formidable déficit de compétence dont pâtit notre organisation économique, sociale et politique. La mondialisation, l'augmentation du nombre des hommes, et l'accession d'une proportion rapidement croissante d'entre eux au développement industriel et post-industriel, posent des problèmes d'une complexité extrême.
Le rapport planète vivante de WWF doit certes être pris cum grano salis, ainsi qu'une partie notable de ce qui s'écrit et se dit sur l'environnement, mais son message — Deux planètes seront nécessaires pour satisfaire nos besoins en 2030 — est utile : faire vivre sur terre, au lieu d'un milliard d'hommes produisant et consommant à l'occidentale, deux milliards, puis trois, puis quatre et plus, est un défi prodigieux. Relever ce défi va exiger une croissance phénoménale de nos talents.
La place de l'homme dans la création
La Révélation judéo-chrétienne nous y prépare.
La Genèse place dans la bouche de Dieu ces mots à l'intention de l'homme :
Emplissez la terre et soumettez-la ; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre. (Gn 1 28)
De même le psaume 8, qui (s'adressant à Dieu) dit de l'homme :
À peine le fis-tu moindre qu'un Dieu,
Le couronnant de gloire et de splendeur ;
Tu l'établis sur l'œuvre de tes mains,
Tout fut mis par toi sous ses pieds.
Mais l'humanité a bien du mal à occuper la place qui lui revient au sein de la Création. Elle doit, pour ce faire, accroître continuellement ses aptitudes : celles de chaque homme en particulier, celles des communautés humaines petites et grandes, et pour finir celles du genre humain tout entier. Le Compendium de la doctrine sociale de l'Église parle (au § 333) du devoir [des hommes] de contribuer, selon leurs capacités, au progrès de leur pays et de la famille humaine toute entière . Il cite à ce sujet les économistes, mais le message est beaucoup plus large :
L'effort pour concevoir et réaliser des projets économiques et sociaux capables de favoriser une société plus juste et un monde plus humain représente un âpre défi, mais aussi un effort stimulant, pour tous les agents économiques et pour les spécialistes des sciences économiques.
Aux Bernardins, Benoît XVI a rappelé que la Création n'est pas encore achevée. Dieu travaille ! C'est ainsi que le travail des hommes devait apparaître comme une expression particulière de leur ressemblance avec Dieu qui rend l'homme participant à l'œuvre créatrice de Dieu dans le monde . C'est pour cette raison que le travail a toujours été une part importante de la vie monastique, conformément à la formule orans et laborans. Les moines médiévaux firent beaucoup pour développer les techniques en agriculture, pisciculture, construction, métallurgie, etc. ; leur travail n'était pas simplement corporel, il mobilisait la compétence, l'intelligence.
Le Pape a d'ailleurs souligné dans cette allocution le lien de l'intelligence et de l'amour . Ce lien s'exprime au niveau du premier commandement ( Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de toutes tes forces, de tout ton esprit , y compris par l'exercice de la raison, qui s'unit à la foi et à la mystique comme lien entre l'homme et Dieu) ; il s'exprime aussi au niveau du second, qui, disait Jésus, lui est semblable : tu aimeras ton prochain comme toi-même . La civilisation de l'amour – inséparablement amour de Dieu et de nos frères – requiert la sagesse, l'intelligence, la compétence, ou du moins la quête de ces qualités.
Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami
La théologie rejoint ici le sens commun, et une fable de La Fontaine vient de suite à l'esprit : dans L'ours et l'amateur des jardins, le brave ours, devenu ami de l'homme, et désireux de le délivrer d'une mouche importunément posée sur son visage,
Vous empoigne un pavé, le lance avec raideur,
Casse la tête à l'homme en écrasant la mouche .
Comme le dit le fabuliste, Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami . La charité ne saurait prospérer sans de sérieux efforts pour nous défaire de l'ignorance qui nous conduit, avec les meilleures intentions du monde, à faire du mal à ceux à qui nous voulons du bien. La charité commence par une interrogation sérieuse sur ce qui peut être réellement bénéfique à ceux qui sont dans la détresse. Les riches qui viennent s'occuper des pauvres avec des euros plein les poches et des idées fausses plein la tête font parfois plus de mal que de bien ; plus d'un pays du Tiers monde a été la victime de cette générosité, mal ordonnée faute de compétence {footnote}On peut lire à ce sujet William Easterly, Les pays pauvres sont-ils condamnés à le rester ? Editions d'organisation, 2006{/footnote} .
La sottise est-elle un péché ?
Il est intéressant à ce sujet de voir Thomas d'Aquin poser et étudier la question La sottise est-elle un péché ? (IIIa, q. 46). Le docteur subtil répond sous forme de distinguo : la sottise qui résulte d'une mauvaise disposition naturelle , de neurones pas très efficaces, dirait-on aujourd'hui, cette sottise-là n'est pas un péché ; en revanche, celle qui provient d'un obstacle spirituel, c'est-à-dire de l'enlisement de l'esprit dans le terrestre, [lequel] naît surtout de la luxure , celle-là est un péché.
Par luxure, il ne me semble pas que Thomas d'Aquin entende exclusivement une sexualité débridée. Et même s'il met l'accent sur cet aspect des choses, il s'inquiète surtout des conséquences qu'entraîne l'addiction aux plaisirs charnels : Par la luxure les facultés supérieures, la raison et la volonté, sont désorganisées au plus haut point. D'abord parce qu'elle conduit à l'aveuglement de l'esprit , rendant difficile de distinguer le bien du mal ; ensuite parce qu'elle trouble la délibération sur ce qu'il faut faire pour atteindre la fin (IIIa, 153), c'est-à-dire la recherche de moyens efficaces.
Autrement dit, Thomas d'Aquin s'inquiète de ce que les hommes qui se laissent gagner par l'obsession sexuelle affaiblissent leur intelligence, celle qui nous permet de distinguer les fins, et celle qui nous indique les moyens pour parvenir aux fins reconnues bonnes {footnote}Le docteur subtil s'inquiète de la même manière des conséquences de la luxure sur la volonté, c'est-à-dire la détermination et l'énergie nécessaires pour poursuivre utilement les fins reconnues bonnes{/footnote}. La paresse et d'autres vices ayant des conséquences analogues, on peut nous semble-t-il élargir le raisonnement du grand théologien sans être infidèle à son esprit : est pécheur tout comportement qui nous détourne de l'acquisition, de la conservation ou de l'augmentation des compétences utiles à l'amour de Dieu et de notre prochain. Que ce soit la bonne chère, l'alcool, la télévision, les jeux vidéo, le bridge, le farniente ou le sexe, dès que l'abus de quelque chose fait obstacle au perfectionnement de nos qualités naturelles en vue du service de Dieu et des hommes, cet abus porte atteinte à notre relation à Dieu et aux hommes.
Sans vouloir abuser des références à la Somme théologique, jetons un regard sur ce qui y est dit du couple antagoniste négligence/diligence (q. 54). La négligence nous amène à manquer à la sollicitude, explique Thomas d'Aquin. En négligeant d'accomplir une action que la sollicitude nous conseille, ou en l'accomplissant par négligence de façon inefficace, nous sommes pécheurs. Le grand théologien fait remarquer que négligence vient de nec eligens, et désigne le défaut d'élection des moyens appropriés en vue de la fin poursuivie. Ne pas cultiver ses connaissances et savoir-faire, ses compétences, constitue une forme de négligence, un relâchement de la volonté, par l'effet duquel la raison manque de la sollicitude qui lui ferait commander ce qu'elle doit. Faire diligence, particulièrement pour développer des compétences utiles à son prochain, des compétences permettant d'agir à bon escient plutôt qu'à tort et à travers, c'est une dimension importante de l'amour.
Église et compétence
Il est regrettable que ni le mot compétence , ni même le mot talent , pourtant lié à une parabole célèbre et de première importance pour la morale économique, n'apparaissent dans le très volumineux (plus de 160 pages !) index analytique du Compendium de la doctrine sociale de l'Église. Si ce manuel rappelle, en citant Laborem exercens (1981), que le travail est une obligation, c'est-à-dire un devoir de l'homme , il ne précise pas particulièrement que chacun a aussi le devoir de se mettre en état de produire un travail utile, et par conséquent d'acquérir et de développer des compétences, des talents.
La table analytique du Catéchisme de l'Église catholique, en revanche, contient l'expression talents (au pluriel). Il y est écrit, notamment : Chacun a le droit d'initiative économique, chacun usera légitimement de ses talents pour contribuer à une abondance profitable à tous, et pour recueillir les justes fruits de ses efforts (n. 2429). On aimerait simplement que le dynamisme exigé par Jésus en Luc 19 et en Matthieu 25 soit davantage mentionné et commenté, car on sent qu'il y a là un point important du message évangélique, corroboré par des paraboles telles que celle du grain de sénevé (Lc 13 18-19) et celle du levain dans la pâte (Lc 13 20-21).
Il semble donc qu'il y ait aujourd'hui un devoir pour les laïcs engagés dans la vie économique et son étude d'attirer l'attention de leurs pasteurs sur la nécessité de délivrer un message clair et fort sur la question des compétences. Faute de quoi la bonne volonté des chrétiens risque d'aboutir à des effets pervers analogues à ceux que l'on a vu se produire dans l'affaire des prêts hypothécaires devant permettre l'accession à la propriété de ménages aux revenus très modestes (les subprimes) : lancée il y a de nombreuses années pour des motifs sociaux {footnote} Les prêts à ces ménages ont été fortement encouragés par les autorités américaines , et ceci dans un but social , a expliqué Pierre de Lauzun dans ces colonnes. Plusieurs articles de presse ont confirmé cette information{/footnote}., quasiment philanthropiques, cette politique, fruit du croisement de la générosité et de l'incompétence, a puissamment contribué aux malheurs que l'on sait.
Du caractère collectif de la compétence
L'humanité a progressé par tâtonnements sur les voies du savoir, de l'organisation et de l'efficacité. Les talents acquis par les hommes de Neandertal étaient moins favorables que ceux des Cro-Magnon pour s'adapter aux formidables transformations que la planète subit il y a quelques dizaines de milliers d'années : le rameau de la race humaine le moins performant disparut, et nous sommes des sapiens-sapiens. Ce processus de sélection impitoyable fut longtemps commun à l'humanité et aux espèces animales et végétales. Aujourd'hui, nous voudrions qu'il en aille autrement, par respect pour les êtres humains les plus faibles, particulièrement si nous les considérons comme des frères en Jésus-Christ. C'est ce qui fait de l'homme, pour reprendre l'expression de Vercors, un animal dénaturé .
Avons-nous les moyens de cette formidable ambition ? Si elle a pour coeur la charité, elle a comme tête et comme jambes la raison et la volonté. Et comme circulation sanguine la coopération entre les hommes.
Cette coopération, nul n'en a mieux analysé l'importance et les moyens qu'un penseur parfois considéré comme le champion de l'individualisme, Friedrich A. Hayek. Beaucoup ont travaillé sur la division du travail, ce qui est fort utile ; lui a travaillé sur la division de la connaissance, phénomène tout aussi important mais beaucoup moins étudié, même aujourd'hui où l'économie de la connaissance est devenue l'une des grandes branches de la discipline.
Hayek souligne la fragmentation de la connaissance, le fait que chaque membre de la société ne peut avoir qu'une mince fraction de la connaissance possédée par l'ensemble ; il constate que chacun ignore la plupart des faits sur lesquels repose le fonctionnement de la société{footnote}Droit, Législation et Liberté, tome 1, chap. 1er : Raison et évolution . {/footnote}, et que les civilisations avancées se caractérisent par leur aptitude à tirer profit du gigantesque ensemble de connaissances et de compétences qu'au total possèdent leurs membres sans qu'aucun Pic de la Mirandole n'en ait une vision globale.
Le défi auquel est confronté l'humanité est donc double :
- D'une part, il faut que les connaissances et compétences des milliards de personnes qui la composent soient effectives, solides, en accroissement constant, et recouvrent au total un champ immense.
- D'autre part, il faut que la coopération entre ces milliards de personnes soit elle-même efficace.
Former et recruter des ingénieurs de juste conduite
Hayek voit la clé de cette coopération efficace dans un ensemble de règles de juste conduite , des règles qui fournissent aux individus la possibilité d'agir parce qu'ils peuvent raisonnablement compter sur le comportement de leurs contemporains{footnote}Ibidem, chap. 5.{/footnote} . Concrètement, par exemple, le marché interbancaire est basé sur l'assurance qu'avaient les intervenants (et qu'ils ont momentanément perdu) que les autres respectent certaines règles du jeu, les unes écrites, les autres non écrites. La confiance, cet ingrédient essentiel à la vie en société et au développement économique{footnote}Parmi les nombreux travaux sur ce thème, voir Alain Peyrefitte, La Société de confiance, Odile Jacob, 1995 ; et Francis Fukuyama, La Confiance et la Puissance, Plon, 1997.{/footnote} est en fait la conséquence d'un ensemble de règles de juste conduite convenablement respectées. La confiance, c'est en quelque sorte l'automobile qui roule ; le moteur et l'essence qui lui permettent de le faire, ce sont les règles de juste conduite et le respect qu'elles inspirent.
Les marchés monétaires et financiers ne sont pas les seules automobiles en panne. Nous avons de part le monde beaucoup de moteurs détraqués et de réservoirs vides. Il nous faut des mécaniciens, des ingénieurs docteurs ès règles de juste conduite, et des pompistes distributeurs de respect des règles, approvisionnés par de puissants producteurs. Ces compétences sont les plus indispensables aujourd'hui et pour de nombreuses décennies.
Nous n'éviterons pas les tâtonnements. Mais la différence entre un ingénieur et un quidam, c'est la rapidité dans le tâtonnement, la capacité à tirer vite et bien les leçons des échecs et des réussites partielles ; c'est ce qu'on appelle en jargon la courbe d'expérience . Le temps nous étant compté, il est vital de faire la priorité des priorités de la formation et du recrutement de ces ingénieurs de juste conduite {footnote} Cette recommandation ne doit pas être considérée comme relevant de l'approche constructiviste dénoncée à juste titre par Hayek. Accroître la compétence des personnes chargées de formuler des règles de juste conduite n'empêche nullement que se poursuive le processus de sélection darwinienne des règles. Simplement, la sélection des bonnes règles s'effectue plus rapidement si la proportion de règles néfastes ou sans intérêt est moindre parmi celles qui vont être testées en vraie grandeur par (et sur) l'humanité. Un laboratoire pharmaceutique essaye des centaines de molécules pour trouver un agent thérapeutique efficace, mais son organisation et la compétence de son personnel accélèrent considérablement le processus de sélection par rapport à ce qui se produisait autrefois. De même le savoir-faire d'un créateur de nouvelles roses, pour ne pas parler de celui des créateurs d'OGM, sans supprimer le tâtonnement, le rend plus rapide et performant. Ce n'est pas parce que Hayek explique en quoi le volontarisme de tant d'hommes politiques est bécasson et inefficace qu'il faut le prendre pour un fataliste !{/footnote}.
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