Article rédigé par Philippe de Saint-Germain, le 08 avril 2011
[Intervention d'Anne-Marie Payet sur le projet de loi relatif à la bioéthique, Sénat, discussion en séance publique, 5 avril 2011.] — Le sénateur de la Réunion compare la chosification de l'embryon humain avec le projet social conçu sur les esclaves de nos anciennes colonies.
La discussion du projet de loi relatif à la bioéthique, que le Sénat entame cet après-midi, nous place loin des divisions politiques classiques qui opposent, sur beaucoup de sujet, une droite conservatrice à une gauche moderniste. Il ne s'agit pas, ici, de raisonner par réflexe idéologique ou tradition partisane. Le débat qui nous anime est d'une toute autre nature : il s'agit de nous interroger sur la conception que nous nous faisons de l'homme et en premier lieu du plus fragile d'entre eux, l'embryon humain.
Le texte qui vous est soumis appelle d'abord une réflexion générale. Depuis 1994, le législateur ne s'est pas départi d'une conception utilitariste de l'embryon humain qui le conduit à distinguer entre ceux qui répondent à un projet parental et ceux qui en sont dépourvus, vulgairement appelés embryons surnuméraires comme s'ils étaient en trop pour l'humanité. Les uns, destinés à voir le jour, sont considérés comme des êtres humains alors que les autres vont devenir, demain encore plus qu'en 2004, des matériaux de recherche pour les scientifiques. Pourtant, dans les deux cas, il s'agit bien à la base d'un même embryon humain.
Le critère de distinction entre ces deux catégories d'embryons est purement subjectif : il tient au projet que leurs parents conçoivent pour eux. Est-il acceptable dans une démocratie digne de ce nom que l'humanité d'un être dépende d'un regard subjectif autorisé par le bon vouloir du législateur ? Au nom de quel principe un être humain, fût-il législateur, peut-il décider de nier l'humanité et les droits élémentaires de toute une catégorie d'êtres, sous prétexte qu'ils sont embryons et ne répondent pas ou plus à un projet parental ?
La grandeur de la civilisation ne consiste-t-elle pas, au contraire, à reconnaître la dignité inaliénable et intangible de chaque être humain, quel que soit le projet que d'autres ont prévu pour lui ?
Esclavage
Je ne peux, à cet égard, m'empêcher d'évoquer un rapprochement qui me vient à l'esprit : la chosification d'une autre catégorie d'êtres humains, dans nos anciennes colonies, jusqu'en 1848, en fonction du projet social que d'autres avaient conçu pour eux et malgré eux. Comme le soulignait à l'époque Victor Schoelcher à propos de l'abolition de l'esclavage, la République n'entend plus faire de distinction dans la famille humaine. Elle ne croit pas qu'il suffise, pour se glorifier d'être un peuple libre, de passer sous silence aucune classe d'hommes tenue hors du droit commun de l'humanité. Elle a pris au sérieux son principe [...]. Par là, elle témoigne assez hautement qu'elle n'exclut personne de son éternelle devise : Liberté, Egalité, Fraternité [1] .
Cette phrase aurait-elle perdu de son actualité ?
On pourrait être conduit à le penser. Prenons par exemple le cas du bébé médicament : voilà quelqu'un qui n'est plus voulu pour lui-même mais pour sa compatibilité génétique avec un frère ou une sœur malade déjà né. Imaginez les réactions psychologiques d'un enfant à qui on annoncerait que son patrimoine génétique ne doit rien au hasard mais tient au fait que son cordon ombilical était recherché pour soigner son frère !
L'interrogation demeure encore aujourd'hui : l'être humain ne peut être voulu que pour lui-même, et non d'abord parce qu'il répond hier à un projet social , aujourd'hui à un projet parental ou à un projet de guérison d'un frère ou une soeur.
Venons-en maintenant au cœur du projet de loi : deux dispositions, modifiées les 29 et 30 mars par la commission des affaires sociales du Sénat, ont particulièrement retenu mon attention : 1/ l'extension de la proposition du diagnostic prénatal ; 2/ l'autorisation de la recherche sur les embryons.
L'extension de la proposition du diagnostic prénatal
La Commission des affaires sociales du Sénat a rejeté l'amendement sur le dépistage prénatal (DPN) voté à l'Assemblée nationale le 15 février dernier disposant que les médecins proposent le DPN aux femmes enceintes "lorsque les conditions médicales le nécessitent". En enlevant cette dernière limite, cela revient à soutenir que les médecins sont tenus de proposer le DPN à toutes femmes enceintes, de façon systématique. Juridiquement, cet amendement instaure un eugénisme d'État puisqu'il inscrit dans la loi un élément de contrainte qui s'imposera aux médecins à une étape déterminante du dispositif.
En effet une obligation d'information sur un dépistage dont on sait qu'il aboutit dans 96 % des cas à la suppression du fœtus signe concrètement un choix collectif d'éradication des êtres en gestation atteints de la pathologie dépistée. L'organisation d'un dépistage prénatal obligatoire pour les médecins induit une problématique d'eugénisme. Celle-ci est particulièrement aiguë aujourd'hui, après 15 ans de pratique pour la trisomie, mais aussi en raison de la mise au point permanente de nouveaux tests et la mentalité de prévention de tout risque.
La trisomie 21 est particulièrement visée par ce dépistage. On signifie donc aux futures mères et à toute la société qu'il serait insupportable d'assumer la maternité d'un enfant atteint de trisomie 21 ! Quel signal envoyons-nous là aux familles qui ont fait le choix d'accueillir une personne trisomique ! Cette évolution peut être tragiquement stigmatisant à l'égard de ces personnes.
Imaginez que le DPN existât depuis longtemps, et que l'on ait ainsi pratiqué cette sélection de l'enfant sans maladie, de grands génies comme Mozart (maladie de la Tourette), Einstein (cerveau hypertrophié), Lincoln et Mendelssohn (maladie de Marfan), Beethoven (maladie de Paget), Toulouse- Lautrec (difformité des jambes), Petrucciani (maladie osseuse), Kierkegaard (bossu dès l'enfance) etc., auraient été éliminés avant même de voir le jour. Or chaque jour qui passe aujourd'hui, c'est Mozart qu'on assassine, et pas musicalement. Physiquement. Imagine-t-on arriver vers ce "meilleur des mondes" que dépeint si bien Aldous Huxley, sans nous amputer d'une grande part de notre humanité, du génie de certains et de l'apport considérable d'autres ! Le tout sur l'autel de l'efficacité économique, du refus de la faiblesse, ou, pire, du confort ? Je ne peux pas ne pas renvoyer au code civil : Toute pratique eugénique tendant à l'organisation de la sélection des personnes est interdite (Article 16-4).
L'autorisation de la recherche sur les embryons
S'agissant de la recherche sur les embryons, la commission a voté le passage d'un régime d'interdiction avec dérogations à un régime d'autorisation. Ce choix signe une rupture radicale avec le choix de la France de respecter la vie et la dignité de l'embryon humain dès le commencement de son développement : La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l'être humain dès le commencement de sa vie (Article 16 du code civil). De plus, la recherche sur l'embryon est facilitée puisqu'elle est désormais possible lorsqu'elle est susceptible de permettre des progrès médicaux majeurs (article 23 de l'actuel projet), là où l'actuelle loi n'évoquait que des progrès thérapeutiques .
Ce choix est d'autant plus scandaleux qu'il ne repose sur aucune justification scientifique solide comme le souligne le professeur Testart (père d'Amandine, le premier bébé éprouvette). Il affirme à juste titre que la recherche sur l'embryon ne fait que confirmer la victoire des avocats de l'instrumentalisation de l'embryon, sans que cela soit raisonnablement bénéfique pour l'espèce humaine [2] . En effet, ces derniers font miroiter des promesses par l'utilisation des cellules souches embryonnaires humaines, tant pour la médecine régénérative que pour l'industrie pharmaceutique (avec le criblage des molécules) ou encore pour améliorer l'assistance médicale à la procréation (AMP). Or, tous ces beaux projets , déjà anciens, manquent des justifications scientifiques qui devraient être exigées, surtout quand le matériau expérimental est l'embryon humain dont tous prétendent reconnaître qu'il n'est pas un objet banal .
De plus ces recherches ne font aucunement suite à une démonstration d'efficacité prouvée chez l'animal, alors que la moindre des choses serait d'avoir obtenu des résultats satisfaisants chez l'animal. Au contraire, cette prétention à utiliser d'emblée du matériel humain échappe au pré-requis de l'expérimentation animale, lequel est justifié scientifiquement mais aussi éthiquement puisque c'est une règle affichée en recherche médicale depuis l'après deuxième guerre mondiale , poursuit le professeur Testart. Les travaux utilisant des cellules souches embryonnaires, obtenues après dissection d'embryons humains "surnuméraires" ne visent ouvertement pas à la "connaissance de l'être en développement" mais à instrumentaliser certaines de ses parties. Alors que la loi comme les discours obligés évoquent largement la "dignité" de l'embryon humain et le respect qui lui serait dû, comment expliquer la précipitation imposée par des ambitions personnelles ou des pressions industrielles ? Rappelons que le législateur ne peut faire fi de l'obligation légale de ne réaliser des recherches sur l'embryon humain que s'il n'existe pas "de méthodes alternatives d'efficacité comparable"[3] .
D'autres méthodes
Or, ces méthodes existent. Les chercheurs savent en effet reprogrammer des simples cellules adultes (de peau par exemple) en cellules souches pluripotentes (capables de se différencier en plusieurs types de cellules, et donc d'être utiles pour la recherche) : il s'agit des cellules iPS, connues depuis les travaux du Professeur Yamanaka[4] capables de se différencier en diverses cellules spécialisées. Les iPS ont déjà permis la guérison de pathologies chez l'animal. Deux équipes de chercheurs — l'une japonaise, dirigée par Shinya Yamanaka et l'autre américaine, dirigée par James Thompson (de l'université Wisconsin-Madison) — ont annoncé en novembre 2007 avoir réussi à transformer des cellules de peau humaines en cellules pluripotentes. Ces travaux ont été publiés respectivement dans les revues scientifiques Cell et Science. Les cellules de peau humaine ont été reprogrammées, en y introduisant quatre gènes, pour être transformées en cellules capables de se différencier en tous types de cellules du corps humain.
Jusqu'à aujourd'hui, beaucoup de chercheurs pensaient que, pour disposer de cellules pluripotentes, il fallait détruire un embryon humain. Ces publications prouvent au contraire qu'il est possible d'obtenir des cellules pluripotentes, sans utiliser d'embryons humains. Les cellules iPS suscitent désormais un immense enthousiasme (après un certain scepticisme) chez les chercheurs du fait de leur supériorité (pratique et éthique) par rapport aux cellules souches embryonnaires. À l'annonce des résultats du Pr Yamanaka, le Pr Ian Wilmut du Roslin Institute d'Edimbourg et "père" scientifique de la brebis clonée Dolly, a annoncé en novembre 2007 qu'il abandonnait ses recherches sur le clonage, au profit de la production de cellules souches sans embryon. Pour lui, les recherches menées par l'équipe de Yamanaka ont plus d'avenir que l'utilisation d'embryons. Voilà qui permet de tempérer les affirmations péremptoires du professeur Peschanski[5] !
Ce dernier affirme en effet qu'en interdisant la recherche sur les cellules souches embryonnaires, la France prendrait du retard par rapport aux autres pays européens. Cette opinion est totalement contredite par les faits. Rappelons ce que soulignait très justement le professeur Testart : nul ne semble prendre en compte que la possibilité de recherche sur les embryons humains ouverte depuis 1990 en Grande-Bretagne, n'a conduit à aucun résultat d'intérêt[6] .
Plus prometteuse sur le plan scientifique[7], la recherche sur les cellules souches adultes ne pose de surcroît aucun problème éthique puisqu'il s'agit de cellules de la moelle osseuse, du cordon ombilical, du placenta, ou même de la peau (depuis la découverte du professeur Yamanaka, cf. Supra) que l'on prélève pour mettre en culture sans porter atteinte à une vie humaine. À l'inverse, il s'agit de bien comprendre que la recherche sur les embryons suppose qu'on accepte de tuer un être humain à des fins de recherche.
Comment expliquer cette obstination de certains chercheurs à vouloir travailler sur des cellules dangereuses et sans résultat probant alors qu'il existe une méthode fiable de thérapie alternative qui ne pose par ailleurs aucun problème éthique ? Faut-il y voir des intérêts économiques[8] ?
Mais si l'on veut prendre les problèmes à leur source, ne faudrait-il pas que le législateur consente à réduire le nombre d'embryons surnuméraires , car les chercheurs justifient leurs utilisations à des fins de recherche en arguant de leur inutilité dans les congélateurs des CECOS[9], puisqu'ils ne répondent plus à aucun projet parental ? N'effectuer aucune congélation et réimplanter immédiatement les embryons artificiellement fécondés me paraît constituer la solution la plus sage. D'ailleurs, cela résoudrait les problèmes d'insémination et de transfert post-mortem auquel notre assemblée est aujourd'hui confrontée.
Le législateur ne se donne-t-il pas un pouvoir illimité sur l'être vivant ? Le philosophe Jürgen Habermas, dans son ouvrage L'Avenir de la nature humaine : vers un eugénisme libéral met solennellement en garde l'Occident contre une telle dérive : Doit-on laisser les sociétés réguler notre destin génétique ?
Vous l'aurez compris, mes chers collègues, je me prononcerai contre ce texte de loi, sans engager d'aucune manière mon groupe parlementaire dont les membres voteront en toute liberté. Je vous invite pour ma part à réfléchir en conscience aux enjeux éthiques que pose un tel projet.
*Anne-Marie Payet est sénateur de la Réunion.
Titre et intertitres de la rédaction.
[1] Citation, discours Christian Poncelet, Sénat, 30 novembre 2002.
[2] Mediapart, 28/03/11.
[3] Cf. Article 23 I de l'actuel projet : Un protocole de recherche conduit sur un embryon humain ou sur des cellules souches embryonnaires issues d'un embryon humain ne peut être autorisé que [...] 3/ s'il est impossible, en l'état des connaissances scientifiques, de mener une recherche similaire sans recourir à des cellules souches embryonnaires ou à des embryons.
[4] Professeur à l'université de Kyoto, il avait inséré en août 2006 quatre gènes dans des cellules de peau de souris.
[5] Cf. la soi-disante démonstration spectaculaire du professeur Peschanski, (laboratoire ISTEM, issu de l'unité mixte Inserm/AFM). Marc Peschanski a présenté le 31 mars, à grands renforts de publicité, les résultats d'une étude qu'il qualifie de première scientifique obtenue grâce à des cellules souches issues d'un diagnostic préimplantatoire . Le directeur scientifique de l'Institut I-Stem d'Evry – un des plus grands complexes de recherche sur l'embryon en Europe financé en partie par le Téléthon – dit être parvenu à identifier à partir de cellules embryonnaires humaines les mécanismes jusqu'alors inconnus de la dystrophie myotonique de Steinert, une maladie neuromusculaire d'origine génétique, ainsi que deux composés pharmacologiques potentiellement utiles dans son traitement.
[6] Le Monde, 26 janvier 2004.
[7] Le professeur Testart a réaffirmé sans la moindre ambiguïté le 12 janvier dernier devant la commission parlementaire spéciale que les iPS constituent bien une méthode alternative d'efficacité comparable en l'état des connaissances scientifiques [...] et permettent d'obtenir un bien plus grand nombre de lignées, beaucoup plus diverses que les cellules embryonnaires, ce qui devrait permettre de répondre aux enjeux économiques des tests de toxicité des molécules pharmacologiques .
[8] Cf. article des Echos du 29/06/2009 (Le laboratoire I-Stem a en effet reçu 7,5 millions d'euros du groupe pharmaceutique suisse Roche pour initier ses équipes à cette technique de recherche.
[9] Centres d'études et conservation des oeufs et du sperme.