Écologie, morale et foi : le drame du catastrophisme
Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008

Résumé : Sur quoi fonder l'impératif moral d'un changement des comportements humains pour conjurer les risques liés à la pollution de la planète ? Réponse : la perspective de la catastrophe.

Conséquence : un moralisme autoritaire ordonné à la sécurité absolue.

 

*Essayiste. Dernier ouvrage paru : Temps, Histoire, Éternité (Parole et Silence, 2006).

 

 

 

 

 

PREOCCUPATION ECOLOGIQUE : le corpus complexe et hétéroclite qui se range sous ce nom associe des considérations très variables, mêlant étroitement le moral et le technologique. Un point central est l'affirmation d'un impératif : celui de modifier notre comportement dans la perspective de risques que feraient courir à l'humanité ses agissements actuels, notamment son activité économique.

Pour apprécier la validité de ces réflexions, une part prépondérante du débat se concentre sur la dimension technique et économique : le risque est-il réel ? Que faire pour l'éviter, etc. ? Mais au-delà de tout ceci, il y a de façon plus ou moins latente une question plus essentielle : sur quoi fonder l'impératif moral en question ? Comment motiver l'homme moderne pour qu'il soit pris en compte ? Un point essentiel, qui a été développé pour cela, est la perspective de la catastrophe : l'idée que désormais nous savons que l'humanité peut disparaître de son propre fait. Nous en prendrons deux exemples caractéristiques.

 

I- LA RESPONSABILITE FACE A LA CATASTROPHE POSSIBLE : HANS JONAS

 

Le point de départ de Hans Jonas est le suivant . Dans les époques antérieures à la nôtre, la notion de responsabilité envers la nature n'existait pas. Seules des actions d'homme à homme intéressaient la morale, et en outre avec un horizon court, car les effets à long terme n'importaient pas.

 

Une nouvelle morale, car l'humanité peut disparaître de son propre fait

 

Tous les commandements éthiques du passé reflètent, selon lui, cet horizon, doublement étroit : il n'y avait que le sujet et son prochain, ici et maintenant. Avec le concept de progrès, on en est venu à considérer le passé comme étape préparatoire au présent, et celui-ci à l'avenir. D'où la possibilité du mythe du paradis sur terre, de l'accomplissement final, qui jugera tout ce qui l'aura précédé. C'est une rupture fondamentale avec l'éthique ancienne du présent. Parmi les exemples de changements majeurs que cela induit sur le plan moral, on peut relever les faits suivants. D'abord la durée de la vie était jusque-là un fait auquel on ne pouvait rien. Or on voit maintenant la possibilité de l'allonger, peut-être indéfiniment ; la mort même pourrait être évitable. Mais cela conduit à des questions nouvelles : est-ce désirable ? Qui en effet devra-t-on garder : les meilleurs ? Tous ? Mais on arrête donc l'état de l'humanité à une date donnée ? Que dire alors des générations suivantes : il n'y aurait alors plus de jeunesse, plus de reproduction ou beaucoup moins, plus de nouveauté, plus de curiosité ? Dans un autre registre, le contrôle du comportement par des moyens chimiques ou autres peut considérablement progresser. Ce peut être bon en matière médicale. Mais cela pose des questions redoutables à la liberté. Devra-t-on ou pourra-t-on utiliser ces produits dans l'enseignement ? Pour la pacification de populations agressives ? La publicité ? Etc.

Mais ces questions déjà graves pâlissent en regard de la perspective de la catastrophe. La maxime de Kant (agir selon ce qui peut être pris comme règle universelle) présuppose par exemple, mais sans le dire, l'existence d'une humanité. Que celle-ci puisse disparaître, du fait des choix que nous faisons aujourd'hui, n'est pas prévu ni traité. Or, dit-il, nous savons maintenant que l'humanité peut se faire disparaître. Dans un tel cas, sacrifier l'avenir a une conséquence précise et inédite : c'est l'interruption de la série. Il faut donc ajouter un autre précepte : agis de façon que ce que tu fais soit compatible avec la permanence d'une vie humaine sur Terre, ou au moins ne lui nuise pas.

C'est un vrai précepte moral, sans contradiction logique, mais il n'est pas simple à établir, car il n'est pas facile de démontrer que ce qui n'existe pas (pas encore) a des droits sur ce qui existe. Du moins hors religion. D'où la démarche fondamentale de Jonas : le poser comme axiome. Et considérer que son champ d'application est avant tout politique. Il nous faut donc, dit-il, une nouvelle éthique, et une nouvelle humilité. Non du fait de notre petitesse, comme on le pensait autrefois, mais, au contraire, de notre puissance. Humilité par rapport à nos processus politiques, qui par nature ne regardent que le présent : au mieux, on respecte les droits de tous ceux qui existent, mais pas ceux de ceux qui existeront, de l'avenir. Quelle force politique peut en effet représenter l'avenir ? C'est une question politique majeure : la communauté est là pour préparer l'avenir, mais l'avenir n'est nulle part représenté en son sein. Attiser le sentiment de peur ne suffit pas, car elle ne s'intéresse pas au long terme. Et l'auteur de nous dire : ne doit-on pas alors restaurer une catégorie, celle de la sainteté, qui a été détruite par les Lumières et leur scientisme ? Malheureusement sans aller au bout de l'idée.

 

Priorité absolue à la survie par rapport à tout progrès

 

Comment faire ? Notre auteur reconnaît la force d'entraînement de la perspective du mal : le mal est plus immédiat que le bien, par la menace qu'il représente. On ne connaîtrait pas la valeur de la vérité si on ne pouvait pas mentir, ou du respect de la vie si on ne pouvait pas tuer. Il faut regarder ce que nous craignons avant ce que nous désirons. Il nous faut donc nous faire une image du mal possible, consciemment et volontairement, ce qui suppose d'abord de se faire une représentation de l'avenir. Mais c'est désormais uniquement celle d'un mal futur, et non d'un mal expérimenté dans le passé, comme dans les éthiques antérieures ; et il faut en outre, et surtout, considérer la disparition future possible de l'humanité. Or ce n'est évidemment pas la même chose qu'un mal qui me menace moi personnellement. Il faut donc qu'un impératif éthique me pousse à avoir une telle considération.

De plus, dira-t-on, il y a une incertitude sur ce danger, ce qui affaiblit sa puissance de conviction. Ici intervient, selon lui, un autre principe : celui de prêter plus attention aux prophéties de malheur qu'aux prophéties de salut. D'abord parce que le danger est réel et comparativement imminent : le progrès technique va beaucoup plus vite que l'évolution naturelle, qui n'a pas le temps de s'adapter ; et le risque est global, ce qui ne peut s'apprécier statistiquement, sur des séries soumises à la loi des grands nombres. Ensuite, parce qu'il y a une dynamique cumulative dans les développements techniques, qui tend à s'imposer d'elle-même ; il faut donc être attentif aux commencements de chaque évolution nouvelle. De plus, il faut respecter tout ce qui existe, qui est le résultat de l'évolution antérieure ; or tout ce patrimoine peut disparaître. Nous ne sommes donc pas du tout dans la situation du prolétaire révolutionnaire, qui pensait n'avoir rien à perdre et dont le sort ne pouvait que s'améliorer. Il y a une valeur unique à l'émergence historique de la nature humaine, et elle a une valeur infinie. Aucun enjeu ne peut justifier que le pouvoir résultant de cette évolution puisse aboutir à faire disparaître l'espèce : le gain maximal résultant de cette prise de risque serait en effet toujours limité, mais la perte possible infinie. D'où, pour notre auteur, la préférence à donner systématiquement aux prophéties de malheur, car elles nous mettent sous les yeux ce risque possible. On n'a en particulier pas le droit de mettre en jeu le sort de tous dans la poursuite d'un but quelconque, sauf nécessité absolue. Ce qui a une conséquence majeure : le progrès technologique, qui ne vise jamais qu'une amélioration relative de l'existant, n'a aucun droit à mettre en jeu la survie de l'espèce. L'humanité n'a pas de droit à son suicide collectif, on ne peut mettre comme enjeu la survie de l'homme. Voilà, selon lui, un principe nouveau et absolu : tout ce qui peut aboutir à la disparition de l'espèce est à éviter .

Selon Jonas, ceci implique des raisonnements très différents de ceux de la philosophie classique. Contrairement à Descartes, il faut prendre en compte tout ce qui est douteux ou incertain. En outre, contrairement au pari de Pascal, il ne s'agit plus de sacrifier quelque chose de certain, mais limité (notre existence en ce monde) pour un incertain incommensurable (un infini possible) ; mais d'éviter le néant en refusant tout pari et en conservant ce qui existe (qui est limité, mais infini par son existence-même). Au lieu donc de recommander le pari, le va-tout, on a le devoir de l'éviter.

Une autre conception ancienne est à abandonner, affirme Hans Jonas, celle de la règle éthique de la réciprocité. Car en soi, ce qui n'existe pas n'a pas de droit, pas même celui d'être ; et l'avenir ne peut rien pour moi, ni me nuire. Il reconnaît toutefois qu'il y a un exemple de devoir sans réciprocité dans la tradition morale : c'est celui envers les enfants. C'est même de là que dérive ce qu'on appelle un comportement responsable. Cela dit, il y a une différence entre les enfants et les générations futures : car nous sommes à l'origine de la venue au monde de ces enfants, et notre devoir envers eux découle de notre acte. Mais c'est différent de se reconnaître un devoir envers l'humanité future, non seulement le devoir même de procréer, mais aussi le fait qu'elle devra être. Le droit qualitatif d'être tel ou tel découle ici du devoir absolu d'être.

Le premier impératif, catégorique, est qu'il y ait une humanité : nous sommes responsables de l'idée même d'homme, qui est d'ordre ontologique. Cela conduit à remettre en cause deux dogmes modernes : le refus de toute métaphysique et l'idée qu'il n'y a pas de passage de l'être au devoir. Une métaphysique est, en effet, ici nécessaire. La question : Est-ce que l'homme doit (soll) exister ? pose la question de la valeur de l'être en soi. Dire oui revient à affirmer une sorte de droit à l'être.

 

La responsabilité, fondement de la morale

 

[Fin de l'extrait] ...

 

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