Être chrétien constitue-t-il une politique ?
Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008

Résumé : Approches du politique à partir du théologien américain Stanley Hauerwas. Comment repenser le rapport du chrétien à la politique, et la définition d'une polis nouvelle ? Une théologie politique radicale et peu catholique, mais stimulante.

 

 

 

 

STANLEY HAUERWAS, théologien méthodiste, est un penseur majeur de la théologie américaine, et sans doute le moraliste américain le plus lu dans son pays. D'origine protestante, il n'hésite pas à inviter ses étudiants qui découvrent avec lui le mystère de l'Église à se faire catholique . Il a enseigné de 1970 à 1984 la théologie morale dans l'une des plus prestigieuses universités catholiques des États-Unis : l'université Notre-Dame (Indiana) ; il est titulaire, depuis 1984, de la chaire d'éthique théologique à la Duke University (Caroline du Nord). Il vient de faire paraître en français Le Royaume de paix, une initiation à l'éthique chrétienne (Bayard).

Comme de nombreux théologiens anglo-saxons proches du mouvement Radical Orthodoxy qu'il a largement inspiré, mais en demeurant très indépendant, Hauerwas tente de repenser le rapport du chrétien à la politique : s'étant dépouillé du vieil homme et ayant revêtu l'homme nouveau (Col 3, 9-10), le chrétien doit-il se dépouiller de la vieille polis et revêtir une polis nouvelle ? Si oui, quelle est cette polis ? Où est-elle ? Comment fonctionne-t-elle ? Matthieu Grimpret propose une première approche de la pensée d'Hauerwas mais sans vouloir apporter de réponses, même sous forme d'hypothèses, à ces questions. On découvre cependant la radicalité d'une théologie politique — un concept peu catholique —, qui bouleverse les catégories classiques.

Cette théologie , subtile et audacieuse, peut séduire, et contribuer à renouveler l'engagement chrétien. Dans l'article suivant, Thibaud Collin en évoque les ambiguïtés, dans la recherche de cette résistance au relativisme libéral que certains croient trouver, avec Hauerwas, sous la forme d'un communautarisme chrétien . LP

 

 

 

 

 

DANS UNE INTERVIEW donnée au magazine Sojourners peu après les attentats du 11 septembre 2001, le théologien Stanley Hauerwas évoque son maître John Yoder (1927-1997) et lui prête les propos suivants : En théorie, un chrétien devrait pouvoir être à la fois chrétien et agent de police. Mais pour en juger, il lui faut d'abord passer par l'Église. Plus loin, Hauerwas lui-même éclaire en deux temps cette radicale assertion : Ce que John Yoder voulait dire par là, c'est que le monopole de la force armée dévolu à l'État est quelque chose que les chrétiens honorent, même s'ils se réservent le droit de ne pas en être partie prenante quand ils le jugent opportun. Et plus loin : Ceux qui ont été appelés par le Christ ont une manière de vivre différente de ceux qui n'ont pas été appelés, et cette manière de vivre constitue une alternative à ce qu'on appelle communément la société — une alternative qui est au cœur de ce projet qui a pour nom le salut.

Ces propos très denses, tenus sur un mode que Stanley Hauerwas affectionne, celui de la discussion informelle à bâtons rompus, recèlent la plupart des problématiques auxquelles le théologien américain s'est affronté tout au long de son existence — et continue de s'affronter. De manière très significative, la question politique du rapport du chrétien à l'État dans sa manifestation la plus basique — le monopole de la force armée — est posée en lien irréfragable avec la question théologique de l'être-au-monde des chrétiens clairement désignés, non comme une catégorie sociologique, mais comme des créatures in via salutis. Cette articulation est fondatrice de ce qu'on appelle parfois la théologie politique .

 

 

 

I- UN QUESTIONNEMENT : LA THEOLOGIE POLITIQUE DE STANLEY HAUERWAS

 

Quelles sont les problématiques évoquées ci-dessus ? Comme nous le disions, elles sont parfois difficiles à énoncer définitivement, tant Stanley Hauerwas est un péripatéticien de la théologie et aime jeter ses théories, ses idées, ses intuitions dans telle ou telle revue, tel ou tel grand journal, voire sur tel ou tel plateau de télévision ou en chaire, et attendre les réactions qu'elles suscitent pour engager la discussion. Sans doute ses livres — une trentaine — sont-ils des points d'ancrage épistémologiquement plus fiables. Nous y reviendrons en traitant des points de méthode.

Commençons par dire que l'enchaînement des questions traitées par Stanley Hauerwas depuis quarante ans reflète l'évolution des préoccupations personnelles de l'auteur.

 

Le chrétien et la violence

 

Stanley Hauerwas, né au Texas en 1940, a trouvé son premier mentor — et certainement le seul véritable — en la personne du théologien mennonite John Howard Yoder, qu'il rencontre à ses débuts comme professeur à l'Université Notre-Dame.

John Howard Yoder est un mennonite engagé, ayant d'ailleurs servi comme missionnaire en Europe après la Seconde Guerre mondiale. Profondément marqué par les ravages de cette dernière, il défend, à l'occasion d'une controverse avec Karl Barth, puis en critiquant la théologie dominante de Richard Niebuhr, un pacifisme radical qu'il expose en 1972 dans un livre-clé, The Politics of Jesus. Selon Yoder, un authentique disciple du Christ ne peut qu'embrasser la non-violence absolue. Au-delà du débat sur la pertinence d'une telle position, la nouveauté fracassante réside dans une affirmation qui constitue la prémisse et le fil rouge de la théologie de Yoder, puis de celle de Hauerwas : être chrétien constitue une politique. Cela vaut pour le pacifisme, mais cela peut valoir pour une pléthore d'autres sujets. De fait, Hauerwas, dans l'ordre pratique, portera ses efforts d'activist sur l'engagement en faveur de la paix à tout prix. Mais l'un de ses disciples, William Cavanaugh, appliquera par exemple cette théorie aux débats sur la mondialisation marchande.

 

La différence chrétienne

 

Être chrétien constitue une politique : cette découverte est à la fois le fruit et la racine d'un labeur théologique auquel Hauerwas a consacré l'essentiel de son temps.

Déjà Yoder avait essayé de montrer que la puissance ultime, quant à la gestion des affaires humaines, réside dans les mains de ceux qui refusent la force et la violence, c'est-à-dire de manière essentielle les disciples de Jésus. Et, pour lui, si les autorités ecclésiastiques se sont compromises avec les autorités politiques, notamment à partir de Constantin — moment de basculement dont les effets perdurent — c'est parce qu'elles ont perdu confiance en cette vérité : la puissance de la pauvreté . La puissance politique de la pauvreté, serions-nous tenté de corriger.

Hauerwas suit, élargit et pimente le sillon creusé par Yoder. Son ambition, affirmée avec verve et une certaine provocation, est de déconstruire entièrement le discours théologique moderne : On ne comprend pas ce que je suis en train de faire si on n'accepte pas de s'extraire des catégories philosophiques et intellectuelles qui ont cours depuis des siècles .

Comment résumer un tel projet ? De quels outils — tradition intellectuelle, concepts, influences, diagnostics déjà posés... — Hauerwas se sert-il pour le mener à bien ?

En premier lieu — ce qui conduit nombre d'observateurs à le ranger dans la catégorie des anti-Modernes — Hauerwas reprend à son compte la critique classique du tournant philosophique moderne, incarné en matière d'éthique par Kant : en acceptant le divorce entre croyance et morale, de nombreux théologiens, en particulier protestants , ont entériné la rétrogradation de la théologie en métaphysique de complaisance, dont on peut, à sa guise, faire l'économie. Cela dit, Hauerwas refuse tout aussi fermement de se rallier au panache du traditionalisme philosophique naturaliste , selon lequel la Révélation n'est qu'une cerise sur le gâteau de la Raison. Plus on s'appuie sur la raison pour conforter la foi, plus on dilue la spécificité chrétienne, laquelle est, comme nous l'avons dit, au cœur du projet de salut — Hauerwas réaffirme en parallèle la perspective essentiellement sotériologique de la vie chrétienne, que la Modernité et le subjectivisme connexe tendent à rendre inintelligible : on ne se consacre pas au Christ pour donner un sens à sa vie envisagée comme un tout, mais pour sauver une vie marquée par le péché, une vie dont on ne connaît finalement que le moment présent et le moment ultime, et non ce qui l'occupe entre les deux. Deux remarques à ce point de la présentation : comme tout théologien, Hauerwas s'affronte finalement à LA question théologique par excellence, celle des rapports entre le surnaturel et la nature ; et pour s'y affronter il recourt aux théologiens catholiques médiévaux — saint Thomas d'Aquin — et contemporains — ceux de la Nouvelle Théologie.

Il se place par ailleurs dans le sillage d'un autre philosophe catholique, Alasdair McIntyre, de la même génération que John Yoder. McIntyre a connu plusieurs vies intellectuelles, même si son parcours n'est certainement pas dépourvu de cohérence. Toujours est-il qu'on peut essentiellement retenir de son œuvre, qui va du marxisme à l'anti-libéralisme en passant par des retrouvailles controversées avec Aristote et saint Thomas d'Aquin, le volet communautarien . Ainsi, pour McIntyre comme pour Hauerwas, l' individu pré-communautaire n'existe pas. Le libéralisme, en affranchissant les hommes, les a dénudés. On peut dire que Hauerwas radicalise la pensée de McIntyre. En effet, McIntyre prône l'établissement (ou le rétablissement) d'une éthique commune — la tradition des vertus écrit-il — dans le cadre de communautés qu'il décrit de manière assez vague : Nous devons nous consacrer à la construction de formes locales de communauté où la civilité et la vie intellectuelle et morale pourront être soutenues à travers les ténèbres qui nous entourent déjà . Mais McIntyre, bien que (ou parce que) catholique, n'établit pas de lien clair entre ces communautés idéales et l'Église. Peut-être même son communautarisme peut-il, dans l'absolu, prendre l'État-nation pour objet. Hauerwas, lui, pose fermement le pied sur la vire : la régénération sociale que McIntyre ose à peine appeler de ses vœux n'a en fait pour Hauerwas aucun sens. Il ne s'agit pas de sauver la société, la nation, l'État, en les transformant en communautés authentiques. Il s'agit de montrer aux hommes qu'il n'existe qu'une communauté authentique, l'Église, en témoignant à contretemps et à contre-culture de son particularisme. Ici se rejoignent la science politique et l'ecclésiologie.

En réalité, comme nous l'avons déjà suggéré, l'intérêt majeur de Hauerwas — nourri par le spectacle de la sécularisation à l'œuvre dans le monde entier, aux États-Unis comme ailleurs même si elle y prend des formes singulières et n'y a pas connu, ces dernières années, le même destin qu'en Europe — se porte sur la particularité chrétienne. Car si être chrétien constitue une politique, les modalités, les incarnations de cette politique doivent, comme les chrétiens le sont eux-mêmes vis-à-vis des autres hommes, être ontologiquement différentes de celles proposées par la société du tout-venant : Le christianisme est principalement une affaire de politique — politique au sens où l'Évangile l'entend. L'appel de la Bonne Nouvelle est un appel joyeux à être adopté par un peuple étranger [alien people], pour s'intégrer à un phénomène contre-culturel, une nouvelle polis appelée Église. Il va plus loin en affirmant même : Nous ne connaissons point d'autre manière d'être sauvé que la voie ecclésiale, c'est-à-dire politique . Mais un tel raccourci est-il vraiment satisfaisant ? Ces mots n'ont-ils pas goût de rhétorique séduisante, de pensée-slogan ?

 

Une ecclésiologie particulariste

 

Hauerwas est, de formation, un moraliste. Ce sont les actes qui l'intéressent. Par tempérament, sans doute, mais aussi parce qu'il récuse — mais pas d'un point de vue métaphysique comme les nominalistes d'avant la rupture moderne : ces catégories ne sont pas, ne sont plus les siennes — toute forme d'universalisme, et donc tout formalisme. Ses efforts se portent donc en priorité sur le champ crucial de l'éthique. Selon lui, le christianisme n'offre pas une éthique universelle — celle de la raison décontextualisée dénoncée par John Milbank — mais une éthique particulière, propre à ceux qui ont reçu en héritage le monde conceptuel biblique (J. Van Gerwen) et pratiquent, depuis Jésus, les vertus évangéliques. Cela dit, Hauerwas ne nie pas la nécessité d'une rationalité pour que l'animal politique qu'est l'homme puisse vivre en paix. Au contraire, il estime que le creuset de la tradition où la rationalité particulière s'est forgée, est aussi, par son caractère transcendant et objectif, le point de départ idoine d'un dialogue avec les autres traditions. Toujours est-il, écrit Hauerwas, que l'Église n'existe pas pour fournir un ethos à la démocratie ou à toute autre forme d'organisation sociale, mais pour s'affirmer comme une alternative politique à chaque nation, en rendant témoignage au genre de vie sociale accessible à ceux qui ont été formés par l'histoire du Christ .

L'histoire du Christ : notion capitale dans la théologie politique de Stanley Hauerwas. Adoptant et adaptant les outils de la philosophie narrative promue notamment par l' école de Yale (dont Lindbeck est un des éminents représentants), il affirme que l'objet de la théologie chrétienne n'est pas de proclamer ad universum ce qui doit être, mais de raconter in concreto ce qui a été. Les chrétiens doivent transmettre, en commençant par se transmettre, l'histoire du Père qui a créé, du Fils qui s'est incarné et du Saint-Esprit qui renouvelle toutes choses.

Tout cela fait-il de Hauerwas un tribaliste, un relativiste et un puriste ? L'accent qu'il met sur la tradition conduit en effet à poser la question : peut-on devenir chrétien, si être chrétien implique d'avoir baigné dans quelque tradition chrétienne ? Bien sûr, répond Hauerwas, et c'est notamment là que l'Église, en tant que community of characters (titre de son principal livre), communauté de vertu, communauté de témoignage, communauté de vie alternative , doit jouer son rôle. Elle doit s'offrir comme un véritable monde à habiter : La foi chrétienne est inintelligible sans le témoignage, c'est-à-dire sans un peuple dont les mœurs manifestent clairement leur engagement pleinement assumé dans une manière particulière de structurer le tout . D'où le refus de toute apologétique : il ne s'agit pas de prouver, mais de témoigner. Non d'apporter une solution, mais d'être un signe, pour reprendre les mots du franco-québécois Jean Vanier, un des inspirateurs de Stanley Hauerwas et de son disciple William Cavanaugh.

Ainsi l'Église doit-elle être un corps informé par une discipline capable de faire émerger une capacité à résister aux habitudes du corps associé à l'État-nation moderne . Ici, la séparation entre l'Église et la société (le corps associé à l'État-nation) est clairement revendiquée. Elle s'accompagne de ce que l'on pourrait appeler une cinétique politique . En tant qu' entité politique , l'Église existe comme une alternative aux options politiques qui prévalent, ce que nous appellerions en France la pensée unique. Cette tâche requiert ni plus ni moins que vivre, non en marge de la société, mais dans les marges de la société, ou plus précisément encore dans les marches de la société. La marginalisation sociale offre à l'Église une opportunité directe de redécouvrir son statut minoritaire comme intrinsèque à sa mission . Ainsi l'Église n'est-elle pas exclue, mais marginale : il s'agit d'une marginalisation ontologique qu'elle recherche elle-même. Une question se pose : quel est le centre de ce mouvement centrifuge ? L'Église, compte tenu de sa nature théologique, peut-elle se marginaliser sans devenir un centre concurrent de l'autre centre ?

Assurément, la théologie de Stanley Hauerwas propose un transfert du politique de l'État à la communauté qu'il appelle l'Église entendue, d'ailleurs, non au sens de la doctrine catholique stricto sensu — Christi Ecclesia qui subsistit in catholica Ecclesia — , mais comme peuple des disciples de Jésus. Ici apparaît une faille : quelles sont les modalités concrètes de ce transfert ? Quelle forme peut prendre ce surgissement du politique sur le terrain ecclésial ? Quels sont les caractères de la stratégie sociale , selon les propres mots de Stanley Hauerwas, que l'Église doit mettre en œuvre ?

 

 

 

II- ÊTRE CHRETIEN CONSTITUE-T-IL UNE POLITIQUE ?

 

L'Église peut-elle réellement être une polis ? Telle est la question qui vient à l'issue de l'exposé de la théologie politique de Stanley Hauerwas.

Ce dernier la pose dans un contexte particulier, avec des catégories qu'il estime nouvelles. Mais on en est toujours, si l'on peut dire, à l'ancienne problématique des rapports entre finalité naturelle et finalité surnaturelle : quelle communauté doit prévaloir ? Si l'on admet, comme Stanley Hauerwas — ou Cavanaugh, de manière encore plus radicale — que la seule communauté d'appartenance (belonging) authentique d'un chrétien est l'Église, quelle peut être dès lors la nature de la Cité ?

En d'autres termes, comment concilier les deux assertions suivantes dont la confrontation semble aporétique ? En premier lieu, tout est théologique, au sens où Hans Urs von Balthasar dit que, chez le chrétien, tout doit être ecclésial. En deuxième lieu, les réalités terrestres bénéficient d'une légitime autonomie , pour reprendre les termes de Vatican II posés à la suite de Thomas d'Aquin.

La sécularisation progressive des pays d'ancienne chrétienté — la sortie de la religion dirait Marcel Gauchet — n'a pas conduit à une simple dissociation du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel comme s'il s'agissait de deux entités préexistantes, de même importance — des siamois que l'on sépare pour le confort de tous. En réalité, il s'agit d'un basculement : L'Église ne s'est jamais acceptée ainsi réduite à gérer le privé, c'est à dire les convictions morales et métaphysiques des fidèles écrivent Henri-Jérôme Gagey et Jean-Louis Souletie .

Si l'on estime que le politique existe sous la politique, avant elle et d'une certaine manière sans elle, alors il n'y a aucune raison de l'évacuer du champ ecclésial. La langue anglaise est à cet égard un aiguillon bienvenu, car elle offre tout un éventail de mots pour désigner le ou la politique : politics, polity, policy...

 

Le questionnement catholique sur l'État

 

Nous avons dit combien Stanley Hauerwas a été marqué par la nouvelle théologie catholique, dont la moisson s'étale sur plusieurs décennies, de l'entre-deux-guerres au lendemain du Concile Vatican II. Aux étudiants qui lui demandent comment vivre du mystère qu'il leur fait découvrir pendant ses cours — le mystère de l'Église, en somme — il leur recommande de se faire catholique . D'où l'extrême opportunité d'en venir au questionnement catholique sur la nature théologique du politique.

Et l'enquête doit commencer par le XIXe siècle, ce moment où, comme le dit François Furet évoquant la loi Falloux , l'Église catholique à peine débarrassée de sa fidélité coûteuse aux frères de Louis XVI, suit l'opinion sous prétexte de la conquérir : comme si faute de parvenir à une conscience d'elle-même dans la nouvelle société, elle avait besoin d'en emprunter une au-dehors .

Comment les catholiques, au moment où s'accomplit de facto, sinon de jure, la séparation de l'Église et de l'État, se sont-ils débrouillés avec cette question de la place qu'il convient de donner à la dimension politique de l'Église ? Certains penseurs n'ont-ils pas, à contre-courant du comportement commun décrit par François Furet, essayé au contraire de théoriser une réforme des consciences catholiques propre à corriger la place de l'Église en regard de cette nouvelle société en voie de massive sécularisation et, pour tout dire, républicaine d'avant la République ?

 

La théologie politique comme discipline

 

Précieux aussi le recours à des penseurs qui se sont attaqués à la théologie politique en érigeant ce quasi-oxymore en discipline de la science politique.

Il convient de commencer par l'œuvre de Carl Schmitt, le premier à utiliser l'expression théologie politique . Sur un registre opposé à celui de Hauerwas, le juriste allemand vise à étudier la possibilité de déduire une politique du christianisme, tandis que le théologien américain ne cherche pas à déduire, mais au contraire à revenir au centre (Balthasar) pour y découvrir le cœur politique du christianisme.

Jean-Baptiste Metz est certainement, après Carl Schmitt — et son contradicteur Erik Peterson — la deuxième figure emblématique de la théologie politique contemporaine. Dans son cas également, la perspective est bien différente de celle de Stanley Hauerwas. Rejetant la théologie bourgeoise , il récuse la séparation entre histoire des hommes et histoire du salut en recourant à une morale politique ordonnée à la figure mystifiée du pauvre. Une telle dé-privatisation de la foi n'emprunte ni les chemins du national-catholicisme intégraliste, ni ceux de l'eschatologie marxisante. Elle échoue également à faire surgir une praxis politique et se présente finalement comme une éthique chrétienne de l'engagement .

Troisième sillon dans le champ de la théologie politique, celui des théologiens affiliés de près ou de loin au courant Radical Orthodoxy, dont une tête pensante est le britannique John Milbank, fortement inspiré par Stanley Hauerwas. Que donne, appliquée au politique, au cadre du gouvernement des hommes pour reprendre l'expression de Machiavel, leur entreprise de déconstruction des catégories de la Modernité et de résistance agapique ?

S'affronter à ces pensées contemporaines ne doit pas nous faire perdre de vue qu'elles ne sont pas nées ex nihilo et renvoient à l'ensemble de la tradition catholique — parfois même augmentée de la tradition protestante — et notamment à ses docteurs , Augustin et Thomas d'Aquin.

 

Une autre critique de l'État : l'évangélisme moniste des mega-churches

 

Il nous faut par ailleurs élargir notre questionnement en comparant la remise en cause théologique de la légitimité de l'autorité politique classique — celle de l'État en somme — accomplie par Stanley Hauerwas à celle que l'on décèle au cœur d'un autre phénomène religieux américain — qui possède lui aussi son volet proprement théologique — à savoir celui des mega-churches. Ces églises géantes, comptant parfois plusieurs dizaines de milliers de membres, ne sont pas des reproductions puissance mille de la paroisse protestante classique, ni même de l'église standard, évangélique ou pentecôtiste des années 60-80. Leur rapport au principe même de dénomination est des plus ambigus. Certaines relèvent d'une confession, d'autres affirment leur caractère non-denominational comme fondamental dans leur stratégie d'évangélisation. L'enjeu, ici, n'est pas seulement quantitatif, mais aussi qualitatif : les mega-churches, dans leur diversité toute relative — il faudrait en particulier évoquer les catalyseurs d'homogénéité idéologique que sont les conventions spirituelles, les réseaux commerciaux, les sommets sur l'évangélisation — sont porteuses d'une théologie qui engage, elle aussi, une certaine conception du politique et de son cadre d'exercice. Chacune d'elles, dans une perspective quasi-moniste, se veut un monde en soi .

Cet excursus argumentatif veut nous aider à répondre à la question suivante : peut-on aujourd'hui, aux États-Unis, repérer un item Religion dans la typologie des critiques de l'État-nation ? Si oui, quels en sont les critères, les caractéristiques, les évolutions ? Dans cette perspective, on peut s'appuyer en particulier sur le travail du sociologue des religions José Casanova , pour qui la fusion de la communauté religieuse et de la communauté politique est incompatible avec le principe moderne de la citoyenneté , ce qui consacre l'émergence des Églises libres — catégorie à laquelle se rattachent les mega-churches — comme l'idéal-type de l'Église du XXIe siècle. Si cette théorie semble disqualifier la notion même de théologie politique, c'est qu'elle réinvente l'approche du politique et contribue à redéfinir la société.

 

 

 

III- LA VOIX D'UN THEOLOGIEN DANS LE BRAIN-STORMING POLITIQUE CONTEMPORAIN

 

On définit classiquement le gouvernement des hommes (Machiavel) comme l'un des objets principaux de la science politique. Rien d'original — et rien d'inopportun — dans le thème général de cette étude.

Cet incessant questionnement sur le politique — ses cadres, ses instruments, ses finalités... — connaît des paroxysmes. L'État-nation, cadre d'exercice du politique, forme moderne de la polis, est depuis plusieurs décennies remis en cause de manière radicale, non seulement par des théoriciens ou des idéologues, mais par des scientifiques qui se veulent observateurs neutres de la réalité et consignent consciencieusement les preuves cliniques de l'indiscutable effilochage de l'État-nation.

Nous savons que pour Bertrand Badie, la prolifération étatique constatée par Pascal Boniface, est le signe, non d'une victoire de l'État-nation comme modèle d'organisation politique — vision dialectique rejetée par la sociologie des relations internationales, laquelle est empreinte d'un puissant néo-réalisme — mais au contraire le signe d'une fragilité. Comme le dit Josepha Laroche, dans le sillage de Badie justement, la mondialisation du phénomène étatique pourrait donner à penser qu'il a partout triomphé alors même que l'uniformisation des États n'est qu'apparente et leur puissance problématique . Par ailleurs, l'importation de l'État — européen — sur certains espaces, notamment en Afrique, a procédé d'une prétention universaliste qui n'a pas résisté à l'épreuve du réel, et notamment le rapport au territoire, bien différent de celui qui a cours en Occident.

Dans un entretien à la revue du ministère des Affaires étrangères Label France (n° 38, janvier 2000), Bertrand Badie affirme :

 

La mondialisation n'est pas comme on le dit trop souvent aujourd'hui un phénomène principalement économique. À la base de la mondialisation, il y a une révolution technique extrêmement importante, qui est l'abolition de la distance par les progrès de la communication. Cela a eu un effet extrêmement important sur le plan politique puisque la distance a cessé de devenir cette ressource de gouvernement qu'elle a été pendant des siècles. L'autorité de l'État-nation reposait en partie sur la distance, car elle donnait un sens au territoire national — la juste mesure de la communication possible à l'intérieur d'une communauté humaine — et une fonction médiatrice à l'État, dès que les individus cherchaient à communiquer entre eux. Or, étant donné l'extraordinaire prolifération de relations transnationales qui s'opèrent entre les individus par-delà les frontières et en contournant le contrôle de l'État, cela n'a plus de sens aujourd'hui. [...] La mondialisation permet l'émergence d'un très grand nombre d'acteurs, qui vont avoir leur propre action internationale, leur propre volonté politique — c'est le cas des ONG — ou qui vont faire pression sur l'État pour qu'il intervienne sur la scène mondiale — c'est le cas de l'opinion publique internationale. On assiste donc à la constitution d'un vaste espace public qui prend en charge les questions internationales, à côté du système interétatique et hors du contrôle des États.

 

Michel Maffesoli, quant à lui, estime qu'il est

 

aisé de pousser la chansonnette démocratique ou républicaine. Et c'est ce à quoi s'emploient la plupart des intellectuels, journalistes, hommes politiques, travailleurs sociaux et autres belles âmes, se sentant "responsables" de la société. Quelle que soit la situation, quels que soient les protagonistes, ils n'ont que les mots de citoyenneté, de République, d'État, de contrat social, de liberté, de société civile, de projet à la bouche. C'est tout à fait honorable et même c'est fort gentil. Oui, mais voilà des mots qui semblent venir de la planète Mars pour la plupart des jeunes qui n'ont que faire de la politique et même du social. L'abstention, lors des votations, est, à cet égard, éclairante, en ce qu'elle montre bien en quoi le mécanisme de représentation n'a plus aucun rapport avec ce qui est vécu.

 

Avec son style brûlant qu'on peut trouver outrancier, il n'en énonce pas moins une réalité sociologiquement évidente. Il poursuit en présentant le phénomène qui, selon lui, vient comme une marée sur les ruines de l'État-nation, le tribalisme, déclaration de guerre au schéma substantialiste qui a marqué l'Occident : l'Être, Dieu, l'État, les institutions, l'Individu, on pourrait poursuivre à loisir la liste des substances servant de fondement à toutes nos analyses et qui seraient aujourd'hui battues en brèche.

Bref, le brain-storming prospectif sur l'avenir de l'État, et plus largement du cadre politique idoine, voire idéal, occupe, à cette heure, bon nombre d'esprits. Avec une créativité apparemment illimitée — Bertrand Badie et Michel Maffesoli en sont des exemples assez éloquents. Quoi de plus normal, en définitif ? Si l'État est, précisément, dans tous ses états et qu'il n'est pas illégitime de se pencher sur les cadres politiques alternatifs, les barrières épistémologiques peuvent sauter : étudie et fais ce que tu veux , aurait dit Augustin. Faire sauter les barrières, non par coquetterie intellectuelle, mais pour découvrir que certains barbares , selon le mot de Frédéric Ozanam, ont quelque chose à dire sur un sujet qui, en apparence, ne relève pas de leur pré carré .

Stanley Hauerwas est de ceux-là.

 

 

 

M. GR.

 

 

 

*Essayiste, professeur d'histoire, doctorant à l'Institut politique de Paris. Vient de faire paraître : Dieu dans l'isoloir (Presses de la renaissance).

 

 

 

 

 

RÉFÉRENCES

 

A Community of Character (1981)

The Peaceable Kingdom: A Primer in Christian Ethics (1983)

In Good Company: The Church as Polis (1995)

With the Grain of the Universe: The Church's Witness and Natural Theology (2001)

Against the Nations: War and Survival in a Liberal Society (1985)

Christian Existence Today: Essays on Church, World, and Living in Between (1988)

After Christendom: How the Church Is to Behave If Freedom, Justice, and a Christian Nation Are Bad Ideas (1991)

Resident Aliens: Life in the Christian Colony (with William Willimon) (1989)

A Better Hope: Resources for a church confronting capitalism, democracy and postmodernity (2000)