L'héritage de Michel Henry
Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008

MICHEL HENRY nous a quittés le 3 juillet 2002. Le philosophe nous a laissé un dernier écrit, tout juste avant de rejoindre la Vie que toute son œuvre a proclamée : les Paroles du Christ (paru en octobre 2002 au Seuil).

Son épouse m'expliquait qu'il avait voulu offrir à un public plus large une sorte de synthèse de sa " philosophie du christianisme " inaugurée avec C'est moi la vérité en 1996 et développée en 2000 dans Incarnation, une philosophie de la chair, trois ouvrages publiés au Seuil.

Paroles du Christ synthétise donc et simplifie, mais aussi complète. C'est moi la vérité articulait une dualité si radicale entre la " vérité du monde ", vérité surgie du dehors, et la " vérité du christianisme " instaurée au contraire dans le geste divin d'une communication de soi effectuée chez l'homme dans sa plus secrète intimité, que l'on finissait par se demander quel sens donner au paraître mondain du Christ. Le Christ ne nous communique-t-il pas la vie intime de Son Père en se projetant dans le dehors du monde, en se rendant visible ? Incarnation déplaçait cette dualité sur une opposition entre le corps (objectivité, vérité du monde) et la chair (corps subjectif, défini comme ce qui s'éprouve soi-même), ce qui permettait de renouveler l'approche de l'incarnation du Verbe. L'essai posthume de Michel Henry résout d'avantage l'aporie en plaçant cette dualité dans ce dont l'essence même est de relier ce qui diffère et d'opérer un transfert qui nous rapproche de ce que nous nous rendons lointain : la parole. Et surtout en se situant résolument dans la posture d'une méditation de la Parole divine inscrite dans les Évangiles. On serait presque tenté de dire que les deux premiers volumes de ce triptyque composent une analyse philosophique du christianisme tandis que le troisième en donne, en termes philosophiques, une analyse chrétienne .

 

Paroles du monde

Il existe, d'un côté, les " paroles du monde " qui se forment dans le monde et qui se réfèrent à un contenu, un dit qui se tient toujours en face d'elles, " une parole qui se montre à nous dans cette extériorité qu'est le monde " (p. 90). Elle vient, au dedans de nous, représenter un objet extérieur qu'elle ne fait pas exister, qu'elle désigne seulement. Ce langage de la désignation de ce qui est extérieur est omniprésent dans notre quotidien, il tend vers l'objectivité mais accuse une certaine impuissance : il ne produit pas son objet et son objet, à son tour, n'imprime pas systématiquement en lui la plénitude de sa vérité. Toute son utilité indique simultanément sa pauvreté : il renvoie vers autre chose que soi, existe par et pour autre chose que soi. C'est le langage de la raison, du savoir, de la philosophie classique et des sciences, semblables en ce point précis que toutes ces paroles s'ingénient toujours à imiter dans leur discours les articulations de l'être qu'elles prétendent décrire. C'est le langage des vieilles aspirations de la pensée à l'ontologie, aspirations poursuivies jusque dans le projet husserlien . Ce langage du monde, Henry ne cherchera ni à le réformer, ni à le réenchanter. Nul besoin pour un chrétien d'esthétiser la nature, ni de faire résonner " les confuses paroles " de ses correspondances ; nul besoin de faire chanter le murmure des choses comme faisait le Heidegger lecteur de Holderlin et de Trakl, que venait éblouir le chant de la terre dans une mystique néo-païenne.

Ce langage, c'est pour nous celui des sciences objectives, celui du monde comme " milieu de toute manifestation possible ". Celui des sciences humaines, de la linguistique, du visible en général. Nul ne doutera de son immense utilité. Simplement, ce n'est pas le langage où s'exprime ce qu'il y a d'absolument premier : " Cet univers du visible n'exhibe pas en lui notre réalité véritable, laquelle réside dans le "secret" où Dieu nous voit " (p. 93). Ce qui est premier, c'est notre vivre humain, dans la vérité invisible de son intimité. " La relation entre le monde et notre propre vie s'y propose sous la forme d'une opposition radicale entre le visible et l'invisible " (p. 22). Cette opposition gêne notre monde moderne qui se caractérise par sa maîtrise des phénomènes (du visible), maîtrise elle-même conditionnée par la mathématisation galiléenne du monde physique. " Maintenant, si nous ne pouvons parler que de ce qui se montre à nous , et si tout ce qui se montre à nous le fait dans le monde, alors toute parole est liée au monde par un rapport insurmontable " (id).

C'est donc une dualité interne au langage lui-même qui conditionne une manifestation d'un autre genre que celui du monde et du monde visible. Ce langage tout autre est celui dans lequel Dieu se révèle c'est-à-dire exprime une parole dont le sujet est aussi l'objet. " Avec le christianisme surgit l'intuition inouïe d'un autre Logos — un Logos qui est bien une révélation ; non plus la visibilité du monde toutefois mais l'auto-révélation de la vie. Une parole dont la possibilité est la vie elle-même et dans laquelle la vie parle d'elle-même, en se révélant à elle-même — dans laquelle notre propre vie se dit constamment à nous " (p. 94).

 

Seule la souffrance nous permet de connaître la souffrance

 

Cette phrase résume l'étonnant rapprochement henryen de la Révélation transcendante avec l'absolue immanence de la vie qui est en nous. En effet, le Dieu de Michel Henry est celui de la secrète intimité où, en chaque homme, la vie se manifeste en ne disant rien d'autre que ce qu'elle est. Cette intimité est celle d'un pathos originaire où le Moi transcendantal voit et éclaire toute zone de la conscience dans la mesure où il s'est d'abord aperçu soi-même sur le mode d'une " auto-affection " ou " auto-donation ". Cette auto-affection caractérise la vie véritable où règne une réflexivité si permanente qu'elle nous échappe parfois . Et pourtant beaucoup de verbes attestent couramment cette réflexivité. Quel est en effet le complément d'objet direct dans l'expression " je m'aperçois que... " ou dans " je me sens fatigué " ou " je me tiens auprès de lui " ? Et par exemple qui et que nous dit la souffrance ? " La souffrance s'éprouve elle-même, c'est la raison pour laquelle, disions-nous, seule la souffrance nous permet de connaître la souffrance " (p.94). Ici " cette parole et ce qu'elle dit ne font qu'un ".

 

Paroles du Verbe

Mais si la vie est ce que nous venons de dire, cet intime rapport à soi qu'aucune biologie ne saurait comprendre , alors qui nous fait vivant ? Nous savons que c'est en Dieu que nous avons la vie et pouvons attendre la vie éternelle parce que Dieu s'est révélé. Cette communication par laquelle c'est Dieu lui-même qui se donne est à la fois parole et vie, ce qui nous constitue et ce qui nous éclaire. Le Verbe qui nous a constitué et qui nous éclaire se donne à nous en nous donnant cela même qu'il est, c'est-à-dire dans une parole qui est efficace par soi, contenant ce qu'elle désigne et ce, tout autant dans le geste créateur que dans les paroles du Christ.

Il faut donc relire et scruter ces paroles inscrites dans le saint Livre afin de voir comment elles se détachent de la condition habituelle du langage pour proclamer ce que nul homme n'avait jamais pu dire ni entendre. L'indication d'une auto-affection qui est vie par le fait même de se dire, cette indication donc est fulgurante dans le Prologue de Jean : " Au commencement était le Verbe [...]. En lui était la Vie ". Ici, commente Henry, le verbe ne vient pas après la vie parce qu'il est en elle ce en quoi elle parvient en soi, se révèle à soi et jouit de soi (p. 106). Dieu étant simultanément parole et vie, c'est bien lui-même qui se donne à nous quand il nous fait vivant, nous qui ne possédons cette vie qu'en la tenant de Lui , ce qui explique les deux aspects de l'origine humaine que décrit la Genèse : " L'homme y est compris de deux façons différentes, à partir de l'idée de création mais aussi à partir de l'idée de génération " (108).

On comprend facilement dès lors que les paroles du Christ aient une teneur et un statut exceptionnels, leur auteur étant le Verbe fait chair. Ce que sait le Christ sur Dieu, lui vient de son origine : " Moi je le connais [...] parce que je viens d'auprès de lui " (Jean cité p.110). Les enseignements du Christ sont l'auto-révélation de Dieu comme Verbe et verbe fait chair, cela, annonce le Christ, chacun pourra le vérifier lorsqu'il fera la volonté de Dieu car alors il " saura, dit Jésus, si cet enseignement vient de Dieu ou si je ne parle qu'en mon nom ". Cette parole se définit comme vérité mais aussi comme porteuse de la vie : " Celui qui écoute ma parole et qui croit en celui qui m'a envoyé a la vie éternelle " (Jean, 5, 24 cité p. 139).

Ainsi, tandis que ce qui est montré dans le monde et exprimé dans les paroles du monde est toujours extérieur, étranger, indifférent et impuissant par rapport à ce qu'il montre (p. 102), au contraire, ce qui se montre dans les paroles du Christ lui est intime, Jésus s'y trouve engagé, acteur, partie prenante, et cette proximité entre ses paroles et leur dit atteste que le Christ est la vie elle même qu'il nous donne en se donnant à nous, et cela, jusque dans le " mémorial ininterrompu " de l'Eucharistie qui vient aux lèvres de Michel Henry dans la dernière page de son ultime écrit.

Il y a d'une part les paroles dans lesquelles se dit (chapitre IV), se réaffirme (V) et s'autojustifie la condition divine du Christ (VI et VIII). Il y a d'autre part au sujet des hommes, la rupture entre les paroles du Christ et la sagesse humaine. La spécificité des paroles du Christ éclate donc aussi dans ce qu'il annonce aux hommes et qui vient rompre avec les sagesses qui militent toutes au nom de la raison en faveur d'une justice qui s'identifie avec la réciprocité : rendre à autrui son dû, s'intégrer dans des relations sociales où la piété filiale vient répondre à la paternité et l'amour de l'homme à celui de son épouse. Dès lors, la brutalité de certaines paroles du Christ annonçant qu'il vient " séparer l'homme de son père, le fille de sa mère " (Luc 10, 34, cité p. 43) de même que la merveilleuse folie des Béatitudes (p. 47-53) prennent une signification particulière : proclamer que le Christ parle au nom de Celui avec qui il n'y a pas de réciprocité, Celui dont nous ne pouvons qu'accueillir ou refuser la vie dans laquelle il nous fait ses enfants par la médiation de l'Archi-Fils, Jésus-Christ.

C'est ainsi, tout naturellement, qu'une phénoménologie post-moderne en rupture avec le rationalisme des Lumières et avec l'objectivité scientifique vient à la rencontre du message divin où, folie aux yeux des hommes, rayonne l'absolue ipséité du Père.

 

L'héritage de Michel Henry

Et maintenant, lorsque se referment les dernières pages d'une œuvre contemporaine aussi vaste que celle de Michel Henry , un faisceau de questions s'impose : que nous aidera-t-il à comprendre ? Au delà d'une légitime étude de sa pensée à lui, que nous léguera-t-il pour féconder la nôtre ? Michel Henry a particulièrement exalté l'individu et son effort personnel pour et dans la Vie. Il serait bien le dernier à réclamer une répétition servile et stérile de sa doctrine. Mais alors comment pourrait-il faire école ? On dit parfois que des philosophies font école dans la mesure où elles renouvellent les méthodes plutôt que les contenus : la méthode nous met en chemin — évidence épistémologique ! le contenu se tient dans des limites. Notre auteur parle assez peu de méthodologie. Pourtant — c'est d'ailleurs tout sauf contradictoire — on pourrait penser toute sa philosophie comme une longue suite de cheminements vers le surplomb de l'ipséité. Le problème, c'est qu'on ne fait pas tenir grand monde sur un pic.

Pour le dire autrement, la philosophie de Michel Henry avait déjà, par le passé, et risque encore à l'avenir, d'attirer sur elle les caractéristiques mêmes de la vie absolue dont elle témoigne : son ipséité radicale, c'est-à-dire aussi son isolement par rapport à tout ce qu'elle surplombe, et sa gratuité qu'une précipitation malveillante pourrait traduire comme inutilité. L'allure générale de sa pensée est vraiment celle d'une longue ascension indéfiniment recommencée. À chaque fois qu'on arrive au sommet se repose la même question : que fait-on ? On connaît la réponse de Platon : redescendre dans la caverne ; libérer les autres hommes. La redescente, c'est le projet politique. Cela paraît évident chez Platon pour qui l'ascension du philosophe le conduisait à la rencontre de l'universel : les idéalités qui rayonnent sur toute chose et sont vraies pour tout homme. Or le sommet henryen est, au contraire, la découverte d'une subjectivité concrète c'est-à-dire foncièrement individuelle .

En outre tout projet politique se comprend comme ligne d'action, or l'auto-affection est essentiellement " pathétique ". Dirait-on carrément " passive " ? Elle est pourtant aussi " auto-donation "... Et le lieu de cette ipséité pathétique, encore faut-il l'atteindre. On voit par exemple qu'elle est le lieu où se tient le moi vivant dans un rapport à soi-même qui se caractérise notamment par l'effort . La vie s'éprouve dans la dépendance, l'insuffisance et la multitude des besoins qu'il faut incessamment satisfaire .

N'y a-t-il donc vraiment qu'une contradiction entre l'ipséité de la vie phénoménologique et le fait que, pour, nous humains, cette vie soit toujours reçue d'un Autre et dépendante d'une multitude de choses et d'êtres extérieurs à nous qu'il nous faut recevoir, conquérir et conserver ? Comment insérer la seconde dans la première sans renier son essence ? La vérité et les paroles de la vie se distinguent de celles du monde parce qu'elles ne sont pas tournées vers le dehors . Cela ne les empêche pas d'être d'abord remplies par le dehors, même si la vie ne commence que dans cette réflexion où le vivant éprouve ce remplissement comme ce qui peut le constituer. Et n'est-ce pas d'ailleurs cette antériorité au moins temporelle du remplissement qui explique qu'il faille avec Henry cheminer vers l'ipséité de l'auto-donation et comme retourner auprès de soi ? Si l'on accepte cette idée, sa philosophie décrit un cheminement dont il reste à définir le tracé sous la forme de ce qui pourrait devenir une méthodologie de l'intériorité. Ce cheminement aurait alors ses besoins, ses exigences et l'on comprendrait que l'éthique et la politique veillent à satisfaire ces dernières. L'ipséité ne sera jamais un lien social , mais ce qui conditionne son émergence peut décrire une certaine forme de vie sociale où, essentiellement règne l'immanence de la responsabilité et de l'effort tandis qu'aujourd'hui règne chez nous la transitivité de la technique et l'anonymat du collectif étatique. C'est cette alternative, du reste, qui résume les thèses de la Barbarie et de son roman politique L'amour les yeux fermés .

Il y a un autre débat attendu et que j'espère. Les pistes théologiques trop rapidement résumées au dessus sont prometteuses et inédites. Les prendre au sérieux exigerait d'examiner les points et les limites de leur orthodoxie catholique quitte à indiquer les rectifications nécessaires de cette fulgurante pensée, quitte aussi à diviser ses héritiers : il n'est pas d'école de pensée qui n'ait ses divergences pour peu qu'elle soit vivante.

 

P. L.