Article rédigé par Le Figaro, le 21 décembre 2023
Source [Le Figaro] : GRAND ENTRETIEN - Dans leurs nouveaux livres respectifs, La Dictature des ressentis (Plon) et Les Comédies de la bonne conscience (Bouquins), les journalistes et essayistes constatent et déplorent la difficulté de débattre dans une époque dominée par l’hypocrisie et le narcissisme identitaire. Conversation entre deux femmes libres.
Eugénie BASTIÉ. - Par «ressentis», j’entends cette forme de relativisme ou de subjectivisme absolu qui règne dans le débat public. Chacun a sa propre vision du monde, centrée sur ses souffrances, ses exigences et sa liberté, sans ouverture à la possibilité d’une vérité commune. On pourrait penser que ce relativisme conduit à une forme de tolérance à la manière d’un scepticisme de type montaignien, mais il mène en réalité à l’intolérance - d’où le terme de «dictature». Chacun a sa vérité et personne ne veut l’exposer à une remise en cause par le point de vue d’autrui. Une opinion devient en soi une offense, une blessure ou une agression. Il y a toujours eu du sectarisme et des oppositions idéologiques très violentes - au XXe siècle entre communistes et libéraux par exemple -, mais ces affrontements ne se faisaient pas au nom de la souffrance, du pathos et de l’émotion comme aujourd’hui. Cette culture nouvelle de l’émotion rend le débat presque impossible.
Anna CABANA. - Cette intolérance est nourrie par la bonne conscience: on est d’autant plus intolérant qu’on est pétri de bonne conscience et de la conviction que l’on a d’être une victime - conviction qui est aujourd’hui plus partagée que jamais… La bonne conscience est non seulement une paresse intellectuelle, mais c’est aussi une forme d’emmurement. J’aime à l’inverse la capacité à penser contre soi-même et le refus du conformisme intellectuel qui irriguent la mauvaise conscience. Chacun de nous est habité par la bonne et la mauvaise conscience, mais la façon de faire dialoguer les deux à l’intérieur de soi permet ou non de développer l’universalisme, la tolérance et la réflexion. Dans mon livre, je portraiture de nombreuses personnalités publiques sous cet angle. Je raconte par exemple que les mains de Wauquiez ont mauvaise conscience. Les cas les plus intrigants sont les affranchis de la conscience, comme NKM, DSK ou Emmanuel Macron…