L’amour de la vérité, itinéraire philosophique - Chapitre 2
Article rédigé par Jean d’Alançon, le 11 avril 2022 L’amour de la vérité, itinéraire philosophique - Chapitre 2

2. L’héritage des philosophes : de Kant à Nietzsche

Kant

Kant (XVIIIe siècle) est un physicien, tandis que Descartes est un mathématicien. En réaction contre lui, Kant retrouve un pragmatisme avec la physique que les mathématiques n’ont pas. N’est-il pas intéressant de voir que, dans le domaine des idées, comme pour la matière, le mouvement provient des contraires ? Ce que nous pouvons  retenir de Kant, c’est sa subjectivité transcendantale impliquant ce que les générations passées ont bien souvent connu et subi : la morale du devoir. Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, il écrit : « Il faut donc développer le concept d'une volonté souverainement estimable en elle-même, d'une volonté bonne indépendamment de toute intention ultérieure, tel qu'il est inhérent déjà à l'intelligence naturelle saine, objet non pas tant d'un enseignement que d'une simple explication indispensable, ce concept qui tient toujours la plus haute place dans l'appréciation de la valeur complète de nos actions et qui constitue la condition de tout le reste : pour cela nous allons examiner le concept du Devoir, qui contient celui d'une bonne volonté ».

Pour répondre à la subjectivité cartésienne, Kant désignera la subjectivité transcendantale, en réaction à la précédente, puisque ce qui est transcendantal ne peut pas être subjectif. Le qualificatif « subjectif » est rapporté à une personne, tandis que le « transcendantal », par définition, la transcende. Kant le considère, non pas comme un absolu au-delà de la pensée dans les « idées innées » en Dieu, mais dans la pensée elle-même et dans son caractère d’universalité. Ainsi, du cogito cartésien, on assiste au cogito kantien. Car, ce qui est bon pour Kant, l’est pour tout le monde et a vocation d’universalité. La pensée élabore des concepts. Kant élabore des normes, puis une norme morale dont découle la pensée universelle. La norme, le devoir issu de la pensée universelle, aboutissent à un absolu inhérent à la pensée elle-même que Kant définit comme un « impératif catégorique », dans sa Critique de la raison pure : « Agis selon des maximes qui puissent se prendre en même temps elles-mêmes pour objet comme lois universelles de la nature. » La pensée individuelle s’accomplit dans la pensée universelle comme un impératif, non pas finalisé dans le Dieu de Descartes, mais dans la pensée elle-même.

 

Hegel

Hegel, philosophe allemand du XIXe siècle est considéré, avec Platon et Aristote, comme l’un des trois grands philosophes ayant nettement marqué la pensée occidentale par une doctrine philosophique globale. Pour lui, Aristote est un formateur : « Seul Aristote forme », dit-il, et Descartes, un précurseur dont il fait l’éloge dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie : « Descartes est dans les faits le vrai fondateur de la philosophie moderne en tant qu’elle prend la pensée pour principe. L’action de cet homme sur son siècle et sur les temps nouveaux ne sera jamais exagérée. C’est un héros. Il a repris les choses par le commencement et il a retrouvé le vrai sol de la philosophie auquel elle est revenue après un égarement de mille ans. »

Hegel se pose la question : comment puis-je affirmer que mon « je pense » est la vérité ? Descartes écrit dans sa 5e Méditation métaphysique :« Dieu est le Créateur de ma pensée, le Créateur de la réalité qui est en dehors de moi ». Quand je pense, je prends conscience que j’existe pour Descartes. Pour Hegel, « je pense » est identique à l’être et l’être est un moment de la pensée. L’être est l’identité de la conscience dans la pensée. Le moment, qui est dans le temps donc dans le mouvement, conduit Hegel à confondre être et vie, à ne regarder la pensée, donc l’exister que dans sa relation à la vie, que dans le mouvement de la vie. Mais l'être n'est-il pas au-delà du mouvement ? Étant donné qu'en Dieu seul l'être et la vie ne font qu'un, cela signifie que la pensée de l'homme est identique à la pensée de Dieu.

Dans la philosophie de Hegel, la vie absorbe l'être. D'où l'esprit précède l'être et se substitue à lui. La vie végétative absorbe, puis assimile pour permettre au corps de se nourrir. De même, la vie de l’esprit hégélien absorbe et assimile l’autre pour se perfectionner, pour exister plus, car l’être est inhérent à la vie. Ce mouvement interne, immanent, conduit Hegel à sa fameuse trilogie : thèse, antithèse, synthèse, qui est une caricature du mouvement dialectique. Pour être précis, il s'agit de « l'identité », de « la différence », de l'identité de « l’identité de la différence ». Certes, ce n'est pas facile à comprendre.

La pensée dialectique commence par l’identité, qui est la présence à soi-même de sa propre pensée. Tout ce qui n’est pas mon « je pense » n’est pas moi. L’antithèse est la différence, le contraire de l’identité dans une perspective dialectique où l’affirmation réclame la négation, le non-être. Le troisième moment, la synthèse, le nœud dialectique, est l’identité de l’identité de la différence, qui se manifeste par un absolu, une nouvelle identité à soi atteinte par un saut dans le devenir du mouvement vital, au-delà de l’être et du non-être. Hegel affirme donc que ce qui donne l’objectivité de la pensée, c'est d’atteindre un absolu. Or en Dieu seul, la pensée est absolue. D'où Hegel pose le problème de l’homme-dieu. Comme un arbre déraciné, dans la confusion de l’être et du devenir, de l’être absorbé par le devenir, l'homme s’échappe. C’est la fuite en avant.

 

Auguste Comte

Avec le développement des sciences et des techniques, le positivisme a accompagné les grandes révolutions industrielles. Pour Auguste Comte (XIXe siècle), son fondateur, avant l'avènement de la science l'homme avait besoin d'une philosophie pour l'aider dans la croissance de sa vie. L'homme quitte donc l'état d'enfance dans lequel il vivait auparavant pour entrer grâce à la science dans l'âge adulte. Ainsi, la science lui permet d'atteindre sa maturité. Et l’accélération du perfectionnement scientifique conduit l’homme à le déifier, la science devenue l’absolu.

Cette conception du rapport entre science et philosophie semble méconnaître, pour l'avoir étouffée, cette science fondamentale qu'est la philosophie de l'être, puisque l’être, comme l’amour, ne se mesure pas, dépasse toute mesure. L'enjeu est donc là : plus la science se développe, plus une véritable philosophie de l'être est nécessaire. La science philosophique n'est pas une science physique, ni mathématique, ni psycho-sociologique, mais une sagesse, science des sciences, qui seule peut parler de l’amour et de la mort.

 

Marx

En réaction aux effets négatifs, déshumanisants du capitalisme industriel, à la rupture entre capital et travail, Marx (seconde moitié du XIXe siècle), suivi de Lénine (début du XXe) érigent le matérialisme dialectique. Pour Marx et Lénine, la matière est considérée comme principe et cause d'être. Influencé par la pensée hégélienne, Lénine a commenté la métaphysique d’Aristote, l’entraînant dans une confusion entre « ce qui est mu », ce qui est en mouvement, et « ce qui est », ce qui est au-delà du mouvement.

Pour Lénine à la suite d'Averroès, philosophe musulman du Xe siècle, « ce qui est mu » implique un principe propre, un premier dans l’ordre du devenir : la matière. Et « ce qui est » étant inhérent à « ce qui est mu », la matière devient le principe de « ce qui est », de l’être. Par conséquent, tout « ce qui est » est matériel, d'où la dialectique matérialiste. Si la matière est principe constitutif de l’être, on ne peut plus parler de la partie supérieure de l'esprit, ni de Dieu, parce qu'ils ne sont pas matière, qu’ils se situent au-delà de la matière. D’où l’impossibilité de l’existence, la non-existence de la partie supérieure de l'esprit séparée de la matière, le noûs grec, ou de l'âme. Pour Marx, en transformant la matière, l'homme transforme sa propre nature. D'où, dans l’Union soviétique, le Stakhanovisme déifiait le culte du travailleur.

 

Nietzsche

Pour terminer cette approche succincte de la pensée, il faut signaler l'influence marquante de Nietzsche (XIXe siècle), en particulier sur la jeunesse, par le culte du drame artistique, quand il s'écrie en mourant : « art, art, art. » et le culte du sur-homme : « Si Dieu est Créateur, or je suis créateur, donc Dieu n'existe pas. »

Nietzsche s'est posé en rival de Dieu en érigeant en absolu la confusion entre l'être réel et l'être de raison, qui en dehors de la réalité existante demeure dans l’immanence intellectuelle. Or Dieu seul crée des êtres réels. L’homme transforme la nature à partir de la matière réelle ou d’une « matière grise ». Par contre, il est créateur d’êtres de raison, auxquels appartient l’être mathématique par exemple. Comprendre cela rend modeste et non rival. Dieu n’est pas rival, puisqu'Il crée des êtres réels substantiels, tandis que l’homme ne peut créer que des êtres de raison, contribuer à transformer la nature pour son bien matériel ou culturel.

 

L’idéalisme et le réalisme

De ce survol de l'évolution de la pensée, deux grandes perspectives se dégagent. L'une regarde en premier lieu la vie de l'intelligence, l'immanence dans l'expérience interne, c’est-à-dire le vécu. Elle repose sur la perception du réel, sa représentation, d’où sur l'idée et l'intentionnalité. Elle se développe selon une logique d’ordre affectif, donc subjectif. C'est une perspective idéaliste, source des idéologies. L'autre s'appuie sur l'expérience externe, la réalité en tant que telle, respectée pour elle-même et considérée selon sa nature inhérente à l’univers physique et à la place de l’homme dans l’univers (cf. Pour une écologie de la nature à l’homme, de l’auteur, L’Harmattan, Paris, 2021). Le réalisme affirme que l'idée est relative à son objet, la réalité existante, et son essence, l’esse, l'être reçu dans l'intelligence par le jugement d'existence « ceci existe », « ceci est ». C'est la perspective réaliste où l’être réel précède l’être de raison.

Tout homme (au sens générique bien entendu, sauf en cas de distinction annoncée homme et femme) peut ou doit faire le choix entre ces deux démarches fondamentales pour la vie de l'intelligence, donc pour la vie elle-même et son rapport avec l'être, sa relation à l’autre et, en retour, avec lui-même. L'une est fondée sur la pensée qui mesure la réalité, l'autre sur la réalité, mesure de la pensée.

Quand nous regardons une belle rose rouge, elle ne rougit pas parce que nous la voyons, mais c'est nous qui sommes changés dans notre connaissance en la découvrant, en la regardant, parce que nous sommes marqués en nous-même par la connaissance de cette rose existante devant nous. Notre connaissance ne modifie pas le réel, mais nous sommes modifiés par le réel, modifiés intentionnellement. Cela montre le primat de la réalité par rapport à la connaissance. Toute connaissance prend naissance dans une réalité quelle qu’elle soit. Il s'agit là de deux niveaux de connaissances essentiels à saisir, puis à distinguer.

En logique, la pensée se structure grâce à l'universel, c'est-à-dire au concept, tel que homme, animal, pierre, bois, et de là au plan des valeurs, telles que le bien, le mal, le beau, le laid, tandis que la pensée philosophique doit se tourner impérativement vers le réel, en prenant racine dans l'être à partir du jugement d'existence : « ceci est », « ceci existe », « il est », « je suis : le « je » relatif à « suis » et non l’inverse, sinon nous quittons l’objectivité pour la subjectivité. La logique demeure dans l’universel. Elle est bonne et nécessaire en tant que moyen ou procédé pour l'intelligence, à condition de garder le cap de la finalité qui est d'être tournée vers l'être, vers telle réalité, telle personne. La logique est de l’ordre du moyen et non de la fin, à laquelle, à regret, elle se substitue aujourd’hui bien souvent depuis la perte du sens de la finalité, depuis que la finalité fut considérée comme métaphorique au XIVe siècle avec Duns Scot et Ockham, la finalité absorbée par la forme, dans les « formes en soi » platoniciennes.

Ces deux modes de pensée se caractérisent par leurs points de départ respectifs : l'un dans la réalité et l'autre dans la pensée, l'un réaliste et l'autre idéaliste. L'idéalisme risque toujours de favoriser l'exaltation de l'intelligence, l'amour-propre et l'ego au détriment du réalisme, puisque l’être de raison fabriqué par l’intelligence précède l’être réel qu’elle reçoit dans la pensée. Le réalisme implique de recevoir la réalité, puis de la découvrir pour la connaître en la respectant comme telle. L'idéalisme peut faire tomber dans l'orgueil et le repli sur soi, jusqu'à penser que « l'autre, c'est l'enfer », selon l’expression de Jean-Paul Sartre. Le réalisme réclame une humilité de l'intelligence pour recevoir l'autre en tant qu'il est, dans son être, et dans sa personne pour l’homme.

 

(Extrait tiré de L’amour de la vérité, itinéraire philosophique, Jean d’Alançon, Éditions L’Harmattan, 2022)

 

Jean d'Alançon