Article rédigé par , le 03 août 2016
[Source : La Faute à Rousseau]
Jean-François Colosimo, écrivain, théologien et éditeur, décrypte pour Figarovox [28.07] l'attentat, inédit sur le sol français, qui a notamment coûté la vie à un prêtre octogénaire dans son église. Un dialogue d'un grand intérêt où, comme d'ordinaire, Jean-François Colosimo va au fond des choses, à l'essentiel. LFAR
« Si le père Hamel n'est pas martyr, alors qui l'est ? »
Cet attentat dans une église, visant des fidèles, était-il selon vous inévitable?
Oui. Daech mène aussi une guerre de religions. Dans un conflit, il est essentiel de savoir désigner l'ennemi. Il n'est pas moins indispensable de connaître la manière dont l'ennemi vous définit. Dans la représentation de Daech, il n'est pas tant question de l'Occident, des Américains ou des Européens, que du « camp des juifs et des croisés» ou du « royaume de la croix ». Qu'un prêtre soit égorgé dans son église nous paraît inouï, c'est pourtant ce qui se produit, dans l'indifférence, au Proche-Orient depuis une décennie. D'un coup, la mondialisation, qui est un univers de flux financiers, numériques, migratoires, abolit les distances et les différences. L'effet retard de notre prise de conscience explique notre sidération. Le déni la nourrit également: voyez le temps qu'ont mis les autorités françaises à reconnaître que les 21 Egyptiens décapités sur une plage en Libye en février 2015 l'avaient été parce qu'ils étaient chrétiens, précisément coptes.
Comment analysez-vous cette sorte de cécité ?
Nous sommes pris dans une logique historique inversée: le projet européen est une uchronie hors du passé, du présent, tendue vers un pur avenir de paix, de fraternité et… de consommation. Il s'agit de constituer l'empire du bien, neutre, capable d'accueillir toutes les altérités et de désarmer toutes les hostilités. Mais pour réaliser cette abstraction, il faut se couper de ses racines et se conjuguer éternellement au futur. L'Europe, dans sa Constitution même, nous ordonne d'être anhistoriques.
Et pourtant les terroristes, en attaquant cette église mardi matin, ont voulu frapper un symbole…
C'est là le paradoxe. Pour le califat réinventé par Daech, l'histoire détermine le présent: nous sommes les héritiers du christianisme. Les djihadistes nous assignent à notre identité religieuse, même si nous nous échinons à affirmer qu'elle ne nous concerne plus.
Cet attentat marque-t-il, selon vous, un tournant ?
Oui. D'une part, parce que la notion même de sanctuaire que représentent diversement le temple, la vieillesse, la périphérie, l'anonymat, s'en trouve annulée. D'autre part, parce que le fait chrétien, sans lequel la France est inconcevable, longtemps minoré, ne peut plus être ignoré. Là encore les pouvoirs politiques et médiatiques ont leur part de responsabilité: on s'émeut régulièrement et à raison des actions de vandalisme contre les cimetières juifs et musulmans tandis que les mêmes actions contre les cimetières chrétiens sont largement passées sous silence.
Pensez-vous que la réponse de l'Eglise qui consiste à tendre l'autre joue, à s'aimer les uns les autres, puisse être interprétée comme un aveu de faiblesse ?
C'est pourtant la seule bonne réponse! Les évêques sont des guides, chargé du peuple des fidèles. Ils doivent empêcher que l'on réponde à la haine par la haine. Mais ils font aussi œuvre publique. Daech espère que des représailles antimusulmanes finiront par survenir en Europe et que s'ensuivra une guerre civile généralisée. C'est un piège qu'il revient à l'Eglise de prévenir. Ce n'est en rien une position naïve: c'est le catholicisme qui, avec saint Augustin et saint Thomas, a fait en sorte que la guerre soit encadrée par le droit afin qu'elle ne tourne pas à la pure barbarie.
Diriez-vous que le dialogue avec l'Islam est possible ?
Le christianisme est engagé dans un effort permanent de dialogue avec l'Islam. C'est une entreprise souvent décevante, toujours difficile, mais nécessaire. Comme le disait l'orthodoxe Olivier Clément (1921-2009), les musulmans méritent notre «respect têtu», c'est-à-dire que nous menions avec eux un dialogue persévérant parce qu'exigeant, autant fondé sur la vérité que sur l'humanité.
Comment distinguer islam et islamisme dès lors que les ferments de violence se trouvent dans les textes sacrés de cette religion ?
Toute religion porte en elle une tentation fondamentaliste qui lui est propre. Néanmoins, l'islam présente une porosité singulière à ses dérives exacerbées. Contrairement à l'idée répandue, les causes de la crise ne sont ni politiques, ni économiques. La réforme doit d'abord être d'ordre théologique, philosophique, exégétique. Le monde musulman rêve de retrouver son Age d'or. Il le fera non pas en renouant avec l'imagerie de la conquête, mais avec l'impératif de l'interprétation.
Si les djihadistes nous lançaient un défi, quel serait-il ?
Le défi est là, et démonisé. Les voilà qui nous disent: «Je suis prêt à mourir parce que je veux l'au-delà. Et toi, pour quoi es-tu prêt à mourir?» C'est là qu'apparaissent le gouffre et la béance de notre société horizontale qui ne connaît plus de verticalité. Tant que nous ne retrouverons pas l'évidence qu'il nous faut articuler notre communauté de destin à une forme ou à une idée de la transcendance, nous serons condamnés, désolés, à compter nos morts.
Et l'idée de progrès ou celle d'Europe ne suffisent-elles pas à nous transcender ?
Ce sont des idées mortes! C'est fini le progrès, l'utopie, Prométhée. Ces idées ont été le cœur noir des Lumières, soldé par le goulag, la Shoah et Hiroshima. L'homme européen a proclamé la mort de Dieu et c'est la mort de l'homme qui est advenue et qui se poursuit.
Croyez-vous que les djihadistes sont des êtres archaïques, fonctionnant avec les codes du Moyen Age ?
Pas du tout. Les djihadistes sont le parachèvement de la modernité. Leur crime allie le goût de la barbarie et l'exaltation de la technique. C'est la combinaison du sacrifice sanglant et de l'application Periscope (qui permet de diffuser une vidéo en direct via son smartphone, ndlr). Si on ne comprend pas cela, on continuera à dire des âneries! Non les islamistes ne sont pas en transition historique, ils ne viennent pas du Moyen Age, ils sont l'acmé du nihilisme.
Vous semblez imputer ces attentats à la modernité…
Je crois qu'il faut bien comprendre que la globalisation consiste en deux mouvements: le premier, centrifuge, qui veut produire un individu cloné à l'échelle planétaire selon un même axe et sur un mode identique ; le second, centripète, qui voit éclater les identitarismes reconstruits, tribaux et claniques à la bordure. La mondialisation, ce n'est pas l'un ou l'autre, mais les deux en même temps. La stérilisation et la virulence simultanément.
Quelle solution ?
Ce n'est pas pour rien que les djihadistes assaillent les églises en Orient et désormais en Occident. Ils les attaquent car là, précisément, est la réponse. Celle-ci ne se trouve pas dans les universités, les think tanks ou les ministères. Les djihadistes divinisent la mort. Le carnage est leur prière. La réponse consiste en la démonstration que non seulement Dieu est vivant, mais qu'il est «le Vivant». La réponse est résolument spirituelle.
Jacques Hamel, ce prêtre octogénaire assassiné, est-il au sens strict un martyr ?
Qui d'autre le serait, sinon ? Au moment de mourir, il célébrait la messe. Il se trouvait à confesser sa foi. Il a été égorgé comme l'agneau sur l'autel. Si lui n'est pas martyr, alors qui l'est? Les dieux de toutes les religions sont des dieux gagnants. Seul le Dieu des chrétiens consent à apparaître perdant en s'incarnant, en subissant le supplice, en mourant sur la croix. Pour mieux renverser la malédiction qui amertume l'histoire des hommes.
Guyonne de Montjou