Article rédigé par L'équipe libertepolitique.com -, le 04 novembre 2015
La gnose, cette tentation mystérieuse qui prétend offrir le salut par la connaissance réservée à quelques initiés, existe toujours. C’est ce que montre la passionnante enquête de Roland Hureaux (DDB) qui, en parcourant l’histoire de la gnose et ses multiples avatars, permet de comprendre pourquoi ce mode de pensée imprègne la culture contemporaine. Sa marque de fabrique ? Par son rejet radical du monde réel ou sa volonté d’émanciper l’esprit des contraintes de la condition charnelle.
LA GNOSE constitue un des phénomènes les plus fascinants de l'histoire des idées. Elle est apparue sous le Haut-Empire romain (Ier-IIe siècle), période brillante et inquiète, qui voit aussi l'essor du christianisme. Les étranges doctrines que prêchent Basilide, Valentin ou Marcion se présentant comme une connaissance secrète (gnose) que Jésus-Christ aurait transmise à ses proches et, de là, aux seuls initiés.
La crise gnostique apparaît ainsi comme la première grande épreuve intellectuelle qu'ait eue à traverser l'Église chrétienne à ses commencements. Crise d'autant plus redoutable pour elle qu'elle n'avait pas encore établi son assise dogmatique, comme elle l'aura fait deux siècles plus tard, et que la gnose comportait de redoutables ambiguïtés : sa différence avec l'orthodoxie était loin d'être claire au premier abord.
Le prolongement manichéiste
La gnose demeure active au sein de l'Empire romain, au moins jusqu'à la fin du IVe siècle.
Mais dès le IIIe siècle, prend son essor dans l'Empire perse la doctrine de Mani. Longtemps tenue pour une religion exotique, issue du supposé "vieux fond dualiste" iranien, le manichéisme se situe pourtant dans la stricte continuité des gnoses gréco-latines du IIe siècle, en particulier celle de Marcion.
Après avoir rencontré un grand succès, le manichéisme s'essouffle en Occident et en Perse au cours du premier millénaire, ne poursuivant sa carrière, encore quelques siècles, qu'en Chine. Mais si Mani lui-même sombre dans l'oubli, comment ne pas voir que c'est sa doctrine qui se retrouve, à quelques détails près, dans des mouvements comme les pauliciens de l'Empire byzantin, les bogomiles de la péninsule balkanique et les cathares qui se répandent dans le Midi de la France entre le XIIe et le XIVe siècle ?
Une maladie infantile du christianisme
Tout en gardant une perspective historique, Roland Hureaux a tenté de clarifier un certain nombre de questions controversées.
À l'encontre de ce qu'a longtemps propagé l'érudition allemande, la gnose n'est pas pour lui une religion sui generis mais, comme le dit Renan, une « maladie infantile » du christianisme. Une étude attentive des textes du Nouveau Testament et des indications plus tardives des Pères de l'Église conduisent même à penser que les doctrines gnostiques étaient probablement présentes dans l'environnement de la première génération chrétienne, dès le Ier siècle donc. Les traces des gnoses non-chrétiennes sont peu probantes, l'influence iranienne douteuse. C'est sans doute le manichéisme, lui-même issu de la gnose gréco-latine, qui a apporté le dualisme en Asie et non l'inverse. L'influence du manichéisme ne saurait être sous-estimée : sans s'appesantir sur le sujet, l'auteur évoque l'idée qu'il aurait pu avoir une influence décisive sur le bouddhisme.
Réserves aussi sur les origines juives de la gnose, dans la mesure où celle-ci se traduit toujours par un rejet du Dieu de l'Ancien Testament et de la Loi de Moïse. La gnose pourrait être plutôt interprétée comme une réaction de rejet du monde gréco-latin vis à vis de la dimension juive du christianisme, défendue par les Pères de l'Église. Elle n'en a pas moins, ultérieurement influencé la kabbale juive. Malgré l'influence indéniable de Platon, la gnose exprimerait cependant, selon l'intuition de Hans Jonas, un nouveau rapport de l'homme au monde, en rupture avec la philosophie classique et préfigurant l'existentialisme moderne.
Les avatars contemporains
La disparition des derniers cathares en Occident et des derniers manichéens revendiqués en Chine, au XIVe siècle, ne marque pas la fin des idées gnostiques, dont il est montré dans un chapitre de conclusion, qu'elles ont continué jusqu' à nos jours leur chemin, sous différents avatars. Cela au travers de ce que ses tenants eux-mêmes appellent une « tradition » initiatique où les principaux thèmes de la gnose des origines se retrouvent en totalité ou, le plus souvent, en partie. Mais cette gnose postérieure aux cathares n'apparaît plus sous la forme d'Églises organisées ayant leurs adeptes, leurs lieux de culte, leur hiérarchie, leurs dogmes. Nous avons plutôt affaire à ce qu'on pourrait appeler une gnose de salon, sous la forme de cercles, de cénacles, de réseaux sociaux mouvants où se transmettent certaines idées gnostiques et non des moindres mais rarement toutes.
La gnose se trouve en même temps, comme tous les héritages religieux, confrontée à la Modernité : là où certains perpétuent les antiques traditions, d'autres les laïcisent jusqu'à abandonner toute référence métaphysique.
La gnose en est ainsi venue à imprégner des courants comme la franc-maçonnerie ou le New Age et à inspirer des idées qui ont joué un rôle important dans l'émergence du monde moderne : sinon la science elle-même, du moins la primauté du savoir, l'idée que l'esprit peut tout sur la matière ou que des sachants, initiés à certains secrets, sont fondés à régenter les sociétés. La remise en cause libertaire de la morale judéo-chrétienne trouve aussi son origine dans la gnose.
L'intérêt que lui portent une multitude de philosophes, d'écrivains, d'artistes, surtout à l'époque romantique, montre que le mouvement gnostique a marqué de son empreinte toute la culture occidentale.
Roland Hureaux
Gnose et gnostiques, des origines à nos jours
DDB, octobre 2015,
266 p., 18 €
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