Article rédigé par Henri Hude, le 02 juillet 2015
Comment se pose aujourd’hui le problème de l’engagement politique chrétien, en France (I), puis comment l’encyclique Laudato si’ éclaire indirectement ce problème (II) et permet d’en proposer la solution (III).
I- Du réveil politique chrétien aux hésitations stratégiques
Depuis les grandes manifestations qui ont suivi la discussion de la loi Taubira, un fort frémissement politique s’est produit. Le monde catholique, en particulier la jeunesse, a désormais une conscience politique plus aiguë. Comme chacun sait, une multitude de mouvements sont nés et se développent rapidement. D’autres plus anciens se sont renforcés et renouvelés. Il y a une grande créativité, mais aussi une extrême division, comme dans un feu d’artifice. Les stratégies proposées divergent et à l’intérieur même d’une seule option stratégique, diverses entreprises et individualités sont en concurrence. Aucun leadership accepté de tous n’a pu encore émerger. De sorte que chacun se demande à quoi finalement tout ce fourmillement peut bien aboutir. L’encyclique Laudato si’ fournit à ce sujet (nous le verrons plus bas (II), un critère de jugement et d’action.
Samedi et dimanche dernier, un groupe de personnes catholiques, responsables et engagées d’une manière ou d’une autre dans la vie politique, s'est réuni. L’ensemble formait, à mon avis, une convention très représentative. La discussion a parfaitement clarifié les problèmes.
Deux grandes options
Schématiquement, les catholiques (mais pas eux seulement) ont le choix entre deux grandes options stratégiques, pas forcément exclusives l’une de l’autre.
Première option : admettre que les deux (ou trois) grands partis dominants font partie d’un système stable, et que, tout comme lui, ils sont là pour très longtemps ; qu’il est impossible, voire peu souhaitable, de rêver d’y prendre le pouvoir ; qu’il est cependant possible d’y entrer et de les influencer de l’intérieur, pour obliger les libéraux à respecter un maximum de principes conservateurs ou sociaux. Tel serait le choix du réalisme et de la prudence.
Variante de la première option : dans le même ordre d’idées, il faudrait constituer des réseaux suffisamment efficaces pour former des partis-charnières, des groupes de pression, des think tanks producteurs d’idées ou de propositions de lois, permettant une action d’influence au sein des partis institutionnels.
Dans les deux cas, il s’agit d’une stratégie fondamentalement défensive, visant à limiter les dégâts, à être présents, à jouer un rôle et à éviter la marginalisation, le tout dans le cadre de la montée définitivement inévitable d’un pouvoir libéral et libertaire avec lequel les catholiques doivent apprendre à vivre sous peine de disparaître.
Seconde option : considérer au contraire que le monde libéral-libertaire n’est ni éternel, ni stable. Se préparer pour un avenir très différent et probablement plus difficile. Travailler et investir dans des projets politiques innovants qui posent les bases techniques, politiques et humanistes d’une nouvelle période historique pour nos pays. Ne pas surinvestir dans des entreprises politiques déjà dépassées.
Il ne suffit pas de délibérer. Il faut décider. Comment choisir ? Les différences entre les options résultent surtout d’appréciations différentes relatives à la stabilité du système libéral-libertaire. La juste décision suppose donc une anticipation de l’avenir. À ce sujet, que peut nous apprendre l’expérience ? Et qu’enseigne l’encyclique Laudato si’ ?
II- Comment “Laudato si’” éclaire-t-elle l’engagement politique chrétien ?
Que dit l’encyclique ? Un système en crise globale.
L’encyclique part de la crise écologique au sens premier du mot, celle qui affecte l’air, l’eau, etc. L’existence et la gravité de cette crise multiforme ne sont pas douteuses (ch. 1), particulièrement dans le cas des polluants atmosphériques (n. 20) et de la dégradation de l’eau (n. 29). Il est vrai que certains points, non des moindres, sont loin de faire consensus, notamment le réchauffement climatique. L’encyclique admet volontiers certaines incertitudes (n. 188).
La crise écologique au sens restreint (celle de la maison, oikos) ne va pas sans crise sociale (celle de la famille, oikos, oikia), parce que la maison et la famille sont inséparables, et parce que c’est la même forme d’esprit et de cœur qui s’avère à la fois incapable de s’insérer harmonieusement dans la nature et de respecter les droits des pauvres.
Cette crise socio-écologique s’enracine dans la culture mondiale standard, libérale-libertaire, ultime expression de l’humanisme anthropocentrique (ch. 3), dont le consumérisme et la frénésie technocratique sont des causes majeures de la crise écologique. Cette culture anarcho-libérale ne permet pas de gérer la maison de l’homme avec sagesse et conduit malheureusement la famille humaine à de nombreuses crises et guerres dans le futur ; c’est le cas, en particulier, pour l’exploitation inconsidérée de certaines ressources, telles que l’eau (n. 31, n. 57).
Du point de vue politique, l’encyclique met aussi en évidence que le pouvoir appartient en ce monde à deux instances dominantes, légitimées par cette culture : la technocratie et la finance (ou, du moins, un certain type de finance). Elle flétrit sévèrement leur « irresponsabilité » (n. 165) et leur incompétence. « Pourquoi veut-on préserver aujourd’hui un pouvoir qui laissera dans l’histoire le souvenir de son incapacité à intervenir quand il était urgent et nécessaire de le faire ? » (n. 57). Elle note l’absence fréquente de processus de décision raisonnablement transparent (n. 195), insiste longuement sur ce point (n. 182-188).
Mondialisme, anti-mondialisme et au-delà de ces deux formules
Le Saint-Père regrette le mépris fréquent des souverainetés nationales (n. 38), dans de nombreux processus incluant des sociétés transnationales ou des institutions internationales (ibidem). Mais, en même temps, il insiste sur la notion de bien commun universel, sur la nécessité de s’entendre sur une gestion commune de certains « biens communs globaux » (n. 174).
Sans fournir de solution institutionnelle clé en mains, l’encyclique invite à trouver des formules respectant à tous les niveaux, le bien commun, y compris le bien commun universel, et les libertés politiques des peuples. C’est chercher l’application la plus haute du principe de subsidiarité. Elle parle ainsi d’« autorités désignées équitablement par accord entre les gouvernements nationaux » (n. 175). L’universalisme standard peut être le masque de l’individualisme dominateur des ploutocrates ou celui de l’impérialisme d’États instrumentalisés par eux. C’est pourquoi, l’encyclique demande le respect des communautés historiques particulières (n. 143), autant que du bien commun plus universel et donc des autorités requises pour son administration.
Sans réforme culturelle profonde, qui nous fasse sortir d’une civilisation d’égoïsme individuel libéral, ce juste milieu est inatteignable. Par suite, faute de régénération culturelle, la critique du système existant n’aura d’autre issue probable que des réactions violentes, antihumanistes et particularistes, voire fanatiques ou totalitaires.
Alors qu’il conviendrait de procéder à une régénération des pouvoirs politiques, en vue d’un renouvellement général de la civilisation, nous devons déplorer au contraire le caractère de plus en plus irréfléchi de pouvoirs politiques asservis à l’immédiateté, et de pouvoirs économiques esclaves du court-terme (n. 198), le tout dans l’exubérance irrationnelle des médias (n. 47).
Sans réforme du cadre individualiste et technocratique de la culture, il n’y a pas de solution pour éviter l’effondrement systémique, sinon de « sauver les banques à tout prix, en en faisant payer le prix à la population sans ferme décision de revoir et de réformer le système dans son ensemble » (n. 189). L’expérience et la raison montrent que cela ne peut conduire qu’à la révolution sociale ou à la dictature ploutocratique. C’est pourquoi l’encyclique parle si justement de cette « emprise absolue des finances qui n’a pas d’avenir » (n. 189).
Un temps historique décisif et qui fera époque : celui que nous vivons
Chaque aspect de la crise nourrissant les autres, la crise tend à devenir à la fois globale et systémique. Puisque cette culture hégémonique englobe tout (l’économie et la technologie, la politique et l’individualisme social), cette culture entre elle-même en crise, comme le monde structuré par elle.
Comme il n’est pas naturel à l’humanité de vouloir la mort, forcément nous allons vers une autre culture et donc vers un autre monde, à moins que les seigneurs de ce monde ne décident de le jeter dans la guerre, comme l’ultime moyen de ne pas faire face à leur faillite.
Nous vivons ainsi le moment historique, où paraît avec évidence la gravissime insuffisance de l’« humanisme anthropocentrique » issu des Lumières. Nous subissons jusque dans l'environnement naturel les dérangements de plus en plus catastrophiques de l’ordre économique, social et politique qui en est issu.
Nous ne vivons donc rien moins qu’un changement d’époque, colossal et décisif, dans l’histoire mondiale, dont le seul analogue en amplitude et profondeur dans l’histoire occidentale fut celui qui marqua la fin de la chrétienté médiévale à l’époque de la renaissance.
C’est pourquoi il n’est pas habile de se fixer uniquement sur les aberrations dites sociétales, qui défraient la chronique. Loin que ces folies marquent notre entrée dans une « nouvelle civilisation », il faut y voir en réalité les bruyants glouglous d’un navire en train de couler, l’audace désespérée d’un joueur perdant qui bluffe et qui fait tapis, parce qu’il n’a pas le choix, qu’au fond il sait qu’il est « cuit », et ne cherche plus qu’à retarder l’inévitable.
La nécessité d’une renaissance est devenue évidente. Il ne s’agit de rien moins que d’imaginer une nouvelle civilisation. Rebâtir la maison commune, la maison de la vie. Cela inclut tant de choses… L’encyclique donne à cet égard des indications – nous essayerons aussi de concrétiser, à la fin de l’article.
III- Essai de solution du problème de l’engagement politique chrétien
Bien entendu, en écrivant l’encyclique Laudato si’, le Saint-Père n’a pas dans l’esprit la forme que peut prendre un engagement politique chrétien en France. Cependant, les analyses précédentes ne peuvent-elles nous fournir un critère pour un engagement politique ?
Pour ce qui est de l’engagement dans les partis de gouvernement existants, il convient de ne pas se faire d’illusion. Par la distorsion de la représentation et l’abus de droit, ce qu’on nomme démocratie représentative est devenu en grande partie un stratagème permettant de gouverner le peuple sans le peuple contre le peuple.
Le PS est en son noyau un parti libéral-libertaire dont la fonction est de faire valider par les classes populaires une politique qui a perdu de vue depuis longtemps le souci de l’avenir économique et politique des classes populaires ; l’UMP/Républicains est un parti libéral-libertaire, dont la fonction est de faire valider la même politique, mais cette fois par les conservateurs. Le risque est grand de n’y entrer que pour y être otage, faire-valoir, ou caution.
Le FN s’adresse surtout à la classe ouvrière appauvrie, aux chômeurs, aux jeunes. Il se rallie petit à petit à la philosophie postmoderne et au jacobinisme des deux autres grands partis, manquant de la culture moderne et entrepreneuriale. Tant que l’État pourra continuer à s’endetter pour payer les fonctionnaires, les retraites et la santé, le système se maintiendra vaille que vaille. Mais cette logique de destruction économique et d’endettement, même masquée, ne peut pas être une politique pour toujours. Elle met l’avenir de notre pays à la merci d’une évolution négative des marchés financiers.
La décision probablement raisonnable
Revenons pour finir aux diverses options examinées précédemment (1/ engagement dans les structures politiques existantes, 2/ action de lobbying à base de réseaux, 3/ engagement plus innovant et peut-être plus radical).
Ayant prêté attention à l’encyclique, et supposé que cette lecture ne comporte pas de grave inexactitude, il semble plus juste et nécessaire de décider comme suit :
1/ constituer une aile marchante fondamentalement innovante. C’est le plus important, nous finirons cet article en commençant à concrétiser cette idée. Il faut nous mettre en phase avec le besoin de paix mondiale et de renouvellement d’ensemble de la civilisation ;
2/ investir en même temps les divers partis et aussi les presser par des actions de lobbying, tout cela visant à tenir le terrain et à fixer ou retarder l’avancée de la déraison régnante ;
3/ comprendre la solidarité entre ces deux ailes et agir en conséquence en se donnant pour norme d’éviter de se combattre ou même de se gêner mutuellement ;
4/ maintenir toutefois l’indépendance mutuelle de ces deux ailes, afin de conserver une flexibilité stratégique.
Au-delà de la nécessaire critique du « paradigme » dominant (n. 102-114), technocratique et subjectiviste, la civilisation a besoin d’une régénération. Régénération des principes et concepts fondamentaux de la culture, autant que des structures de base de la société.
Cela signifie :
- une redécouverte et un renouvellement de toute la tradition de l’humanisme occidental et chrétien ;
- une économie juste, qui n’exprime pas d’abord l’avidité individuelle ou la volonté de puissance, mais une culture « écologique », c’est-à-dire un rapport familial, sobre et plus contemplatif à la nature et à la nature humaine ;
- une économie qui se soucie d’abord du travail humain (n. 124-129), et qui aboutisse à une société familiale et fraternelle ;
- une société qui redécouvre tout simplement l’amitié (n. 142, 148, 230), et en imbibe les rapports sociaux, au lieu de n’exister que pour la consommation et de la prédation ;
- enfin, une autre politique, car tout ceci ne peut en rester à une simple redécouverte culturelle ;
- une politique qui nous sorte enfin des impasses en exprimant le dépassement des contradictions qui nous tuent : par exemple, individualisme libéral prédateur versus socialisme jacobin et parasitaire, ou mondialisme ploutocratique et pseudo-universaliste versus nationalisme autoritariste et refermé sur lui-même, etc.
Il faut surtout que la politique soit prise en main par de vrais « pros », capables de transformer les nouvelles idées-forces en puissants mécanismes opératoires, qu’il s’agisse de l’hôpital ou de l’école, du crédit ou de la fiscalité, des assurances sociales ou de l’industrie.
(À suivre.)
Henri Hude est philosophe, ancien élève de l’ENS, directeur du Pôle Éthique des Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Sur ce sujet, lire l'Ethique des décideurs (Économica, 2004).
Article précédent :
“Laudato si’” : l’écologie comme science de la maison de la famille humaine
Pour aller plus loin :
Laudato si', le texte intégral (pdf)