Article rédigé par Bruno de Séguins-Pazzis., le 16 juin 2015
DVD | 1897. Née sourde et aveugle, Marie Heurtin, âgée de 14 ans, est incapable de communiquer avec le reste du monde. Son père, modeste artisan, ne peut se résoudre à la faire interner dans un asile comme le lui conseille un médecin qui la juge « débile ». En désespoir de cause, il se rend à l’institut de Larnay, près de Poitiers, où des religieuses prennent en charge des jeunes filles sourdes.
Malgré le scepticisme de la mère supérieure, une jeune religieuse, Sœur Sainte-Marguerite, se fait fort de s’occuper du « petit animal sauvage » qu’est Marie et de tout faire pour la sortir de sa nuit. Commence alors un long parcours avant que les résultats ne surviennent, puis se développe entre Sœur Ste-Marguerite et Marie une véritable relation humaine. Au bout du compte, Marie s’éveillera à la vie et la religieuse, atteinte de tuberculose, mourra laissant Marie prendre en charge son avenir.
L’Enfant sauvage… Cette référence au film de François Truffaut, qui vient immédiatement à l’esprit lors des premières images, s’estompe très vite lorsque s’installe le récit au couvent de la relation entre Marie Heurtin, jeune fille née sourde et aveugle avec Sœur Sainte-Marguerite, la religieuse qui a pris conscience, par le simple toucher, d'avoir « rencontré une âme ». Cette relation, c’est le long et douloureux apprentissage de Marie emmurée hors du monde par la sœur qui se donne corps et âme pour tenter et enfin parvenir après de longs efforts à éveiller cette enfant à la beauté de la vie, plus encore, à la conscience, à l’existence de Dieu et à l’immensité de son Amour.
La première qualité du film de Jean-Pierre Améris est qu’il n’y a dans le traitement d’un sujet au départ profondément mélodramatique, aucune tentative de séduction du spectateur par des moyens faciles ou vulgaires, mais au contraire une simplicité profondément humaine qui se traduit par une mise en scène qui combine sécheresse et lyrisme dans un équilibre subtil.
La vie et la mort…
Le cœur du film se découvre dans cet instant où, une fois effectué le processus d’ouverture de la conscience de Marie, suite à de longs et pénibles efforts de la part de Sœur Sainte-Marguerite, ce processus s’accélère alors que parallèlement s’enclenche chez la religieuse celui qui va la mener à sa mort. À peine est-elle parvenue à faire prendre connaissance à Marie de l’existence de Dieu et de son Amour, qu’elle doit lui faire prendre conscience de la réalité de la mort corporelle.
Dès lors, le film restitue une transcendance qui affleure l’écran et qui atteint en quelque sorte son paroxysme lors du plan final qui voit Marie venue fleurir la tombe de Sœur Sainte-Marguerite et s’adresser à elle en langage de gestes tout en regardant le ciel, tandis que la caméra, dans un mouvement de grue, prend de la hauteur et, s’éloignant du sol, laisse Marie devenir de plus en plus petite. Ceci, le cinéaste y parvient sans faire appel, ou presque, à quelque signe ou rite religieux que ce soit. C’est d’autant plus méritoire. C’est même une prouesse car dans ce couvent voué à l’éducation d’enfants sourds-muets, les religieuses assistent à des offices, les pensionnaires aussi. Les prières communes doivent avoir lieu plusieurs fois par jour. Sœur Sainte-Marguerite doit bien prier. Elle a aussi certainement appris à Marie à le faire.
Dans un silence… religieux
Cette absence de référence à toute pratique religieuse mérite que l’on s’y arrête, car elle pourrait dénoter un refus de se référer à quelque vérité religieuse pour ne considérer les choses que sur un plan humain, naturaliste même. Et pourtant, dans le film, Sœur Sainte-Marguerite parle à Marie de Dieu, et lors de la mort de la religieuse, elle a parfaitement conscience qu’il y a un au-delà puisque sur la tombe de celle-ci, elle s’adresse à elle les yeux tendus vers le ciel. Cela correspond d’ailleurs à la réalité des faits qui se sont déroulés au couvent Notre-Dame de Larnay près de Poitiers.
En effet, si l’on en croit Georges Lenôtre qui, dans une recension sur Sœur Marguerite contenu dans un ouvrage intitulé Nos Français : portraits de famille (Grasset, 1941), écrit :
« Mais l’admirable femme qui avait accompli ce miracle estimait son œuvre à peine ébauchée ; elle avait hâte de s’adresser directement à l’âme et au cœur de Marie, d’éveiller ses idées et ses sentiments, de lui apprendre ce qu’elle appelait simplement les adjectifs : petit, grand, agité, tranquille, mort, chaud, tiède, froid, ignorant, savant, fort... On voit bien où la religieuse voulait en venir. Marie s’était prise d’une sorte de culte pour le soleil ; elle l’aimait, elle souhaitait de l’atteindre, elle tendait vers lui ses mains et essayait de grimper aux arbres pour se rapprocher de lui. Un jour, la voyant pleine d’admiration et de reconnaissance pour ce soleil qui l’occupait tant, Sœur Sainte-Marguerite lui demanda : “Marie, qui a fait le soleil ? — C’est le boulanger”, répondit Marie, car n’ayant jamais vu l’éclat du jour elle rapprochait, en esprit, sa chaleur de celle du four où cuisait le pain. “Non, reprit la sœur, le boulanger n’a pas fait le soleil ; celui qui l’a fait est plus grand, plus fort, plus savant que tout le monde... il te connaît, il te voit et il t’aime, et son nom est Dieu.”
Et c’est ainsi que ce jour-là l’enfant que la nature avait destinée à ne rien connaître, atteignit le degré suprême de l’échelle immense des conceptions humaines ; une nouvelle vie commençait pour elle ; avec un intérêt passionné, elle apprit l’histoire sainte, puis celle de France, la géographie, la morale, la chronologie et la machine à coudre… »
Des mains qui regardent
Tout cela, le cinéaste, qui a bâti son film sur un travail de documentation important dans lequel figuraient à l’évidence les écrits de Sœur Sainte-Marguerite elle-même, ne pouvait l’ignorer. Il faut donc comprendre que cette absence de signes religieux et de liturgie (si on excepte les vêtements des religieuses) est une façon habile de ne pas éloigner du film les incroyants, athées ou agnostiques qui pourraient avoir une réaction instinctive de rejet.
Au contraire, restant près du naturel et de la nature, enseignant au spectateur comment le toucher et l’odorat, seuls sens disponibles pour une sourde aveugle, peuvent être porteurs de vie et de compréhension de son prochain (Marie explore les visages avec ses deux mains de manière si expressive qu’on devine très vite si elle va rejeter, ou accepter, ou bientôt aimer. On dirait que ses mains « regardent » avidement ce que ses yeux ne peuvent voir), le cinéaste, après avoir réussi à faire ressentir presque physiquement au spectateur ce qu’est l’enfermement par la cécité et la surdité, arrive avec grâce, élégance et pudeur et au moyen d’une photographie lumineuse à faire poindre cette lumière qui s’appelle foi, espérance et charité.
Pour réussir cette performance, il s’assure aussi le concours d’Isabelle Carré qui personnifie avec talent le don de soi et celui de la jeune sourde, Ariane Divoire, qui est une révélation. Le résultat est un film totalement hors des modes et des facilités qui inondent le cinéma contemporain, un film qui peut être rangé sans hésitation au rayon du cinéma christianophile.
Bruno de Séguins-Pazzis
Jean-Pierre Améris,
Marie Heurtin
DVD, Tf1-Diaphana,
mars 2015, 20 €
Avec : Isabelle Carré (Sœur Sainte-Marguerite), Ariana Rivoire (Marie Heurtin), Laure Duthilleul : (la mère de Marie), Brigitte Catillon ( la Mère Supérieure), Noémie Churlet (Sœur Raphaëlle, religieuse sourde), Patricia Legrand (Sœur Joseph), Christophe Tourrette (le curé de Mazière), Martine Gautier (Sœur Véronique), Gilles Treton : (Le Père de Marie). Scénario : Jean-Pierre Améris et Philippe Blasband. Directeur de la photographie : Virginie Saint-Martin. Musique: Sonia Wieder-Atherton.
Récompense : Prix hors compétition au Festival International de Locarno (2014).
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