Article rédigé par Jacques Bainville, le 31 juillet 2014
[Document] — La France célébrait ce 27 juillet le 800e anniversaire de la bataille de Bouvines. En quoi cette bataille royale et populaire fut-elle fondatrice ? L’« explication des faits » par Jacques Bainville, avec des extraits de son Histoire de France sur la politique de Philippe Auguste.
Contexte. Après la désastreuse rupture entre Louis VII et Éléonore de Guyenne, la France se trouva menacée par le royaume d’Henri Plantagenet, comte d’Anjou, qui comprenait, avec son domaine angevin, la Grande-Bretagne et la Normandie, et par son mariage avec Éléonore, la Guyenne, l’Auvergne et l’Aquitaine. Coincée entre le royaume d’Angleterre et l’empire germanique, la fin du règne de Louis VII se passa à écarter la tenaille et à défendre les provinces du Midi contre l’envahisseur anglo-normand. Que pouvait devenir le royaume de France, victime du démembrement de l’État par le régime féodal ? Avec Philippe Auguste, le génie capétien n’avait pas dit son dernier mot…
PHILIPPE AUGUSTE, devenu roi avant l’âge d’homme, car il était né tard du second mariage d’Henri VII, fut d’une étonnante précocité. Chez lui, tout était volonté, calcul, bon sens et modération. En face de ces deux fous furieux, Richard Cœur de Lion et Jean sans Terre, fils d’Eléonore et d’Henri Plantagenet, Philippe Auguste représente le réalisme, la patience, l’esprit d’opportunité.
Qu’il allât à la croisade, c’est qu’il était convenable d’y aller. Il rentrait au plus vite dans son royaume qui l’intéressait bien davantage, laissant les autres courir les aventures, profitant, pour faire avancer ses affaires, de l’absence et de la captivité de Richard Cœur de Lion. Chez Philippe Auguste, il y a déjà les traits de Louis XI. Ce fut, en somme, un règne de savante politique et de bonne administration. […]
Un pas de géant pour l’unité française
Philippe Auguste n’avait qu’une idée : chasser les Plantagenets du territoire. Il fallait avoir réussi avant que l’empereur allemand, occupé en Italie, eût le loisir de se retourner contre la France. C’était un orage que le Capétien voyait se former.
Cependant la lutte contre les Plantagenets fut longue. Elle n’avançait pas. Elle traînait en sièges, en escarmouches où le roi de France n’avait pas toujours l’avantage. Henri, celui qu’avait rendu si puissant son mariage avec Eléonore de Guyenne, était mort. Richard Cœur de Lion, après tant d’aventures romanesques, avait été frappé d’une flèche devant le château de Chalus : ni d’un côté ni de l’autre il n’y avait encore de résultat. Vint Jean sans Terre : sa démence, sa cruauté offrirent à Philippe Auguste l’occasion d’un coup hardi.
Jean était accusé de plusieurs crimes et surtout d’avoir assassiné son neveu Arthur de Bretagne. Cette royauté anglaise tombait dans la folie furieuse. Philippe Auguste prit la défense du droit et de la justice. Jean était son vassal : la confiscation de ses domaines fut prononcée pour cause d’immoralité et d’indignité (1203). La loi féodale, l’opinion publique étaient pour Philippe Auguste. Il passa rapidement à la saisie des terres confisquées où il ne rencontra qu’une faible résistance.
Fait capital : la Normandie cessait d’être anglaise. La France pouvait respirer. Et, tour à tour, le Maine, l’Anjou, la Touraine, le Poitou tombèrent entre les mains du roi. Pas de géant pour l’unité française. Les suites du divorce de Louis VII étaient réparées. Il était temps.
La naissance du sentiment national…
Philippe Auguste s’occupait d’en finir avec les alliés que Jean sans Terre avait trouvés en Flandre lorsque l’empereur Othon s’avisa que la France grandissait beaucoup. Une coalition des rancunes et des avidités se forma : le Plantagenet, l’empereur allemand, les féodaux jaloux de la puissance capétienne, c’était un terrible danger national.
Si nous pouvions reconstituer la pensée des Français de l’an 1214, nous trouverions sans doute un état d’esprit assez pareil à celui de nos guerres de libération. L’invasion produisait déjà l’effet électrique qu’on a vu par les volontaires de 1792 et par la mobilisation de 1914.
Devant le péril, Philippe Auguste ne manqua pas non plus de mettre les forces morales de son côté. Il avait déjà la plus grande, celle de l’Église, et le pape Innocent III, adversaire de l’empire germanique, était son meilleur allié européen : le pacte conclu jadis avec Pépin et Charlemagne continuait d’être bienfaisant.
Philippe en appela aussi à d’autres sentiments. On forcerait à peine les mots en disant qu’il convoqua ses Français à la lutte contre l’autocratie et contre la réaction féodale, complice de l’étranger. Il y a plus qu’une indication dans les paroles que lui prête la légende au moment où s’engagea la bataille de Bouvines : « Je porte la couronne, mais je suis un homme comme vous. » Et encore : « Tous vous devez être rois et vous l’êtes par le fait, car sans vous je ne puis gouverner. »
Les milices avaient suivi d’enthousiasme et, après la victoire qui délivrait la France, ce fut de l’allégresse à travers le pays. Qui oserait assigner une date à la naissance du sentiment national ?
… et de l’État à la française
Ce règne s’achèvera dans la prospérité. Philippe Auguste aimait l’ordre, l’économie, la bonne administration. Il se contenta de briser le royaume anglo-normand et d’ajouter au territoire les provinces de l’Ouest, de restituer la Normandie à la France. Il se garda d’aller trop vite et, après Bouvines, d’abuser de la victoire.
Son fils, Louis VIII, s’était lancé à la conquête de l’Angleterre. Philippe le laissa partir sans s’associer à l’aventure qui, bien commencée, devait finir mal. Il préférait organiser ses domaines avec prudence, avec méthode, imposant l’autorité royale, développant par les baillis un ordre administratif jusqu’alors embryonnaire, créant des finances, enfin dotant l’État de ses organes principaux.
La société du Moyen Âge, qui allait s’épanouir avec saint Louis, est déjà formée sous Philippe Auguste.
Quelques-uns des caractères qui distingueront l’État français jusqu’à nos jours et qui étaient en germe sous les premiers capétiens s’accusent aussi. Déjà cet allié de l’Église n’aime pas plus la théocratie que la féodalité. S’il trouve fort bon que le pape fasse et défasse des empereurs en Allemagne, il ne souffre pas d’atteintes à l’indépendance de sa couronne. À l’intérieur, il se défend contre ce que nous appellerions les empiètements du clergé. Il y a déjà chez le grand père de saint Louis quelque chose qui annonce Philippe le Bel. […]
Une monarchie régulière
En mourant (1223), Philippe Auguste ne laissait pas seulement une France agrandie et sauvée des périls extérieurs. Il ne laissait pas seulement un trésor et de l’ordre au-dedans. Sa monarchie était devenue si solide qu’il put négliger la précaution qu’avaient observée ses prédécesseurs. Il ne prit pas la peine d’associer son fils aîné au trône avant de mourir.
Louis VIII lui succéda naturellement et personne ne demanda qu’une élection eût lieu. À peine se rappelait-on qu’à l’origine, la monarchie avait été élective. De consuls à vie, les capétiens étaient devenus rois héréditaires.
Source : Jacques Bainville, Histoire de France, chap. V « Pendant 340 ans, l’honorable maison capétienne règne de père en fils », Ed. Arthème Fayard, 1924.
Le récit de la bataille de Bouvines
(texte et vidéo)
Illustration : Philippe Auguste (cathédrale de Reims).