Article rédigé par Jean Paillot, le 27 juin 2014
L’affaire Bonnemaison constitue une négation de la loi Léonetti. L’affaire Lambert constitue une perversion de la loi Léonetti. Dans les deux cas, la solution juridique dégagée par les juridictions françaises a abouti à un résultat inhumain, et finalement assez préoccupant pour la prise en charge des patients dans les hôpitaux français.
L’AFFAIRE BONNEMAISON : la reconnaissance du permis de tuer
L’esprit humain est heurté par le fait qu’un médecin puisse empoisonner, par injection de curare, sept patients dont il a estimé seul que la médecine ne pouvait faire autre chose que les accompagner activement vers la mort. Et il est également heurté par le fait que, quelles que puissent être les circonstances particulières propres au contexte vécu dans ce dossier, de telles pratiques soient purement et simplement absoutes par un acquittement.
Dans l’hypothèse où des circonstances exceptionnelles devaient amener un médecin à renier aussi fondamentalement son serment et à poser un geste létal, il eût pu être juridiquement envisageable que ce médecin soit déclaré pénalement coupable et le cas échéant dispensé de peine. Mais qu’il soit acquitté signifie qu’il n’est pas coupable et ce, alors même que les actes posés (injections de poison) étaient reconnus et que l’intention de mettre fin à la vie des patients l’était aussi.
Un équilibre bafoué
Cet acquittement constitue donc, en termes juridiques, la reconnaissance sociale d’un permis de tuer. Or ce résultat n’est pas acceptable. Il l’est d’autant moins que la loi Léonetti, qui a pour objet d’encadrer juridiquement les pratiques médicales des malades en général et particulièrement des personnes en fin de vie, est ici ouvertement bafouée, au moins à deux niveaux :
1/ parce que la loi Léonetti n’admet pas qu’il soit mis fin à une vie humaine par administration d’une substance létale ;
2/ parce que cette même loi rappelle que tout patient doit bénéficier de soins palliatifs, et que c’est manifestement ce qui a manqué à ces patients.
À ce titre, la loi Léonetti constitue un texte équilibré dont il est important de conserver l’esprit.
Reste qu’un signe fort des autorités françaises dans ce dossier serait nécessaire, afin de rassurer les patients hospitalisés et les familles accompagnantes. Il ne suffit pas de dire que la loi, complètement bafouée par le docteur Bonnemaison, continuerait désormais à s’appliquer comme si de rien n’était, car, en pratique, l’acquittement de ce médecin en a détruit les garde-fous.
L’AFFAIRE LAMBERT : une euthanasie par omission
L’affaire Lambert est, quant à elle, une perversion de la loi Léonetti. Cette loi permet de mettre fin à un traitement ou de ne pas en administrer — dans le but d’éviter un acharnement thérapeutique, appelé dans cette loi une « obstination déraisonnable » — et permettre ainsi à un patient de se préparer à sa mort.
Votée à l’unanimité en 2005, cette loi avait trouvé jusqu’à présent un équilibre assez heureux.
Or une interprétation nouvelle de cette loi a été petit à petit dégagée par certains médecins, qui considèrent que, parmi les traitements pouvant être arrêtés au titre de cette loi, on pouvait ranger l’alimentation et l’hydratation dites « artificielles ». Cette interprétation a été validée par le Conseil d’État dans son premier arrêt rendu dans le dossier Lambert, le 14 février 2014. Or une telle interprétation pose problème.
Deux types d’alimentation
Tout d’abord, le Conseil d’État aurait dû affiner son analyse car l’alimentation « artificielle » recouvre en fait des réalités distinctes. L’alimentation artificielle peut être « parentérale » ou « entérale ».
L’alimentation « parentérale » est une alimentation sous forme de perfusion par voie intraveineuse. Tout le circuit de la digestion est ici abandonné. L’alimentation parentérale impose un suivi médical strict, notamment du fait des risques d’infection importants pour le patient. Elle apparaît à bien des égards comme un traitement au sens strict, et elle est nécessairement provisoire car un patient ne saurait être nourri de cette seule façon pendant des années.
Très différente est l’alimentation dite « entérale ». Celle-ci permet une alimentation dans la durée, sans risque particulier pour le patient. Elle consiste à réaliser l’apport d’aliments directement dans l’estomac par le biais d’une sonde, le processus naturel de digestion pouvant dès lors se réaliser. Afin de permettre aux personnes alimentées par ce biais de conserver une certaine autonomie, il est possible de poser sur eux (par une intervention bénigne appelée gastrostomie) un petit clapet qui permet de poser et retirer la sonde chaque fois que nécessaire.
Ainsi, une personne nourrie par ce biais est susceptible de quitter l’établissement de soins où elle se trouve (si son état le permet) : sa seule alimentation n’oblige pas à rester dans une chambre d’hôpital. L’alimentation elle-même peut consister en solutions préparées dans un cadre pharmaceutique, sans qu’il s’agisse pour autant de médicaments ; elle peut également être tout simplement un repas « normal » passé finement au mixeur. Il est difficilement compréhensible que ce type d’alimentation, qui permet simplement de pallier les difficultés de déglutition et qui offre au patient une certaine autonomie, soit considéré comme un traitement au sens de la loi Léonetti et puisse donc être arrêté comme constituant un traitement déraisonnable.
Précisément, Vincent Lambert est nourri par voie entérale.
Le sens de la vie d’autrui
La difficulté est décuplée par le fait que l’arrêt de l’alimentation entérale apparaît, dans le cas du dossier de Vincent Lambert, comme le seul moyen de mettre fin à sa vie. En effet, celui-ci n’est pas malade, il n’est pas en fin de vie, il ne souffre pas de manière chronique du seul fait de ses handicaps. La seule considération qui justifie l’arrêt de son alimentation est donc que sa vie n’aurait plus de sens, qu’elle ne mériterait pas d’être poursuivie. C’est sans doute ce qu’il y a de plus choquant ici, et qui amène à considérer qu’on est en présence d’une véritable demande d’euthanasie d’une personne lourdement handicapée, et non en présence d’une situation d’obstination déraisonnable.
Le Comité consultatif national d’éthique, appelé par le Conseil d’État dans le cadre du dossier Lambert à donner son avis sur la notion d’obstination déraisonnable pour les personnes en état pauci-relationnel ou végétatif, a souligné, dans un document de 38 pages de très grande qualité, que l’arrêt de l’alimentation, dès lors qu’elle est considérée comme un traitement, ne saurait l’être qu’en cas de directives anticipées du patient ou en cas de douleurs chroniques manifestes.
Or considérer l’alimentation entérale, à l’égal de l’alimentation naturelle, comme un soin apparaît comme bien plus respectueux de la personne humaine. Et n’empêcherait pas, dans des situations particulières de fin de vie, et plus généralement de défaut de confort du patient, d’arrêter cette alimentation (tant naturelle qu’entérale).
Ainsi, arrêter une alimentation et une hydratation qui ne sont pas parentérales, alors qu’il n’existe aucun signe de défaut de confort pour le patient dans l’ingestion et la digestion, alors par ailleurs que ce patient n’est pas en fin de vie, n’est pas malade, ne souffre pas de manière chronique, constitue à mes yeux une euthanasie par omission.
C’est donc une perversion de la loi Léonetti.
Absence de preuve
Cette situation pervertie est aggravée par le fait qu’il est prétendu par une partie de la famille de Vincent Lambert qu’un tel arrêt d’alimentation et d’hydratation serait conforme aux volontés de celui-ci. Or il n’en est apporté aucune preuve tangible, telle que des directives anticipées écrites, des lettres ou autres écrits permettant d’expliciter une volonté affirmée, des enregistrements oraux… Le fait de se contenter des propos de l’épouse de l’intéressé, elle-même partie à la procédure et successeur de son mari, apparaît comme une garantie bien légère lorsqu’est en cause le maintien en vie d’une personne.
Que de dérives possibles avec d’aussi faibles garanties !
Le fait que Vincent Lambert ait commencé à retrouver le réflexe de déglutition au cours de ces derniers mois, mais que l’hôpital où il séjourne n’ait mis en place aucun protocole de rééducation à ce réflexe, en dit à cet égard long sur la volonté du CHU de passer sous silence tout ce qui pourrait être bénéfique à son patient. L’hôpital l’a condamné, tout en le maintenant prisonnier de son état.
Est-ce une façon de le soigner ?
Une décision ad hominem
Enfin, le 2e arrêt du Conseil d’État, rendu le 24 juin 2014, est également préoccupant lorsqu’il prétend ne donner de décision qu’en ce qui concerne la situation particulière de Vincent Lambert. On attend d’une haute juridiction telle que le Conseil d’État que le droit soit dit. Si chaque situation médicale est singulière, la règle de droit doit être générale, afin de permettre à tous, médecins, patients, familles, de la connaître aisément et d’adapter son comportement sur celle-ci. Refuser de donner une règle générale, c’est accepter que tout est possible, que le droit lui-même est fluctuant, et finalement qu’il n’existe pas véritablement de règle.
C’est sans doute ce qu’il y a ici de plus préoccupant.
Me Jean Paillot est avocat au barreau de Strasbourg.
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