Article rédigé par Gregor Puppinck, le 13 juin 2014
La CEDH a confirmé le droit de l’Église à fonctionner en son sein selon son droit propre, sans ingérence de l’État ni non plus selon la doctrine libérale contemporaine des droits de l’homme. À une voix près.
La Cour européenne des droits de l’homme a prononcé ce jour un arrêt de grande importance dans l’affaire Fernández-Martínez c. Espagne(requête no 56030/07). Adopté à une très faible majorité (9 voix contre 8), la Grande Chambre réaffirme le principe de l’autonomie institutionnelle des communautés religieuses à l’égard de l’Etat.
L’affaire concerne le non-renouvellement du contrat d'un prêtre comme professeur de religion et de morale catholique suite à la publication d'un article rendant public son mariage et son appartenance à un mouvement contestant le magistère de l’Église catholique. En Espagne, les professeurs de religion sont nommés par leurs autorités religieuses et employés par l’État. Suite à cette publication, l’évêque n’a pas renouvelé l’agrément autorisant le requérant à enseigner, entraînant le non-renouvellement de son contrat de travail par l’État.
Le requérant se plaignait de ce non-renouvellement, estimant que la décision de l’évêque et de l’État avait violé ses droits fondamentaux, en particulier le respect de sa vie privée, de sa liberté de religion, et constituait une mesure discriminatoire.
L’ECLJ est intervenu dans cette affaire comme tierce partie, en son nom et comme représentant de la Conférence épiscopale espagnole.
Les rapports complexes entre l'Eglise et l'Etat
Cette affaire est importante en ce qu’elle porte sur les rapports entre l’État et l’Église, et en particulier sur la liberté des communautés religieuses de fonctionner conformément à leur doctrine. Il s’agissait de déterminer les limites de cette liberté, et l’étendue corrélative du pouvoir des autorités civiles à leur égard, sachant que les valeurs de l’Église et des autorités civiles sont parfois conflictuelles. En synthèse, il s’agissait de décider si l’Église doit être soumise aux droits de l’homme contemporains, ou si sa liberté peut y être intégrée et respectée. Sa liberté a été sauvée, à une voix près.
En résumé, la Cour a réaffirmé que le droit des fidèles à la liberté de religion suppose que leur communauté puisse fonctionner paisiblement sans ingérence arbitraire de l’État, dans le respect de leur autonomie. Elle a rappelé que les autorités civiles n’ont pas à s’ériger en arbitre des conflits internes aux organisations religieuses, le droit à la liberté de religion excluant toute appréciation de la part de l’État sur la légitimité des croyances religieuses ou sur leurs modalités d’expression.
La Cour a également souligné que le droit à la liberté de religion ne garantit pas de « droit à la dissidence ». Ainsi, en cas de désaccord entre une communauté religieuse et l’un de ses membres, la liberté de religion de l’individu s’exerce par sa faculté de quitter librement la communauté. De plus, le principe d’autonomie religieuse interdit à l’État d’obliger une communauté religieuse à admettre ou exclure un individu ou à lui confier une responsabilité religieuse quelconque.
Le devoir de loyauté, propre à tout salarié
S’agissant de la relation entre la communauté et ses collaborateurs, comme en l’espèce, la Cour a confirmé que les communautés religieuses peuvent exiger un devoir de loyauté spécifique de la part des personnes qui travaillent pour elles ou qui les représentent, selon les fonctions exercées. Ce devoir est « accru » en ce qu’il porte sur le respect du magistère et dépasse donc ce qu’un employeur non-religieux peut exiger de ses collaborateurs. Ce devoir de loyauté autorise l’Église à exiger de ses collaborateurs le respect de son enseignement, et à sanctionner leurs manquements dans ce domaine.
Ce devoir de loyauté ne peut être invoqué par l’Église qu’à la condition que le collaborateur l’ait accepté en connaissance de cause et volontairement.
Certes, la Cour a souligné que les sanctions prises à l’encontre d’un collaborateur qui manquerait à ce devoir doivent pouvoir être contestées devant une juridiction nationale dans le cas où elles porteraient atteinte à un droit civil du collaborateur. Mais, selon les juges de Strasbourg, la juridiction nationale ne peut agir que dans les limites qu’impose le respect dû à l’autonomie de l’Église La Cour précise que la juridiction civile doit vérifier que le manquement à l’obligation de loyauté provoque un risque probable et sérieux d’atteinte aux droits de l’Eglise, que la sanction ne va pas au-delà du nécessaire pour répondre à cette atteinte, et enfin que la sanction ait bien été prise pour un motif entrant dans le champ de l’autonomie de l’Eglise, c'est-à-dire pour un motif religieux.
En l’espèce, la Cour a estimé que les juridictions espagnoles ont pu légitimement limiter leur examen à la vérification du respect des droits fondamentaux en jeu dans la mesure où la motivation du non-renouvellement du contrat était religieuse.
Cet arrêt de Grande Chambre confirme un premier arrêt de Section du 15 mai 2012 adopté à six voix contre une. Il s’inscrit également dans le sillage de l’arrêt de Grande Chambre Sindicatul Pastorul cel bun c. Roumanie, par lequel la Cour avait réaffirmé le principe d’autonomie des organisations religieuses. Ces deux arrêts de Grande Chambre, Sindicatul Pastorul cel bun et Fernandez-Martinez, adoptés au terme de longues procédures, et d’une série d’autres affaires similaires[1], déterminent l’étendue et le cadre juridique de la liberté dont jouissent dans leur fonctionnement interne les communautés religieuses à l’égard des autorités civiles
S’il convient de se réjouir de l’arrêt prononcé ce jour par la Cour, il est néanmoins étonnant que celui-ci n’ait été adopté qu’à une voix de majorité car si des faits similaires s’étaient produits au sein d’une entreprise commerciale, il ne fait nul doute que personne n’aurait contesté le droit de l’employeur de licencier un employé publiquement déloyal.
La liberté de l'Eglise était en jeu
La Représentation du Saint-Siège auprès du Conseil de l’Europe avait publié en janvier 2013 une Note sur la liberté et l’autonomie institutionnelle de l’Église catholique à l’occasion de l’examen de ces deux affaires. Il s’agissait, par cette note, d’informer les juges de la Cour pour les aider à une juste compréhension du fonctionnement de l’Église, et notamment de sa compréhension de la « liberté ». La culture occidentale actuellement dominante a développé une compréhension de la liberté opposée à celle, classique, à laquelle l’Église est attachée. Pour l’Église, la liberté s’exerce par l’engagement personnel (tel l’engagement religieux) ; en revanche, selon la culture contemporaine, elle résulte davantage de l’absence de véritable engagement (par exemple la liberté de divorcer) et est indépendante de la vérité.
En fait, c’est le droit de l’Eglise de proposer à ses membres de véritables engagements religieux qui était en jeu. Or, dans la mesure où l’Eglise et la vie spirituelle reposent sur l’engagement volontaire personnel, retirer à l’Eglise la faculté de sanctionner cet engagement revient à lui dénier non seulement sa liberté, mais aussi une condition importante de son existence.
L'étrange assertion du juge Dedov
Le danger consiste à vouloir imposer la conception moderne de la liberté aux tenants de la conception classique, comme le firent déjà les révolutionnaires français à l’encontre des religieux en les « libérant » de force de leur engagement religieux. D’ailleurs, en arrière-fond de cette affaire, certains juges ont voulu, comme les y invitait d’ailleurs le requérant, instruire le procès du célibat des prêtres catholiques.
Cela a été le cas en particulier du juge russe Dedov qui, oubliant la rigueur exigée par sa fonction, n’a pas hésité à soutenir que « la règle du célibat [des prêtres] est contraire à l’idée des droits de l’homme et des libertés fondamentales » et « emporte violation de la Convention ». En voulant soumettre la religion à son idéologie, une telle affirmation viole non seulement la liberté religieuse, mais elle dénature les droits de l’homme en en faisant une vulgaire et dangereuse idéologie, comme le fut le communisme.
Cet arrêt constitue une étape importante pour la reconnaissance et le respect en Europe de la liberté de l’Église au sein de, et face à, la société civile. L’ECLJ est heureux d’y avoir contribué avec la Conférence épiscopale espagnole.
Gregor Puppinck est directeur de l’ECLJ (European Centre for Law and Justice).
Le Centre européen pour le droit et la justice est une organisation non-gouvernementale internationale dédiée à la promotion et à la protection des droits de l'homme en Europe et dans le monde. L'ECLJ est titulaire du statut consultatif spécial auprès des Nations-Unies/ECOSOC depuis 2007. L'ECLJ agit dans les domaines juridiques, législatifs et culturels. L’ECLJ défend en particulier la protection des libertés religieuses, de la vie et de la dignité de la personne auprès de la Cour européenne des droits de l'homme et au moyen des autres mécanismes offerts par l'Organisation des Nations Unies, le Conseil de l'Europe, le Parlement européen, et l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). L'ECLJ fonde son action sur « les valeurs spirituelles et morales qui sont le patrimoine commun des peuples [européens] et qui sont à l'origine des principes de liberté individuelle, de liberté politique et de prééminence du droit, sur lesquels se fonde toute démocratie véritable » (Préambule de la Statut du Conseil de l'Europe).
***