Article rédigé par Paul Airiau, le 25 avril 2014
Que Jean Paul II, comparé aux papes qui l’ont précédé, ait présenté un certain nombre de particularités, voire de contrastes, nul ne le niera : un pape polyglotte de l’Est de l’Europe sur un siège italien, le survivant du nazisme et du communisme, revendiquant la défense de la dignité humaine dans la vie sociale et individuelle, et ainsi de suite. Il est cependant une originalité qui semble avoir échappé aux analystes : sa très forte propension, voire son tropisme, à dire « je ». Il est pourtant extrêmement significatif de ce que fut et voulut être ce pape.
Un « Je » reflet d’une unité de l’être pris dans son absolu
Ce « je » se voit d’abord dans l’exercice du magistère. À ce titre, une comparaison avec Paul VI n’est pas inintéressante, en prenant les cas principaux où ces papes firent appel à leur autorité doctrinale ex statuto. Dans Humanæ Vitæ, en 1968, Paul VI utilisa le pluriel de majesté, revendiqua sa fonction d’instance doctrinale suprême et s’identifia in fine à l’Église par le passage à l’impersonnel (n. 6, 14). Le positionnement était comparable lors de la proclamation du Credo du Peuple de Dieu, un mois auparavant, quoique le pape ne s’identifiât pas alors à l’Église, se contentant de se couler dans sa proclamation de foi.
Lorsque de son côté Jean Paul II réaffirma l’exclusivité masculine de l’ordination sacerdotale, dans la lettre apostolique Ordinatio sacerdotalis en 1994, il s’engagea d’une manière plus personnelle, utilisant un « je » d’autorité, mais sur les mêmes fondements que Paul VI : la mission doctrinale propre au pape. Une certaine dépersonnalisation de la définition est même remarquable. Le pape ne décide pas en tant que tel, mais s’insère au sein de l’institution elle-même et de son fonctionnement intrinsèque pour poser une définition de foi. Le « je » papal paraît dépendre de l’institution qui le précède, l’enserre entièrement et le conditionne.
Le premier, Jean Paul Ier
La différence principale entre les deux papes résiderait donc simplement dans le passage de la première personne du pluriel à la première personne du singulier. Cependant, il se joue vraisemblablement dans cette mutation quelque chose d’important. Bien sûr, l’abandon du « Nous » de majesté s’inscrit dans le cadre d’une évolution plus globale des institutions, vers un certain retrait, et même un retrait certain, de l’expression de la majesté, qui atteint également l’Église catholique.
Le processus débute avant Jean Paul II. Non pas par Paul VI, qui conserva ce pluriel enraciné dans la souveraineté papale et utilisé antérieurement par les papes jusque pour raconter leurs souvenirs personnels. Mais par Jean Paul Ier. Dès son premier angélus, le 27 août 1978, il utilisa la première personne du singulier, pour raconter le choix de son nom de règne, avec quelques anecdotes personnelles en sus. Lors de sa dernière audience générale, le 27 septembre 1978, son développement sur l’amour partit de l’acte de charité, dont il raconta comment sa mère le lui avait appris, et il enchaîna sur son apprentissage à l’école de la distinction entre la connaissance et l’amour.
Jean Paul II se coula donc dans une pratique qui lui est antérieure, quoi qu’elle n’ait pas vraiment été instituée – Jean Paul Ier utilisa également le « Nous ». On peut pourtant considérer qu’il la systématisa et lui donna un sens nouveau. Il serait simple de citer nombre de ses interventions pour y repérer la présence de la première personne du singulier. Ses deux premiers angélus, les 22 et 29 octobre 1978, virent déjà surgir ce « je » et les confessions personnelles.
Sa première encyclique, Redemptor hominis, en 1979, abonda dans ce sens, avec, dans son deuxième paragraphe, l’usage de la première personne du singulier et les souvenirs (en l’occurrence, ceux de l’élection papale). Plus intéressant encore fut la pratique de l’interview-confession avec un journaliste (N’ayez pas peur avec André Frossard en 1982, Entrez dans l’espérance avec Vittorio Messori en 1994), puis la publication d’un certain nombre de livres (notamment Ma vocation, don et mystère en 1996 et Mémoire et Identité en 2005), dans lesquels il se raconta.
Un pape se confessant
Il y eut ici une modernité de Karol Wojtyla, ou tout au moins une entrée de ce pape dans le régime moderne de l’exercice du pouvoir. Il s’exposa lui-même au regard de tous les participants de l’espace public, ce qui le rapproche notamment des hommes politiques, chez lesquels la pratique de l’autobiographie est un phénomène bien plus classique, tant par la volonté de laisser une trace dans l'histoire que d’orienter les analyses – sans négliger les considérations plus matérielles que peuvent représenter les à-valoir d’éditeurs à l’affût de coups éditoriaux.
Cette veine autobiographique pourrait aussi s’expliquer par le retour sur lui-même d’un homme vieillissant, éloigné de sa patrie, puis d’un vieil homme, sentant venir la mort, et relisant à la lumière de sa foi son existence au soir de sa vie, dans la veine augustinienne des Confessions, ou de tant d’autres textes spirituels.
Cependant, plus original, cette veine autobiographique se retrouva jusque dans les textes produits en tant que pape – par exemple la Lettre aux enfants en 1995. On insiste donc ici : l’originalité de la confession wojtylienne fut que le pape s’y livra publiquement dès avant sa mort, que l’autobiographie fut l’objet d’une production en tant que telle, qu’elle s’exprima dans les textes officiels, le tout intrinsèquement lié à la vie spirituelle et magistérielle du pape.
Ce fut un individu qui s’exprima, très nettement. Mais cet individu, plus que tout autre, savait qu’il n’était individu qu’en tant que chrétien, prêtre, évêque, pape. Il entendit bien que sa personne fût assumée dans sa fonction, entièrement. C’était là que, pour lui, se jouait le salut, son salut, en même temps que celui de l’Église et du monde, qui lui avait été confié par son élection, en conformité avec la représentation que les papes contemporains se font de leur mission.
La restructuration de l’individu : une existence possible nécessitant un décentrement du « moi » pour accepter sa relation de totale osmose avec Dieu
Ainsi peut se comprendre cette particularité de l’autobiographie wojtylienne : elle fut toujours et systématiquement reliée à une question spirituelle, à un engagement du magistère, à l’action de Dieu. À la limite, l’individu Karol Wojtyla n’exista plus que par ce décentrement de lui-même, traduction littérale et littéraire de cette désappropriation du « je » à laquelle veut procéder le catholicisme dans la modernité. Il entendit que prime sur son « je » le « tu » et que fût en lui réalisé ce qui fut dans le Christ : la conscience individuelle n’est pas d’abord conscience de soi mais conscience de la relation avec Dieu, primordiale, constitutive, fondatrice – une hétéronomie, une autorité, une altérité absolue qui seule donne d’être et d’exister. Et l’on n’aura garde d’oublier combien cette restructuration de l’individu ne peut s’opérer que par cette opération spirituelle et psychologique particulière qu’est l’oraison, la prière quotidienne, dont Jean Paul II fut un fidèle praticien.
Cet exercice spirituel fut, du début du XIXe siècle jusqu’aux années 1950, le moyen privilégié par l’institution ecclésiastique pour réaliser ce formatage sacerdotal, et bientôt catholique, qui entendait atteindre aux tréfonds de l’individu en modifiant en profondeur ses habitus les plus intimes. Ici aussi, Karol Wojtyla hérita de son Église et affirma la pertinence de ce qu’il avait reçu : il était en toutes choses précédé.
Le corps du pape
Il faut conclure en convoquant cet autre élément d’affirmation individuelle qu’est le corps. Plus que tout autre pape du XXe siècle, Jean Paul II eut un corps, une chair. À l’ascétique hiérarque, au rondouillard bonhomme, au frêle crucifié, au fragile sourire, succéda un corps wojtylien, d’abord vigoureux et sain, puis souffrant et mal maîtrisé. En conjoignant très fortement son « je » et son corps, Jean Paul II put avoir un puissant charisme personnel, mis au service de son charisme institutionnel, qu’il redoublait, renforçant son pouvoir, pour autant qu’il entendait et pouvait l’exercer, tant au sein de la curie que dans l’Église ou dans ses rapports avec le monde.
Karol Wojtyla fut ainsi finalement un individu profondément moderne, de cette modernité catholique que l’on ignore, qui pourtant existe, et qui se revendique la seule et pleine véritable, l’alternative salvatrice face à la modernité libérale demeurant, malgré tout, son plus fidèle ennemi. Là fut sa force : un catholique moderne et un moderne catholique volontairement déphasé et situé ailleurs tout en étant ici installé et consonant profondément, pour cela même fascinant – une autre possibilité de bonheur que la modernité libérale n’avait ni pensée, ni contemplée, et qu’elle n’a pas entendue.
Paul Airiau, IEP, est docteur en histoire, ancien pensionnaire de la Fondation Thiers (Institut de France) CNRS. Dernier ouvrage paru : Cent ans de laïcité française, Presse de la renaissance, 2004.
Extrait de Liberté politique n. 30, « Hommage à Jean Paul II, un maître pour l’histoire ».