Pourquoi une nouvelle traduction du “Notre Père”
Article rédigé par Père Cédric Burgun, le 15 octobre 2013 Pourquoi une nouvelle traduction du “Notre Père”

Différents médias s’en font l’écho depuis quelques jours (cf. Le Monde par exemple) : le Notre Père va changer ! Si l’on peut se réjouir de cette nouvelle traduction, on peut s’étonner de la présentation que certains en font. Ainsi, l’article du Progrès titre “exclusif” comme si la nouvelle était inconnue et sortait du chapeau. Selon eux aussi, il n’y a que les prêtres qui prient le Notre Père à la messe… Mais passons.

LA PHRASE de la prière du Notre Père qui va changer est la suivante : « Ne nous soumets pas à la tentation ». Nous serons donc invités à dire « Ne nous laisse pas entrer en tentation ». Le Saint-Siège a donné son accord cet été à la publication d’une nouvelle traduction française complète de la Bible liturgique, dont la dernière version remontait à 1993.

Selon les médias, cette modification serait diffusée en France à partir du 22 novembre. Et le journal La Vie se demande si la prière récitée du Notre-Père changera dans nos assemblées liturgiques ? Pour l’instant, aucun décret du Vatican ou de la Conférence des évêques n’a pour le moment été publié en ce sens. Pour exemple, la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements a pris un décret le 1er mai dernier, à la demande du pape François, pour que saint Joseph, époux de Marie, soit nommé dans toutes les prières eucharistiques.

Toujours selon le journal Le Progrès, il faudrait que cette nouvelle traduction soit également validée dans le missel. Mais cet exemple précédent montre bien que la Congrégation pour le culte divin peut tout à fait, éventuellement avec des facultés spéciales accordées par le pape, prendre une telle décision.

Je rappelle aussi que si nous devions attendre la nouvelle traduction du missel romain, l’attente risquerait d’être longue : pour l’édition typique latine, nous en sommes à la troisième édition. Dans les pays francophones, nous en sommes toujours à la deuxième édition, faute de traducteurs et de temps ! De plus, nous parlons aussi ici de la traduction française. En ce sens, une appréciation suffisante est laissée aux Conférences des évêques sur ces points.

La question n’est donc pas d’abord une question de commission et de publication au Vatican, comme croit le savoir le Progrès. Et l’Assemblée plénière des évêques de France ayant lieu début novembre (du 4 au 8 novembre à Lourdes), nous pourrons sans doute attendre un document officiel qui urgera l’application des nouvelles traductions, ou non.

Le sens de la parole

Mais après ces quelques considérations canoniques sur l’application d’une traduction officielle, on peut aussi s’interroger sur le sens de la parole que nous prononçons chaque jour. La formule « et ne nous soumets pas à la tentation » remonte à un accord obtenu entre catholiques, protestants et orthodoxes, à l’occasion du concile Vatican II qui a souhaité avec d’autres que certaines prières puissent être communes, en signe d’unité.

Comment cette traduction sera-t-elle accueillie ? Nul ne le sait. Je sais aussi que, parmi nos fidèles, les choses ne seront pas simples. Nous devrons faire un gros effort de pédagogie pour former les catholiques pratiquants à cette modification. Cela risque aussi d’accentuer certaines divisions dans le milieu liturgique ; divisions que l’on n’aura pas besoin d’alimenter : les uns préférant l’ancienne version à la nouvelle ! On trouvera toujours des réfractaires.

Parce que oui, il y a bien un changement de sens. « L’ancienne version » – appelons-la ainsi – paraissait mettre plus en avant la suprématie de Dieu, source de tout, et maître de tout. Et c’est vrai que rien n’existe hors de Lui.

« Ne nous soumets pas à la tentation » exprimait, pour une part, cette réalité à la manière dont Job l’a vécue (cf. le livre de Job, dans l’Ancien Testament). Si cette traduction, au fond, posait bien difficulté à nos mentalités modernes, reconnaissons que ce questionnement rejoint nos cœurs au plus profond de sa souffrance : comment et pourquoi Dieu le permet-il ? « Qu’ai-je fait au bon Dieu ? » demeurera toujours la question existentielle de l’homme face au mal.

Choisir la volonté du Père

« Ne nous laisse pas entrer en tentation », au contraire, insiste plus sur l’aide que Dieu donne au moment même de la tentation : s’il n’en est pas l’auteur, on lui demande la grâce de ne pas y tomber ! Dans la foi chrétienne, la vie de l’homme demeurera toujours un combat du bien contre le péché, de la vie contre la mort, de Dieu contre le Malin.

Comme le montre bien saint Ignace de Loyola dans sa Méditation des deux étendards, le chrétien qui appartient au Roi éternel, qui lui offre sa vie, et plus particulièrement lorsqu’il s’est offert à lui de manière « délibérée » (Exercices spirituels, 98, 2), ce chrétien veut et désire le suivre et l’« imiter en endurant tous les outrages, tout blâme et toute pauvreté, aussi bien effective que spirituelle, si (sa) très sainte Majesté veut (le) choisir et (le) recevoir en cette vie et en cet état » (ES 98, 3-4).

Tout chrétien est appelé à faire un choix délibéré pour le Christ et de choisir la volonté du Père. Et de fait, la contemplation du Christ ouvre des perspectives nouvelles : l’appel évangélique nous presse de rompre l’ordre naturel des choses, ou l’ordre social habituel, et il est bien plus que la simple possibilité formelle de choisir entre le bien et le mal. Le Christ met l’homme en liberté, et cette liberté est une véritable liberté spirituelle face au Malin. Là est la véritable tentation. La première et vraie question est donc d’abord celle de la disposition à acquérir « pour arriver à la perfection en quelque état ou vie que Dieu notre Seigneur nous donnera de choisir » (ES 98).

Dieu le premier nous « veut à son service » ; c’est donc lui qui « nous donnera de choisir ». Souvent les saints nous pressent de préférer ce que Dieu veut ! Or la tentation ultime est bien celle-là : accueillir l’appel de Dieu, le comprendre, et y accorder notre vie, ou s’en détourner. De même que le Christ a eu à choisir de répondre de manière consciente et entière à cette élection que le Père faisait de lui, ainsi il en va de chacun de nous.

Le combat spirituel « pour tous »

La méditation des deux Étendards de saint Ignace a donc bien cette fonction : voir « quelle est l’intention du Christ notre Seigneur et, à l’inverse, celle de l’ennemi de la nature humaine ». De la même manière que la perfection évangélique est un progrès à réaliser, de même, le combat spirituel n’épargnera aucun de nous. Il peut rester dans l’esprit de certains chrétiens cette idée que l’on peut éviter le « combat ». Mais cette méditation ignatienne, entre autres, empêche toute illusion. « L’ennemi » est celui « de la nature humaine ». Dès lors que l’homme s’engage à la suite de Jésus, il doit affronter l’ennemi que le Christ est venu vaincre.

Ainsi donc, Ignace nous permet d’approfondir ce que nous savons déjà par nous-mêmes : il y a, en chacun de nous, un combat.  Il ne s’agit pas d’abord d’opter pour un choix personnel, mais bien d’entrer – et c’est ce que tout chrétien doit désirer – dans le choix d’un Autre. À ce niveau, aucun état de vie n’évite le combat spirituel. Nous sommes toujours dans la ligne du « Principe et Fondement ». Notre fin, donc notre premier appel, est de « louer, révérer et servir Dieu notre Seigneur » (ES 23). C’est contre cela – la fin de notre nature humaine – que se lève l’ennemi.

L’ennemi intérieur

Lorsque le chrétien se dispose à imiter et à suivre le Christ, par la contemplation et l’offrande de sa vie ici-bas, il se familiarise progressivement, lentement à ce combat et à ses manières de le vivre. Dès qu’il y a un « début de choix » du Christ, l’ennemi de notre nature humaine se lève et le lieu du combat spirituel n’est autre que nous-mêmes !

Quand l’homme se détourne du péché et a accueilli le salut de Jésus Christ dans sa vie, l’ennemi doit donc trouver des manières plus subtiles de l’attirer à lui, par ses filets et ses chaînes. Ignace, dans cette méditation des deux Étendards, veut permettre au chrétien de démasquer quelle est l’intention de l’ennemi, et ses manières de faire, cachées parfois sous une fausse lumière.

Tout chrétien est encore souvent trompé par son imagination et ses désirs faussés que le Christ appelle encore à purifier. La médiation du Notre Père, en cette fameuse parole, quelle que soit la traduction d’ailleurs, nous fait prendre conscience, toujours plus, que suivre le Christ implique un combat. Trompé par l’ennemi, je découvre en moi-même toute une partie de mon être qui combat la mauvaise personne, et qui aura pu, pendant longtemps, cultiver une certaine ambiguïté. La tentation est là, avant tout. Le premier combat se situe donc en nous-mêmes, contre nous-mêmes, contre ces fausses images du Christ et de Dieu forgées en nous par l’ennemi.

Mais celui qui s’abaisse, qui est passé de la gloire de la Trinité à la pauvreté de son Incarnation, d’une glorieuse entrée au Temple à la fuite en Égypte, celui qui fut rejeté et poursuivi par les outrages, est celui qui est vainqueur !

Notre Dieu n’est pas un Dieu imaginaire. Contempler Dieu qui sauve de toute tentation va purifier en nous les fausses images que nous avions de lui et de sa vie. Le Christ, son discours et ses actes sont à l’inverse de toutes les représentations que nous nous étions faites de ce Roi, si souvent adoré dans sa gloire, mais si peu suivi dans son chemin d’humanité et de pauvreté. Le suivre vraiment ne pourra se faire qu’en sortant de notre imaginaire, par une connaissance de la vraie vie qui s’acquerra progressivement.

La compréhension du combat spirituel ne se limite pas à cette seule parole du Notre Père mais elle nous donne les moyens, la connaissance et surtout le désir, vrai et purifié, de suivre et d’imiter le Christ, là où sa volonté veut nous mener.

Le père Cédric Burgun est canoniste, enseignant-chercheur à l’Institut catholique de Paris.

 

 

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