Article rédigé par Henri Hude, le 15 février 2013
Le cardinal Angelo Scola, archevêque de Milan, est l'auteur d’un ouvrage intitulé Gesù, destino del uomo. Henri Hude l’a lu dans sa traduction française, Jésus - Avenir de l’homme, parue en 2012. L’éditeur (Salvator) lui a donné un sous-titre fort éclairant : Un parcours de vie chrétienne. Ce sous-titre dit sans doute ce que ce livre assez bref (177 pages) a de très important, et explique aussi ce qu’il a de si déroutant, de la part de ce cardinal théologien et pasteur… disciple fidèle de Joseph Ratzinger. À découvrir, pour sortir des bruissements irrépressibles sur la succession de Benoît XVI.
C’est en effet un livre à la fois accessible et difficile. Son langage ne se hérisse pas d’aspérités redoutables, ne se charge pas d’une érudition décourageante, et cependant on peut passer complètement à côté de sa vertu propre. Je tenterai donc d'abord de faire saisir cette vertu (I), après quoi je résumerai sommairement l'ordre des matières et la logique de l'ensemble (II).
I/ Saisir la foi, qui se vit et qui se pense
L'importance de l'ouvrage réside dans son genre, très particulier, ou, si l’on préfère, dans son caractère inclassable. Son but est de faire réfléchir le lecteur ; mieux encore, de le faire méditer, de le faire progresser, évoluer, non en l’enveloppant de raisonnements théoriques et de références sava1ntes, mais en le menant à renouveler lui-même son expérience humaine. Son expérience de lui-même, des choses, et de la vie.
Le volume a l'ambition de nous faire effectuer un tel parcours, une marche, une découverte effective. Et cette découverte est aussi un engagement neuf dans la vie chrétienne.
Il s’agit de redonner vie à la foi, en la faisant saisir de l’intérieur comme vie de foi, comme foi en la Vie, qui "s'est manifestée", et en faisant comprendre déjà par expérience que cette vie dans la Vie est une contemplation unitive, dans la pénombre du temps, et une marche dans la nuit, mais nuit qui est lumière, vers l’étreinte éternelle.
Ce livre serait une série d'exercices spirituels, s’il ne s’agissait aussi d’exercices intellectuels, d’exercices d’expérimentation, d’exercices de pensée différente. Il s’agit de fournir au lecteur non pas seulement une pensée sur la foi, mais le moyen de penser ainsi. Il présente donc au lecteur une "matière de pensée", au sujet des choses de la foi, telle que celui-ci puisse se rendre à lui-même, et avec le secours de la grâce, par une attention renouvelée, la vue et la vie. Il s’agit de l’aider à récupérer toute la richesse de l’expérience humaine, dont nous sommes aliénés, et sans laquelle l’évangile ne nous dit rien, parce que nous sommes devenus étrangers à notre propre vie.
L'homme désire tellement être Dieu, et il sait si bien qu'il ne peut pas l'être, qu'à peine voit-il paraître l'homme-Dieu dans son horizon, qu'il brûle du désir de croire et de vivre en Lui. Mais il ne brûle que s'il n'a pas été mouillé et rendu incombustible par cette malheureuse aliénation, par cette perte d’épaisseur humaine, d’expérience humaine, qui le rend indifférent par pure cécité, et de plus nerveux et craintif, voire hostile, face à la foi en Jésus-Christ.
Angelo Scola travaille donc son lecteur, pour clarifier l’œil de l’esprit, pour lui enlever sa paille ou sa poutre, pour restituer son ouverture universelle à notre pouvoir humain de connaître.
La réceptivité restaurée, la foi devient pour l'esprit à la fois crédible, désirable, et devant être crue. Mais se découvre aussi alors une étonnante dialectique de pensée et de vie, car la restauration de la réceptivité de l’esprit une fois engagée, la foi se recommande à notre croyance, non seulement comme objet "solide", mais aussi comme pédagogue indispensable de notre esprit cherchant à s’ouvrir à la plénitude de l’expérience de tout ce qui est.
Voici comme Scola renouvelle les fameux axiomes de saint Anselme (intelligo ut ccredam, credo ut intelligam) : si ma raison ne s’ouvre pas, je ne croirai pas ; mais si je cesse de m’engager, pas à pas, puis de plus en plus radicalement, dans la dynamique de la vie de foi, j’expérimenterai que ma raison tendra à se refermer, et ainsi je reste dans la foi pour demeurer dans la raison, en même temps que je réforme ma raison pour qu’elle quitte ses œillères et qu’elle s’ouvre à tout l’être, et radicalement à l’Être, avec tout le déploiement de son Mystère. Celui-ci nous saisit et fait le drame de notre existence, l’accomplissement de notre vie.
C’est donc un livre déroutant, car son but est moins de démontrer, que d’aider à appréhender et à concevoir. Et dans la perspective, dans la percée, la vie se renouvelle au moment où la vue vise de nouveau son objet.
Sans cette faculté d’appréhension, sans ce renouvellement de la réceptivité, le discours sur les choses de la foi est condamné à rester comme vide de sens, d’expérience et de vie. Mais quand la réceptivité est restaurée, l’esprit fait l’expérience de son inclination puissante à recevoir la foi et d’une aptitude à appréhender comme de l’intérieur les choses de la foi, de sorte qu’elles deviennent une vie, la vie dans la foi au Christ, la vie dans le Corps du Christ.
Sans s’attacher au détail des systèmes ou s’asservir aux méthodes, faisant flèche de tout bois, thomiste ou heideggérien, Angelo Scola rouvre l’esprit à la réalité, à sa splendeur en plénitude, à l’Être. Il nous apprend à découvrir les choses comme des images, et ces images comme des signes, et à scruter cette prodigieuse Imagination créatrice qui ne cesse de nous parler par le discours sans voix de tout ce qui est et en quoi nous sommes.
Il ne faut pas chercher à juger cette pensée à partir de critères préexistants. Il faut y voir un fait, le fait d’une vie de notre temps, mais redevenue vitalement chrétienne, et qui, sortant de l’absence et du vide et de l’aliénation, se rouvre un accès au vrai, par une démarche qui n’est ni purement philosophique, ni purement théologique, mais dialectiquement philosophico-théologique ; par une démarche qui n’est ni purement théorique, ni purement pratique, mais qui est un progrès continuel dans cette contemplation réceptive et unitive, qui est la vie de l'esprit chrétien. Son maintien et son progrès ne sont possibles que par un engagement toujours plus radical dans un don de soi qui découle de cette contemplation objective du don de Dieu.
Il s’agit, en somme de découvrir la vie chrétienne comme « parcours de vie », et de se doter toujours mieux du mode de penser et d’expérimenter qui sont en cohérence avec cette vie et en font structurellement partie.
II/ Rendre vivant le christianisme
Voici maintenant dans quel ordre sont présentées les matières de ce parcours.
Si l’homme parvient à renouveler son expérience anthropologique, il découvre la force de la vérité (ch.1) et, par là-même, il s’ouvre très spontanément à la Vérité du Christ. Celle-ci est, en effet, ce qu’il y a de plus fort en matière de vérité — ni système, ni mythe, ni légende. Cette Vérité, en effet, est vie. C’est la seule qui soit immédiatement vie, être et personne, événement et sens, réelle et temporelle, accomplie, à venir, présente et éternelle : c’est l’objet du chapitre 2.
Cette vie éternelle, nous nous y installons et elle prend corps en nous, parce que nous vivons en communion avec la chaîne immense de ceux qui ont vécu en communion avec ceux qui ont touché le Verbe de vie. La vie avec le Christ devient une vie dans l’Eglise, dans le Corps ressuscité total de l’homme-Dieu (ch.3).
Cette vie humaine dans le corps de l’homme-Dieu est une vie divine, une vie éternelle, et en même temps c’est la vie toute simple, la nature authentiquement divinisée, non par le fantasme de l’homme, mais par l’incarnation du Fils de Dieu. C'est une vie humaine ordinaire, mais en Jésus-Christ, la Vie, monté au cieux et présent avec nous, qui avons du coup notre conversation dans le ciel et cela au cœur de notre existence (ch.4).
Après cette élévation première, dans les quatre premiers chapitres, et à partir de la vie que nous avons découverte et retrouvée, nous pouvons relire, rétrospectivement, le drame de notre existence aliénée : le vertige de notre liberté, épuisée, mais sauvée de son nihilisme et redevenue capable d’engagement et d’adhésion (ch.5). Notre poursuite pathétique et grandiose du bonheur, qui nous échappe si nous essayons de le capturer, qui nous comble si nous apprenons à le recevoir (ch.6).
Notre péché, la présomption fatale de nous sauver nous-mêmes, où notre être s’épuise en vain, et enfin l’accueil de cette miséricorde du Père, qui nous régénère (ch.7). C’est dans cette perspective qu’il convient alors de situer la vie morale (ch.8), qui n’atteint sa pleine signification que si elle est vécue comme vocation (ch.9).
L’évangélisation naît d’abord dans l’âme et pour chaque âme de l’intérieur, de l’Esprit, et elle se déploie dans le monde comme le feu se propage, car l’immense forêt humaine aspire à être embrasée par la Vie. L’âme rend naturellement témoignage au Christ, sa destinée, à condition qu’elle ait été rouverte.
Le christianisme se répand alors comme un incendie par grand vent d’été, à condition que le christianisme soit vivant. Le rendre vivant, tel est la vertu et le but de tous les contenus présentés dans ce livre. Celui-ci n’est pas un texte théorique, mais il sculpte dans l'esprit la forme contemplative et mystagogique de la pensée et de la parole du chrétien devenu vivant, et il restaure dans toute sa plénitude l’expérience religieuse de l’humain, dans le Christ. Le Christ, vivant au cœur de chaque humain divinisé, et lui donnant vie, devient ainsi le cœur du monde (ch.10).
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Jésus, avenir de l'homme
Salvator 2012
192 pages, 17,10 €
Nota. Cette présentation du livre de Mgr Scola est à paraître en espagnol dans l'édition d'avril de la revue sud-américaine Humanitas, et dans la revue française Liberté politique, printemps 2013.