Article rédigé par Thierry Boutet, le 07 novembre 2012
Parmi les autorités religieuses qui se sont prononcées dans le débat sur le mariage homosexuel « l’essai » du Grand Rabbin de France Gilles Berheim est certainement le document le plus complet et le plus fort de ceux qui ont été publiés depuis un an. Gilles Berheim qui s’exprime « en qualité de Rabbin, et plus particulièrement en qualité de Rabbin de France », livre dans un langage clair, sans faux fuyant, un document qui est à lire et à méditer par toux ceux qui se sentent concernés par ce débat.
Dans la première partie, le Grand Rabbin Gilles Berheim analyse et réfute l’ensemble des arguments invoqués par les partisans du mariage entre deux personnes de même sexe. La présentation de ses arguments est particulièrement didactique. La seconde partie éclaire les véritables enjeux du débat. Elle manifeste avec une grande lucidité que derrière la revendication d’égalité et de non-discrimination des lobbies gays, deux visions du monde, incompatibles, s’affrontent. Chacun doit lire ce texte. Je ne soulignerais qu’un point qui se trouve en filigrane tout au long de ces 25 pages denses et solidement structurées.
La revendication du « mariage pour tous » n’est pas en effet la revendication d’une simple minorité qu’une majorité de Français serait prête à tolérer d’autant plus facilement qu’ils ne se sentent pas eux-mêmes concernés.
C’est au contraire l’aboutissement d’un mouvement de fond qui remonte très loin et puise aux racines de la culture moderne et de la modernité politique. Cette revendication est l’ultime avatar de la crise de conscience qui s’est emparée de l’Europe à la fin des guerres de religion, au tournant du 17 ème et du 18 ème siècle.
C’est pourquoi la force de cette revendication dépasse de beaucoup celle de lobbies bien organisés ; elle risque de triompher même si elle n’est soutenue que par une infime minorité de Français. Les lobbies gays sont en effet porteurs d’une problématique et d’une revendication qui les dépasse. Leurs adversaires eux-mêmes ne se battent pas seulement pour le mariage ou la protection des enfants. Il ne s’agit que d’une bataille dans un conflit dont les combattants, y compris leurs chefs, ne perçoivent pas, à quelques exceptions près, la vraie dimension.
La société moderne depuis le XVIIIème siècle repose, en effet, sur l’exaltation de la liberté individuelle au mépris de toute autre considération. Elle s’est construite sur le primat de la volonté de l’individu, sur son droit au refus de tout ordre extérieur, quel qu’il soit. Pour les penseurs de la modernité politique, chaque individu est, au moins en théorie, un souverain auquel « il est interdit d’interdire ». La modernité politique a fait de chaque individu la mesure de toute chose, un souverain absolu qui ne doit de comptes à personne, pas même à lui-même. L’individu au sens moderne du terme ne se sent, par principe, tenu par aucune dette pour le monde dans lequel il est né, ni pour la société et la famille qui l’ont accueilli à sa naissance, puis formé et qui lui ont offert une langue, une culture, la capacité de se développer et de se réaliser. Si la vertu de piété consiste à se sentir obligé par un don que l’on ne peut pas rendre - la vie à ses parents ou la langue, la culture et la civilisation à sa patrie -, l’homme moderne est par essence impie. « L’homme est né libre et partout il est dans les fers », ainsi commence Le Contrat Social de Jean Jacques Rousseau : des fers qu’il convient de faire sauter les uns après les autres, y compris ceux de la différence sexuelle. La réalisation de ce programme, potentiellement très violent et révolutionnaire, a certes été ralentie depuis deux cent ans par le poids de 3 000 ans de civilisation, par les traditions y compris religieuses et par toutes sortes de sentiments et de nécessités vitales évidentes dont celles d’un minimum de sécurité et d’unité sociale.
Il n’en reste pas moins que c’est le grand projet des Lumières et, depuis deux siècles, tous les penseurs politiques conscients que les fondements de la société moderne sont d’une extrême violence cherchent à résoudre, sans succès, cette contradiction constitutive de la culture politique moderne avec l’espoir de trouver la formule qui permettra de maintenir malgré tout, la paix universelle et de réaliser le paradis sur la terre alors que ses habitants ne se sentent plus tenus par rien. Ce n’est pas tout à fait un hasard si au nom de la promesse d’un âge d’or, le communisme et le nazisme sans parler de l’économisme et de l’idéologie du progrès au XIX ème siècle ont fait des centaines de millions de morts depuis la révolution française.
La « gender theory », « la queer theory », le « mariage pour tous » ne sont ainsi que l’ultime réalisation du programme de Jean-Jacques Rousseau : supprimer tous les fers, c’est-à-dire tous ce qui n’est pas au pouvoir de ma liberté. Comme le dit très bien le Grand rabbin Gilles Berheim, c’est une nouvelle humanité et une nouvelle société affranchies de tout déterminisme y compris sexuel, qu’il s’agit de bâtir. Une humanité et une société où les relations sont construites sur le refus de toute norme, de toute forme de transcendance, de toute finitude, et la volonté de s’affranchir d’un ordre créé qui s’imposerait à chacun et qui ne serait pas en son pouvoir.
Cette revendication n’est pas seulement celle de personnes homosexuelles qui souhaitent se marier. Elle est dans l’air du temps. Elle nous imbibe tous, à des degrés divers. Elle est portée par les médias et l’art contemporain n’en est qu’un signe parmi tant d’autres.
Si tant de Français ne se disent pas opposés au mariage homosexuel (58% d’entre nous selon les derniers sondages (Sondage BVA réalisé par internet pour Le Parisien les 30 et 31 octobre auprès d'un échantillon de 1 021 personnes), ce n’est pas parce qu’ils sont pour. C’est parce qu’un grand nombre d’entre eux pense, comme la société le leur a appris, que chacun doit pouvoir faire ce qu’il veut, qu’il est « libre » au sens très moderne du terme. Le drame de notre époque ce n’est pas qu’une toute petite minorité réclame une absurdité, c’est que peu ou prou nous sommes tous compromis, tous pénétrés de la culture contemporaine.
La force du texte du Grand Rabbin Gilles Berheim est de rompre avec l’air du temps, de procéder d’une autre logique bien plus profonde que celle que nous respirons quotidiennement ; d’un désir enfoui dans la conscience de chacun depuis le premier jour de l’humanité. Un désir qu’étouffe la conception moderne de la liberté :
« Je suis de ceux qui pensent - écrit-il en conclusion - que l’être humain ne se construit pas sans structure, sans ordre, sans statut, sans règle. Que l’affirmation de la liberté n’implique pas la négation des limites. Que l’affirmation de l’égalité n’implique pas le nivellement des différences. Que la puissance de la technique et de l’imagination exige de ne jamais oublier que l’être est don, que la vie nous précède toujours et qu’elle a ses lois.
J’ai envie d’une société où la modernité prendrait toute sa place, sans que, pour autant, soient niés les principes élémentaires de l’écologie humaine et familiale.
D’une société où la diversité des manières d’être, de vivre et de désirer soit acceptée comme une chance, sans que, pour autant, cette diversité soit diluée dans la réduction à un plus petit dénominateur qui efface toute différenciation.
D’une société où, malgré le déploiement du virtuel et de l’intelligence critique, les mots les plus simples – père, mère, époux, parents – gardent leur signification, à la fois symbolique et incarnée.
D’une société où les enfants sont accueillis et trouvent leur place, toute leur place, sans pour autant devenir objet de possession à tout prix ou enjeu de pouvoir.
J’ai envie d’une société où ce qui se joue d’extraordinaire dans la rencontre de l’homme et de la femme continue à être institué, sous un nom spécifique. »
N’est-ce pas en effet le désir de chacun, quoiqu’il pense de l’homosexualité et du mariage pour tous ?
Thierry Boutet