Article rédigé par Jacques Bichot, le 07 novembre 2012
Les premières indications relatives au contenu du rapport Gallois sur la compétitivité semblent montrer qu’une fois de plus le problème a été abordé de manière dirigiste et avec une certaine étroitesse de vue.
Dirigisme : il en faut pour confier à l’État le soin de diminuer le coût du travail, qui est (ou devrait être ?) le résultat d’une confrontation entre l’offre de travail émanant des personnes aptes à exercer une activité professionnelle, et la demande de travail que formulent des organismes ou des individus à la recherche de salariés.
Étroitesse de vue : la conception des « charges » patronales qui sous-tend les innombrables propositions de diminution des cotisations employeur en vue de diminuer le coût du travail découle d’un dogmatisme selon lequel la sécurité sociale ne peut que s’identifier à l’État, et les cotisations à des prélèvements obligatoires sans contrepartie. Moyennant quoi on ne se pose pas la question clé : quelle protection sociale est-elle favorable à l’emploi et à la compétitivité ?
Nous n’avons pas de vrai marché du travail
Ouvrons le premier manuel d’économie qui nous tombe sous la main : le contrat de travail y est défini comme la location d’une compétence moyennant un certain prix. Celui qui détient cette compétence accepte de la consacrer, dans certaines conditions, aux tâches qui lui seront indiquées par son employeur, et celui-ci s’engage à payer en contrepartie un certain salaire.
Les manuels font souvent comme si la notion de salaire allait de soi. Dans les pays développés, ce n’est pas le cas. Le travailleur considère généralement que sa rémunération est la somme qui, à la fin du mois, est créditée à son compte en banque : le salaire net. L’employeur, lui, estime que le prix du travail est ce qu’il doit débourser (ce qui est débité de son compte) pour s’attacher les services de son salarié : le salaire super-brut, somme du salaire net, des cotisations employé, et des cotisations employeur. Pour tout compliquer, les cotisations sont calculées en pourcentage d’un « salaire brut » qui n’a ni signification économique ni réalité tangible : il sert seulement à calculer le salaire net par soustraction des cotisations salariales, et le super-brut par ajout des cotisations patronales.
On se trouve ainsi dans une situation où il n’existe pas un prix pour tel travail (disons 150 h de vendeur dans tel magasin) mais deux prix, l’un pour le travailleur (le salaire net) et l’autre pour l’employeur (le salaire super-brut). L’écart entre ces deux prix est, en France, d’environ 100 à 180.
Comment est-il possible de s’entendre entre acheteur et vendeur, de contracter en connaissance de cause, si le prix auquel se réfère l’acheteur (ici, l’employeur) n’est pas le même que celui qui importe au vendeur (ici, le salarié, ou le candidat à un emploi salarié) ? On est dans une situation de Tour de Babel, où l’incompréhension engendrée par l’absence de référentiel commun (de mot ayant la même signification pour les deux parties) débouche sur des catastrophes.
Incroyable mais vrai : quasiment personne ne s’occupe de ce dysfonctionnement majeur de nos marchés du travail, de ce manque dramatique d’un prix commun qui puisse constituer la variable d’équilibre du marché. Quand les échanges sont bien organisés, le prix d’équilibre est celui pour lequel l’offre (à ce prix) est égale à la demande (à ce même prix). Cette méthode est la plus efficace qui ait été trouvée pour donner satisfaction au plus grand nombre possible d’acheteurs potentiels et de vendeurs potentiels. Si l’on veut le bien des personnes (qui proposent leurs services sous réserve d’en obtenir un prix convenable) et des entreprises (qui sont disposées à acheter certains de ces services à condition que leur prix ne soit pas excessif), le marché du travail pourrait être un bon instrument. Il ne l’est pas parce qu’il est dépourvu de variable d’équilibre, de mesure des prix[1] commune aux acheteurs et aux vendeurs.
Comment instaurer un vrai marché du travail ?
L’expression « charges sociales » est un cri de détresse des entreprises. Confrontées à cette dualité du prix du travail, elles clament leur insatisfaction, leur souffrance d’être plongées dans un marché aussi mal organisé. Hélas, les organisations patronales, n’ayant pas analysé le problème, se contentent de réclamer des allègements de charges, au lieu de proposer et de revendiquer la suppression de tout ce qui rend le prix pour l’acheteur de travail (l’entreprise) différent du prix pour le vendeur de travail (le salarié). Il leur faudrait une vision systémique, stratégique ; elles ne disposent que d’un sentiment confus d’injustice débouchant sur une tactique de recours aux pouvoirs publics pour en obtenir quelques privilèges. Quelle tristesse !
D’autant que, une fois compris le problème, la solution est fort simple : supprimer toutes les cotisations patronales, les remplacer par des cotisations salariales, et rendre celles-ci productrices de droits sociaux pour qu’elles deviennent visiblement des achats de services réalisés à l’aide d’une partie de la rémunération versée par l’employeur. Pour que tout soit parfaitement clair, le mieux serait de verser sur le compte du salarié la totalité du salaire super-brut et de remplacer les retenues à la source par des virements automatiques des comptes des salariés sur ceux des organismes sociaux. Ce « mieux » soulevant divers problèmes techniques, la retenue à la source des cotisations salariales telle qu’elle se pratique actuellement constituerait une étape intermédiaire convenable.
Bien entendu, si je propose une telle réforme c’est après avoir vérifié qu’elle ne pose aucun problème ni aux entreprises, qui débourseront toujours les mêmes sommes, ni aux organismes sociaux, qui encaisseront toujours autant, ni aux ménages, dont les ressources nettes ne seront pas modifiées. Un exemple suffira pour le comprendre : si les cotisations employé sont de 20 % du salaire brut, et les cotisations employeur de 40 %, un salaire brut de 2 500 € donne lieu à 1 000 € de cotisations patronales et 500 € de cotisations salariales ; le salaire super-brut (prix de ce travail pour l’entreprise) est 3 500 €, le salaire net (versé au compte du salarié) 2 000 €, et les organismes sociaux obtiennent 1 500 €. Une retenue de 42,86 % sur le super-brut (3500 €) déboucherait pareillement sur un net de 2 000 € et 1 500 € pour les caisses de la sécurité sociale, de pôle emploi etc.
Alors, direz-vous, quelle différence ? Une complète différence, pourvu que les droits sociaux soient clairement achetés par cette retenue sur salaire (ou mieux, dans un second temps, par des prélèvements automatiques sur les 3 500 € intégralement crédités au compte du travailleur). En effet, dès lors que les cotisations (exclusivement salariales) constitueront un achat de services de protection sociale, elles apparaîtront comme une utilisation parmi d’autres de la rémunération obtenue de l’employeur (3 500 € dans notre exemple), analogue au loyer ou à l’abonnement internet.
Dès lors il n’y aura plus deux prix du travail, l’un pour l’entreprise et l’autre pour le salarié, mais un seul prix, le salaire super-brut, qui pourra d’ailleurs être dénommé tout simplement « salaire ». Et les entreprises auront seules la responsabilité de la partie de leur compétitivité qui dépend du coût du travail : à elles de négocier avec les salariés en puissance des salaires leur permettant d’être bien placées dans la concurrence internationale. Plus question d’aller gémir auprès des pouvoirs publics pour obtenir des subventions déguisées en allègements de charges. Le patronat retrouvera sa dignité, aujourd’hui perdue en mendiant des subsides.
La résurrection des assurances sociales est nécessaire
Tous ceux qui en ont assez de voir le génie français abaissé au point de ne plus produire que des projets de tripatouillage de prélèvements obligatoires comprendront la portée de ce qui leur est proposé : l’instauration d’un véritable marché du travail est en effet le côté pile d’une pièce dont le côté face est le remplacement de l’État providence par d’authentiques assurances sociales.
L’État providence est la négation de l’échange social. Il accorde des droits sans contreparties (des « droits à ») et les finance à l’aide de prélèvements obligatoires sans contreparties (des impôts, même si certains gardent le nom de cotisations sociales). La fiscalisation des ressources de la sécurité sociale à laquelle il a procédé, et qu’il accentue au fil des ans, s’impose en envahissant le vocabulaire : ainsi parle-t-on de taxation du travail pour désigner les cotisations sociales, patronales et même salariales. Ainsi le paradigme de l’État providence devient-il une évidence qui ne prête plus à discussion, une sorte d’état naturel de la société, alors même que rien n’est plus artificiel. Un choix de société totalement arbitraire est présenté et accepté comme allant de soi. Or c’est ce choix de société qui nous prive d’un marché du travail digne de ce nom, et qui ce faisant obère la compétitivité de nos entreprises. Dédaigner la logique de l’échange en matière de protection sociale conduit à la marginaliser dans tous les domaines. Hélas, ce choix mortifère semble être commun à la majorité de la droite et à la majorité de la gauche.
A quelque chose seront donc bons les malheurs de notre compétitivité s’ils nous permettent de prendre conscience de l’impasse à laquelle nous conduit l’étatisation des assurances sociales. Pour avoir un vrai marché du travail, les cotisations sociales doivent acheter des services : cela veut dire substituer le paradigme des assurances sociales (auxquelles chacun achète sa couverture, d’une façon qui va être précisée) à celui de l’État providence.
Comment ressusciter les assurances sociales ?
Comment faire ? Il ne s’agit pas de confier l’assurance maladie à Axa et les retraites par répartition à la CNP ou à la CDC. Il s’agit de réformer l’assurance maladie conformément aux principes de l’assurance mutualiste, c’est-à-dire une assurance où les primes sont proportionnelles aux revenus, de façon à ce que le prix élevé payé par les riches comble le trou que creuse la modicité des sommes en provenance des pauvres[2]. Il s’agit aussi d’organiser un véritable échange entre générations successives, en créant les liens voulus entre la politique familiale, la formation initiale et les retraites par répartition. En un mot, l’attribution des droits à pension se ferait au prorata des investissements réalisés dans la jeunesse (cotisations famille, contributions finançant le système scolaire et universitaire, apport spécifique des parents) et les cotisations vieillesse deviendraient juridiquement ce qu’elles sont économiquement : les dividendes versés par les travailleurs, porteurs de capital humain, à l’organe représentatif de tous ceux qui les ont aidés à devenir des adultes productifs[3].
De telles réformes transformeraient la totalité de nos cotisations sociales, et une partie non négligeable de ce qui nous est actuellement prélevé par l’impôt, en opérations financières non marchandes : achats de services d’assurance, épargne servant à la formation des nouvelles générations, redevances versées en contrepartie de ce que nous avons reçu dans notre jeunesse. L’échange solidaire remplacerait les « droits à » financés par des prélèvements obligatoires sans contrepartie, et la totalité du coût du travail pour l’employeur apparaîtrait enfin comme constituant le salaire. Il ne serait plus besoin d’intervention de l’État pour alléger le coût du travail : ce serait aux employeurs, aux salariés et aux organisations des uns et des autres de trouver, par la négociation, le chemin d’une modération salariale capable de redresser la France comme avant elle l’Allemagne.
Le doigt, la lune et le patronat
Envoûtées par le chant des sirènes étatiques, les organisations patronales sont pour l’instant imperméables à ces analyses rationnelles et aux idées libérales et humanistes avec lesquelles elles forment un ensemble cohérent. Il ne semble hélas pas que le rapport Gallois sera de nature à leur faire prendre conscience des transformations profondes qui sont nécessaires. La perte de compétitivité de nos entreprises est un doigt tendu qui désigne la lune de nos erreurs étatiques. Comment donc appelle-t-on celui qui, obnubilé par le doigt, ne porte pas son regard dans la direction qu’il indique ?
[1] Il en va du marché du travail comme du marché boursier : s’y négocient des centaines de compétences différentes (des centaines d’actions différentes), il n’existe donc pas un seul prix mais des centaines (les prix de chaque titre, ou de chaque qualification). L’important est que dans chaque cas le prix se mesure de manière identique pour l’acheteur et pour le vendeur.
[2] Pour plus de détails, voir notre article « L’assurance maladie étatisée n’est pas viable, passons à la mutualité », La Croix, 12 septembre 2012.
[3] Pour plus de précisions, voir par exemple mon ouvrage Urgence retraites, petit traité de réanimation, Le Seuil, 2008. On trouvera aussi l’essentiel dans Les enjeux 2012 de A à Z, l’Harmattan, 2012.